La temporalité des « hommes de la caverne »

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  • Article ajouté le : 27 Vendredi, 2013 à 18h32
  • Author: babacar diop

La temporalité des « hommes de la caverne »

    Est-il possible pour l’homme de survivre à son temps ? A cette interrogation il faut répondre par un non catégorique. Car la temporalité est une loi universelle et nul ne peut y échapper. Le sujet humain est soumis à la loi du temps. Il est soit un homme du passé, du présent ou du futur. Il ne peut pas y avoir d'autres possibilités. Ce sont là des trivialités que tout le monde sait. Cependant, soit qu'on les ignore royalement, soit qu'on les méprise avec une certaine perfidie. Si le sujet est un homme du passé, alors il n'est plus de ce monde, car le passé est un temps révolu. S'il est supposé vivant après sa mort, alors il vit dans l'au-delà et il faut le laisser se reposer là où il est quelque part au ciel. En réalité l'homme du passé n'existe plus. Si le sujet est un être en vie, il ne peut pas ne pas appartenir à son temps, à savoir le temps présent. Il doit assumer pleinement ses responsabilités d'homme et ne doit laisser personne d'autre agir à sa place. Quant à l'homme du futur, lui il n'est pas encore né, rien de sûr ne peut être dit à son propos et nul ne saurait prédire son destin. C'est un être qui reste encore inconnu. Raymond Aron nous a longuement entretenu sur l'irréversibilité du temps et du devenir. "Le sujet, dit-il, n'est pas un moi transcendantal, mais un être historique". En d'autres termes le sujet est un être soumis à la loi de la temporalité. Au sein de nos sociétés archaïques, certes la méfiance et la suspicion sont de mise quant aux prédictions de l'avenir. Mais le passé exerce encore sur nos esprits une fascination tyrannique lourde. Or "prisonnier d'une époque, intégré à une société, écrit encore Raymond Aron, l'homme se définit en se situant et en se délivrant de la tyrannie du passé par le choix de son avenir". Aron va plus loin lorsqu'il réaffirme avec vigueur que rien ne peut stopper l'évolution: "Le passé, réceptacle ouvert sur l'avenir, dans lequel il pénètrerait à chaque instant, accueillerait ce qui a été, et par conséquent n'est plus. La chaîne se déroule sans terme et il n'y a pas de retour en arrière". L'appartenance à l'histoire ou plus précisément à un moment historique est essentielle. Etre temporel relève de l'essence même de l'homme : "Vivre historiquement, selon Aron, c'est à la fois conserver, revivre et juger l'existence des ancêtres. En ce sens on comprend la formule de Hegel: seules sont vraiment historiques les communautés qui élaborent une science de leur devenir". Il ne suffit pas de vivre le présent, d'y retourner constamment et de s'imprégner de ses valeurs fondamentales, mais il faut aller au-delà de cette imprégnation: oser émettre des jugements de valeur sur l'action des hommes du passé, afin d'avoir une vue juste sur la pertinence ou non de marcher sur les traces des ancêtres. Ainsi les valeurs morales du passé peuvent-elles être rejetées, comme elles peuvent être acceptées et intégrées.

 

   Le philosophe Thao n'a pas dit le contraire, lui qui écrit: "Le subjectivisme/la subjectivité (je traduits de l'arabe, langue où les deux vocables ont le même équivalent dérivé) n'est que l'aspect formel du processus dialectico-réaliste, où toute structure nouvelle supprime la structure ancienne et l'assimile dans la réalité vécue". Sur la base du jugement de Thao, les générations tardives sont contraintes de piétiner, voire de détruire dans leur vécu quotidien le système de perception précédent. Cette table rase, ce piétinement d'anciennes conceptions du monde est dicté par la loi de la temporalité universelle. Tout être vivant est temporel. Tout sujet humain appartient à un temps historique déterminé. Il ne peut pas survivre à son temps ni par ses idées ni par ses actes.

 

   On nous objectera que tous ces postulats majeurs, quoique vrais, sont étrangers à nos systèmes de pensée clos et que leur intégration peut nous faire courir de gros risques d'aliénation. En effet cette objection quoique pertinente, sous certains aspects, est inutile. Car le refus catégorique de ces postulats entraîne inévitablement d'autres risques plus graves. Tant que nos systèmes resteront clos, fermés à l'interaction, nous pataugerons dans notre léthargie innée. La passivité sera toujours collée à notre peau tant que nous ne pensons pas comme pensent tous les autres hommes. C'est donc une objection folle et frivole, parce que dénuée de fondement. Les valeurs de notre passé sont des valeurs mirobolantes. Il ne convient pas que nous soyons prisonniers du passé. Notre passé historique est peuplé de valeurs de fourberie et d'ostentation, pour lesquelles ni les moutons ni les corbeaux ne daignent se battre.

 

   La temporalité est un élément constitutif de la condition humaine. "Les hommes de la caverne" ne pouvaient pas faire l'exception. Bien plus, leur légende confirme la règle. Il s'agit de la légende historique des "sept dormants d'Ephèse". Elle est utilisée pour symboliser des catégories d'hommes et d'évènements particuliers. Elle est notamment l’allégorie d'une vision du monde concernant la place de l'homme dans le temps et dans l'histoire.

 

    De nombreux sujets et thèmes sont abordés à travers la légende des sept dormants de la cité d'Ephèse et beaucoup d'exégètes se sont appesantis  sur  la signification de leur histoire. Mais nous nous limiterons à évoquer un nombre assez réduit d'entre eux.

 

    Le professeur Sadok Mazigh a présenté la légende en ces termes: "le chapitre (coranique) tire son nom de l'histoire des sept dormants d'Ephèse, légende sacrée qui circulait bien longtemps avant l'Islam, tant en Occident qu'en Orient. Le Coran, comme toujours, en retient le côté édifiant, propre à exalter la foi". Evidemment c'est une présentation étriquée par rapport à la richesse et la complexité dramatique et psychologique de l'histoire des sept protagonistes; plus qu'elle est une allégorie visant à inculquer au cœur des fidèles une leçon de haute portée morale.

 

   Abdallah Y. Ali qui a fait un excellent travail de traduction en anglaise du texte coranique, ainsi que d'autres exégètes se sont attelés à donner des détails minutieux sur les péripéties de cet évènement légendaire, dont nous allons présenter un condensé.

 

   Pendant le règne d'un empereur romain cruel, les fidèles chrétiens étaient persécutés, torturés. Ainsi sept jeunes gens parmi eux, habitant Ephèse en Asie Mineure, quittèrent la cité pour se sauver et sauver leur foi monothéiste, et se cachèrent dans la caverne d'une montagne environnante. Ils furent découverts par la soldatesque impériale et un mur fut érigé sur eux pour que la caverne leur servît de tombeau. Ils finirent ainsi par faire leur dernière prière, mais au lieu de mourir ils se sont endormis à l'intérieur de la grotte pendant plus de trois siècles. Lorsque le mur fut démoli plus tard les jeunes gens se sont réveillés en perdant toute notion de temps et de durée. L'un d'entre eux s'est rendu à la ville pour l’achat de provisions. Sa surprise était immense à la vue des changements intervenus. En effet la religion monothéiste que l'on persécutait tant est devenue la mode, elle a même acquis le statut de religion d'Etat. Une attention curieuse portait sur les survivants. Les habits grotesques de l'homme fraîchement sorti de la caverne, son langage pittoresque et la pièce de monnaie étrange qu'il tenait entre ses mains signifiaient qu'il était d'un autre âge, d'un monde disparu. Les protagonistes se sont réveillés après un sommeil de tant de siècles, de tant de générations. Ils n'appartenaient plus au monde d'alors, ils ont épuisé leur existence. Ils ne pouvaient plus vivre au-delà de leur temps, ils appartenaient au passé et devaient y retourner. Ils retournèrent à la caverne donc à l'éternité, morts cette fois-ci pour de bon. Une inscription contenant leurs noms fut apposée au seuil de la caverne.

 

   Concernant cette histoire aucune date sure n'a été avancée quant au début et à la fin de leur sommeil. Aucun lieu sûr n'a été précisé quant à l'emplacement de ces évènements. Il est quand même supposé qu'ils avaient eu lieu entre le 3e et le 5e siècles de notre ère, dans la ville d'Ephèse qui se situait  sur la côte ouest de l'Asie Mineure. Le texte coranique n'a pas donné des précisions historiques et géographiques. Le Coran, comme l'a bien constaté Sadok Mazigh, se borne à retenir de cette histoire le côté édifiant pour stimuler la foi. Auerbach a caractérisé ce type narratif en ces termes: "La seule face des évènements qui se trouve extériorisée est celle qui importe au but de l'action, le reste demeure dans l'ombre; l'accent n'est mis que sur les moments décisifs de l'action".

 

   La légende des sept dormants d'Ephèse est devenue une source intarissable de leçons de moralité. Elle est vue, sur le plan purement philosophique, comme un beau symbole de la lutte entre la vie et le temps. Or dans cette lutte à mort les forces du temps sont victorieuses. D'où le reproche fait aux  dramaturges qui ont restructuré la légende, pour leur conception défaitiste et réactionnaire, et pour n’avoir pas permis aux protagonistes de se réveiller et de s'adapter au temps et à l'histoire. Le monde d'aujourd'hui est un monde cruel. Faute de pouvoir s'y accommoder, l'homme n'a qu'une seule alternative: le retour dans les grottes pour s'emmurer vivant, et en suite mourir d'une mort définitive.

 

   Ghaly Coukri, par contre, voit que ce drame symbolique représente une action révolutionnaire en montrant que le passé ne doit pas entraver le progrès et le devenir. L'homme du passé doit être définitivement enterré.

 

    Le jugement que je vois être le plus objectif, le plus réaliste, émane de Mr Tachefine, un éminent professeur à la faculté des lettres de Fès. Selon lui ce drame symbolique a pu extirper l'homme de l'histoire, pour le lancer dans le courant de la durée, afin de prouver qu'il est condamné à vivre dans un cadre spatio-temporel déterminé. L'homme ne peut pas dépasser les limites du temps.    

 

   Abdallah Y. Ali également y voit une merveilleuse allégorie, et il s'est efforcé à en tirer des enseignement majeurs dont: la relativité du temps; le caractère illusoire et éphémère de la position sur terre de l'oppresseur et de l'opprimé, du persécuteur et du persécuté; la certitude de la résurrection finale avec le triomphe et la restauration des valeurs sures;  enfin les énormes potentialités de la foi pour conduire son homme à la vérité totale. "Ils étaient comme morts, commente le traducteur anglophone, leur connaissance et leurs idées restaient fixées à l’instant où ils entrèrent dans la caverne. C'est comme si une horloge s'est arrêtée, et celui qui la tient par la suite ne peut que retenir le moment de l'accident". Juste après le réveil temporaire, les jeunes gens percevaient le monde extérieur sur la base de la mémoire du temps passé. Dans certains prolongements dramatiques contemporains de la légende, les jeunes protagonistes tentaient de s'accrocher à un temps qui n'était pas le leur. Mais le temps historique les avait abandonnés. En conséquence ce serait une impertinence caractérisée de les juger sur la base de leurs atermoiements et leurs hésitations. Les notions relatives au temps sont déterminées par les expériences intérieures, psychologiques. Mais de surcroît, l'environnement avait figé leurs pensées depuis leur entrée dans la caverne. Pour eux le monde où ils vécurent et qu'ils laissèrent derrière eux restait dans le même état qu'à leur entrée dans la grotte. Cette situation de doute et d'incertitude chez les protagonistes ne pouvait pas perdurer. Il fallut donc aux hommes de la caverne de mourir. Ils n’étaient pas morts au moment où ils ont gagné la caverne. Il fallait qu’ils revinssent à la vie à nouveau pour leur ultime trépas. Nul ne peut échapper à la mort. La mort est inévitable. L’essence véritable de l’humain c'est d’être mortel, donc  temporel. Il faut en conséquence laisser les hommes décédés se reposer là où ils sont dans l’au-delà. Ne les faisons pas revenir à la vie pour intervenir dans les affaires des êtres vivants.

 

  Il est urgent d'insister sur la moralité du drame des sept dormants d'Ephèse d'autant plus que nous excellons à l'accueil des nouveau-nés, et que nous ne savons pas enterrer nos morts. Aussitôt qu'ils sont ensevelis, ils se ressuscitent de leurs tombes et interviennent dans la gestion des affaires de nos cités et nos vies.

 

 

                                               Babacar Diop

 

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