Le télescopage des systèmes culturels

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  • Article ajouté le : 17 Mercredi, 2013 à 23h01
  • Author: babacar diop

Le télescopage des systèmes culturels

  Le rédacteur  de ces lignes est un arabophone dont le principal outil de travail est la langue de « dâd », expression désignant la langue arabe et signifiant en même temps que la lettre en question n’est contenue dans aucun autre système linguistique au monde. Voila en conséquence un médium linguistique hors du commun, et avec lui, un usager hors du commun. L'acquisition de ce medium nous a conduits à l'abandon provisoire de notre terre natale pendant une décennie totale. Nous avons vécu plus que quiconque le drame du choc des cultures et des civilisations sous sa forme la plus tragique. Dans cette tragédie il ne s’agit pas de racisme ni de xonophobie. Notre séjour dans le monde arabe était pour des raisons d’études. Ce statut nous a valu un capital de sympathie et d'estime considérables au sein des populations. Il est indéniable que des comportements racistes et xénophobes  se manifestèrent ça et là, et d’un moment à l’autre. Mais dans l’ensemble il s'agissait de cas isolés. Lorsqu’on passe en effet une décennie complète dans une zone géographique inconnue et hostile au prime abord, une seule impression reste dominante : elle est née du sentiment que les âmes qui entourent l’étudiant venu d’Afrique noire sont des âmes accueillantes et que l’environnement lui est propice pour qu’il puisse mener ses études jusqu’à leur terme. Si un choc se produit inopinément c’est surement à un niveau sociologique différent. La sociologie du monde arabe met souvent l'accent sur les traits caractérologiques qui le mettent non seulement à l'écart des peuples du globe, mais surtout en face-à-face avec tout autre monde. Nous ne prétendons pas que tout est à rejeter dans cette méthodologie, mais pour une large part ce sont des clichés et des idées toutes faites qui la sous-tendent. Pour l'étudiant issu du continent noir, le choc est inévitable et prend parfois des proportions considérables d'autant plus qu'il quitte sa terre natale à destination du monde arabe dans une euphorie totale indescriptible. En effet l'étudiant noir a certain nombre de traits de caractère introuvables chez des populations arabes qui, parfois, ne voient qu'une raison unique de son séjour parmi elles: l'hostilité de l'environnement africain naturel. Il est là chez elles, non pas parce qu'il est en quête du savoir, mais parce qu'il ne trouve chez lui les moyens élémentaires nécessaires pour son existence. C'est ainsi que l'incompréhension mutuelle s'installe et s'amplifie et que le télescopage devient du coup inévitable.

 

  Les niveaux auxquels le choc des civilisations peut se produire sont, selon notre expérience personnelle, ceux du langage, de la morale publique et de la religion. 

 

1-   Le langage

 

 L'arabophone africain est étouffé, asphyxié par le langage ordurier dont il est agressé nuit et jour. Il serait fastidieux d'énumérer les termes et les expressions usées dans la seule finalité de le décrire et de le dépeindre. Mais tout le vocabulaire raciste se réduirait à une seule sémantique, c'est celle de n'être que "la chèvre de la jungle", à défaut d'être "esclave". Toute parole adressée aux élèves et étudiants africains est sans doute une parole suspecte. Même la simple demande sur l'heure qu'il fait peut devenir une agression verbale.

 

   L'arabe est une langue à forte dose métaphorique. Sans doute le décodage du langage métaphorique représente d'habitude une aventure cognitive périlleuse notamment pour un novice venu d'autres horizons, voire même pour des arabisants de formation que nous étions. Dans certaine presse du Proche-Orient fut évoquée, il y a de cela quelque temps, l'origine du prophète Moïse. Nous avons pris part au débat en rappelant les conclusions de chercheurs relatées par un hebdomadaire américain, selon lesquelles Moïse était un homme noir, originaire de l'Afrique préhistorique, tout comme Loqmane d'ailleurs. Evidemment tout n'est pas certitude totale dans la préhistoire. L'un des lecteurs arabes s'est violemment insurgé à ces assertions, feignant ignorer royalement que dans la religion musulmane les couleurs de la peau n'ont aucune valeur ni intrinsèque ni extrinsèque. Le lecteur était allé même très loin dans l'indignation en citant et interprétant comme bon lui semblait des versets coraniques de haute portée symbolique et métaphorique. En effet selon le Coran, au jour de la résurrection il y aura d'un côté des visages blancs et de l'autre côté des visages noirs. Ceux qui ont le visage noirci sont interrogés sur leur état: ils sont coupables d'apostasie. C'est la cause de leur malédiction. Quant aux autres ayant le visage blanchi, ils se trouvent dans un état de grâce, couverts de la miséricorde divine totale.(v. Coran, III, 106-107).

 

   On ne peut absolument pas ne pas interpréter le code métaphorique de ce langage. C'est faire preuve de mauvaise foi que de s'en tenir à la surface du sens littéral de ce haut verbe divin. En effet les deux couleurs antinomiques: blanc et noir, dénotent l'état de grâce et de candeur pour le premier, et l'état de disgrâce et de malédiction pour le second.

 

   S'agissant de la couleur supposée noire de Moïse, elle est la clé de l'un des nombreux miracles produits par Moïse lui-même face à l'arrogance de Faraon: sa main blanche. Si la main blanche est miracle, c'est que le reste du corps est noir  

 

             

 

2-    La morale publique

 

   Celui qui vient de débarquer en terre arabe est d'abord frappé par le caractère rigide de la morale publique dans cette terre. Contrairement à ce que l'on peut penser, cette rigidité n'est pas fondée sur la religion, mais plutôt sur la tradition millénaire. L'étudiant africain, quant à lui, est issu d'une société où la morale publique est moins rigide, moins contraignante, voire même plus flexible, et dont les moeurs sont plus susceptibles à l'évolution. Néanmoins il faut remarquer que l'évolution des moeurs n'est pas toujours salutaire. Elle peut bien saper les fondements mêmes du système moral d'une société. Cela parce qu'elle se produit au contact d'autres us et coutumes différents. Les coups subis peuvent être fatalement durs et énormes pour le système moral le plus faible. Un observateur du monde arabe a remarqué il y a de cela quelques années que, au moment où la morale publique accepte la retrouvaille au quotidien d'un homme et une femme enfermés seuls dans un bureau durant une journée entière, évidemment pour des raisons de travail, cette même morale n'accepte pas qu'ils se retrouvent tous les deux assis ensemble côte à côte sur les bancs d'un jardin public au vu et au su de tout le monde. C'est là l'une des ambiguïtés de la morale publique.

 

   Pour le moraliste français Bergson la morale commune aura un caractère conservateur et conformiste chez le citoyen bien discipliné, ce n'est presque plus une obligation, c'est une habitude. La conception bergsonienne de la morale publique est doublement intéressante: elle montre d'abord que la morale publique est basée sur le conservatisme et qu'elle prend à la longue l'allure d'une habitude. L'habitude étant une seconde nature, alors rien n'y fait. On ne la change pas. La société locale fera tout afin d'imposer le respect de ses normes morales. La répression est toujours imminente comme l'épée de Damoclès pour tout intrus qui ose défier l'autorité morale de la société. Il est toutefois indéniable que si la religion musulmane avait fourni la base morale de toutes les sociétés arabo-islamiques de notre temps, les heurts et les chocs pouvant se produire de toute rencontre nouvelle, seraient moins violents, plus faciles à atténuer.

 

3-    La religion 

 

  L'accent est souvent mis sur le primat de la religion. Même pour le principal concerné,  l'étudiant africain, la primordialité de la religion demeure indéniable, indiscutable. Mais pour une catégorie de ceux qui l'accueillent, elle est tenue pour un écran de fumée derrière lequel ils se cachent afin d'agir dans l'ombre la plus touffue, pour le seul but de le subjuguer, de le dépouiller  des composantes élémentaires de sa personnalité, de son originalité et de son histoire. Pour certains intellectuels du monde arabe, tout musulman est arabe; tout arabophone peut et doit même se réclamer de la grande nation arabe. Mais il faut préciser que ces croyances naïves n'émanent d'aucune volonté de puissance, et que ceux qui les professent ne sont animés d'aucun désir de domination. L'unique volonté que ces erreurs expriment est celle de faire tomber les barrières linguistiques, ethniques et tribales. L'islam est une religion qui depuis son apparition ne cesse de transcender les barrières et les frontières de toute sorte. Seulement cette volonté noble d'ouvrir largement les perspectives peut produire des effets négatifs en provoquant des réactions de refus et de repli sur soi.

 

  Un autre phénomène peut faire l'effet d'étonnement sur l'âme du nouveau venu: c'est la forte présence des sectes qui déchirent le monde arabe. Apparemment l'étudiant noir peut ne pas être concerné et ainsi prendre ses distances.  C'est là où se trouvent les difficultés réelles. Les courants idéologiques n'ont de cesse de harceler l'étudiant africain, et ne le laisseront jamais indifférent. La vie et la survie des courants idéologiques religieux dépendent largement de leur guerre fratricide. Ils s'affront mortellement et travaillent d'arrache pieds afin de l'entraîner et le conduire au champ de bataille idéologique et peuvent faire de lui une pièce à conviction pour les concitoyens réticents et hésitants locaux, et au retour à son pays d'origine, parmi les siens, l'ex-étudiant africain pourra continuer vaillamment la lutte contre les idéologies destructrices qualifiées d'impies. S'il refuse toutes les offres, c'est l'excommunication, sinon la banalisation, dont il court le risque.

  

   Quoiqu'il en soit le système religieux commun met à la disposition de la vaste communauté des mécanismes d'unification et d'uniformisation qui, si usés à bon escient, ne produiront que des effets positifs, et à coup sûr ils réduiront au minimum les possibles chocs et heurts psychologiques et sociologiques que l'on redoute tant lors du télescopage des systèmes culturels.  

 

 

Babacar Diop

Professeur d’arabe

Lycée Mixte Maurice Delafosse

Dakar.

 


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le Jeudi 15 Août, 2013 à 09:33:59RépondreAlerter

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