Le statut des grandes figures dans le drame historique

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  • Article ajouté le : 31 Mercredi, 2013 à 19h41
  • Author: babacar diop

Le statut des grandes figures dans le drame historique

    Dans la production théâtrale locale le drame historique devient de moins en mois présent. Ce genre cède la place au profit du théâtre de critique sociale dont la thématique principale porte sur les fléaux sociaux, la dégradation des mœurs, l'hypocrisie des adultes, la délinquance juvénile, le conflit des générations, la crise de l'adolescence, la corruption, etc.. On constate, dans cette dynamique, que les nouveaux hommes du théâtre se sont mis à l'école des dramaturges anglophones africains qui, dès le lever du soleil des indépendances africaines, furent à l'œuvre pour critiquer, dans leurs œuvres et sur un ton acerbe, les fléaux qui gangrenaient et gangrènent encore la sociétés africaines postcoloniales. L'art dramatique, aussi bien écrit que mis sur scène, n'attache plus beaucoup d'intérêt à l'histoire, contrairement à la structuration dramatique d'antan. Ce phénomène du recul, cette méfiance vis-à-vis de l'histoire se cristallise sur deux axes indissolublement liés: les événements et les hommes. En effet des événements réellement produits sont soit niés et rejetés, soit royalement ignorés. De même, des faits irréels et inexistants sont arbitrairement attribués à des individus historiques.

 

1-les données historiques

 

      Le recul du drame historique s'explique par de nombreuses raisons dont on note les difficultés que l'on rencontre lorsqu'il s'agit de traiter de l'histoire réelle des hommes du passé. La question, en effet, ne porte pas sur le traitement des faits historiques, mais plutôt sur l'objectivité de ce traitement. Pour le dramaturge comme pour l'historien ce n'est pas chose aisée de vaincre et de transcender "les limites de l'objectivité historique", selon la formule du philosophe français Raymond Aron.

 

  Au risque de défigurer l'histoire, on ne peut pas changer le passé. Même si l'histoire est qualifiée de "science totale", les échecs potentiels de l'objectivité historique sont énormes. La science en dernière analyse est la description rigoureuse des faits réels. Or l'histoire en est une qui s'attache à la description de faits réellement produits.

 

   L'historien est placé devant un dilemme: soit qu'il écrit l'histoire soit qu'il invente des légendes. C'est souvent à la seconde alternative que va sa prédilection, s'il est étouffé par les contraintes de son historicité ou asphyxié par le contexte sociologique de son temps. Si la seconde piste est privilégiée, c'est qu'elle présente moins de péril et offre plus de possibilités quant à l'adhésion des masses populaires. Avec les légendes les foules délirent plus qu'avec les faits historiques réels. L'objectivité historique est la problématique majeure, davantage pour l'historien que pour le dramaturge. En effet l'histoire pour le dramaturge se réduit à un décor, voire une toile de fond de la structuration dramatique. Le dramaturge n'a pas la prérogative d'émettre un jugement de valeur sur le contenu de l'histoire. Il ne se pose pas la question de savoir si l'histoire est vraie ou fausse, si elle est authentique ou inauthentique. Son intérêt pour l'histoire se limite à savoir dans quelle mesure le fait historique est susceptible de servir d'arrière-plan à l'action dramatique.

 

 

2-les figures historiques

 

   Le traitement des grands hommes de l'histoire s'avère plus délicat pour le dramaturge que l'exposition des faits qui se sont réellement produits. Il est toujours facile de créer des légendes à la place des faits historiques. Alors que l'histoire inquiète, dérange, la légende taillée sur mesure rassure et donne du confort. Qui d'entre nous voudrait que l'histoire de sa famille soit fidèlement narrée? L'histoire réelle d'un emblème historique n'est-elle pas dégoûtante pour des admirateurs qui aspirent à la grandeur historique afin de récolter des retombées idoines? La traite négrière, pour ne citer que cet exemple, reste un fait de l'histoire. L'île de Gorée est là toujours debout comme témoin oculaire, et à l'occasion de la visite des ôtes de marque, l'île mystérieuse se dresse pour parler aux vivants et aux morts, en remuant le drame enseveli du passé. Malencontreusement toute la vérité historique n'est toujours pas dépouillée. Gorée n'accuse, dans ses multiples récursoires, que l'homme blanc venu de l'au-delà des eaux océaniques. Mais qui parmi les roitelets autochtones faisait le sal boulot d'aller capturer en terre ferme les paisibles hommes et femmes, futurs esclaves d'alors, et les vendre ligotés à l'homme blanc? Les esclavagistes locaux n'étaient–ils pas plus cruels que leurs homologues d'Europe et d'Amérique? Qui étaient-ils? N'ont-ils pas des noms propres? L'histoire les a-elle oubliés? Voila le dilemme auquel fait face non seulement l'historien mais surtout le dramaturge. On ne sait même pas s'il s'agissait de héros ou de comparses de l'Histoire qui se sont adonnés à cette pratique odieuse.

 

  Je voudrai conclure en évoquant un débat houleux  auquel j'ai participé et qui est initié par le journal du Proche-Orient, sur la question du statut des figures emblématiques dans le drame historique et ce évidemment dans un contexte culturel étranger. Le texte arabe que j'ai convoyé résume ma position sur cette question esthétique de haute portée. Je le reproduit ici pour le lecteur francophone:

 

   La compétence artistique ainsi que la vision esthétique adéquate impliquent toutes les deux que les grandes figures historiques ne servent que d'arrière-plans aux événements dramatiques. L'homme historique doit fournir l'élément principal du décor. Il est l'un des indices du temps historique. C'est un repère différent des autres personnages en mouvement et en progression et n'a que peu de rapport à l'action dramatique réelle en cours dans la toile de fond. Une structuration dramatique de ce genre peut être acceptée par le public et présente moins de risque de rejet et de désapprobation de la part de ce dernier. Les grands hommes sont, pour le récepteur ordinaire, des êtres transcendants aux circonstances spatio-temporelles du présent. Ce ne sont guère des entités immanentes, et le récepteur rejette catégoriquement qu'ils soient comme telles. C'est une exigence que le dramaturge traite les héros historiques sur cette base esthétique comme personnages conformes, sur toute la ligne de l'action, à l'image idéalisée et fixée dans la conscience et même dans le subconscient du public pour qui il est inacceptable de réduire ses propres figures emblématiques à de simples individus ordinaires avec leur lot de défauts intellectuels et physiques, quelle que soit  la portée de la perfection dans la description, l'exécution et la structuration. L'imagination du dramaturge ne saurait traiter des caractéristiques immuables des grands hommes de l'histoire que dans une perspective étroite et limitée. L'unique issue pour lui est la création de comparses plus libres en mouvement et en progression, qui à la fois véhiculent le message de l'artiste et déterminent le sens ultime du drame historique.                                                                            

                                           Babacar Diop

                                       Professeur d’arabe  

                         Lycée Mixte Maurice Delafosse

                                                Dakar.

 


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