Les orientations d’un philosophe

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  • Article ajouté le : 18 Mardi, 2014 à 15h02
  • Author: babacar diop

Les orientations d’un philosophe

   Aujourd’hui, le rédacteur de ces lignes sort quelque peu de l’ornière et s’écarte volontiers des sentiers battus en ne commençant son pamphlet par des éloges chantés à la gloire de Souleymane Bachir Diagne, penseur et philosophe émérite qui a su élever très haut la barre, pour terminer son analyse avec des observations critiques modestes. Il est indéniable que Bachir force l’admiration et le respect. Ainsi la tentation de succomber aux éloges servis avec abondance à son égard est très forte. Les éloges Bachir lui-même n’a en cure et n’en a d’ailleurs pas besoin. Ce ne sont pas les paroles élogieuses et laudatives qui bâtissent la gloire d’une personne et encore moins celle d’un philosophe qui, à l’instar de Bachir, a pu s’imposer et imposer sa pensée non seulement dans l’espace cognitif et culturel de son pays, le Sénégal, et celui de son continent, l’Afrique, mais aussi celui du monde entier. Ses prouesses analytiques sont l’œuvre de son génie réflexif, et notamment de sa sincérité dans la pensée et la réflexion.

 

   Ces caractéristiques de son discours ontologique l’ont certainement conduit à tâter tous les terrains, à scruter tous les horizons de la pensée pour saisir la vérité et la rendre accessible, grâce à la puissance de ses formules magiques, en faveur de ceux qui n’ont pas les mêmes dispositions d’esprit et d’intellect  qu’il possède. Il ne peut en être autrement, car le rôle du philosophe, comme l'a vu François Châtelet, philosophe populaire français, est de rendre intelligible ce qui est, ce qui existe.

 

     C’es dans cette dynamique que Bacir a élargi ses perspectives et interrogé la pensée de l’Orient après s’être profondément investi dans celle de l’Occident, qui est d’ailleurs le domaine cognitif où il a fait ses preuves au prime abord. Bachir a opéré un choix judicieux en tournant le dos, ne serait-ce que momentanément, à la pensée occidentale et à ses spéculations abstraites. Mais l’écueil déplorable dans la méthodologie bachirienne, c’est de réorienter ses efforts de réflexion vers L’Orient lointain et vers ses idéologies aliénantes, paternalistes. La pensée orientale est devenue, depuis quelque temps, le champ d’investigation privilégié du philosophe sénégalais. Et l’on ne sait pas jusqu’alors les raisons profondes de cette volte-face. La seule hypothèse que l’on peut avancer pour expliquer ce changement de cap est la volonté discrète chez Bachir de suivre la mode. En effet, suite à l’interaction de divers facteurs, le discours sur l’islamologie est très fleurissant, très à la mode dans le temps présent. Les intellectuels les plus admirés, les plus influents pour la masse compacte des lecteurs, restent encore ceux qui tiennent un tel discours.

 

    Néanmoins, dans l’épistémologie des sciences humaines, il est inacceptable de se débarrasser d’une aliénation pour se perdre dans une autre plus contraignante, plus compacte et plus dense. Celui qui a l’heureuse habitude de lire les œuvres Bachir sait en effet de quoi je parle et à quoi je fais allusion.   

 

    Dans la perspective qui lui est propre en tant que philosophe, Souleymane Bachir Diagne ne peut pas ne pas s’intéresser à la condition humaine de manière globale. Mais les généralités et les abstractions risquent toujours d’être équivoques et ambiguës, sans ancrage réel dans un environnent bien défini, bien réel. Pour être en phase avec la réalité environnante, il est impératif de suivre une méthodologie plus concrétiste, plus réaliste. Le réel est l’aliment le plus précieux de la pensée rationnelle. On ne peut pas toujours prêcher dans un désert vide. La pensée abstraite risque toujours de conduire son homme dans les labyrinthes de la spéculation. C’est l’idée même de Youssouf Ali qui, dans un autre contexte, à savoir celui de la concrétude historique de la narration coranique, écrit: « There is no philosophy, no way of life and no religion in the world which expound, from the beginning to the end, everything in the abstract without making any reference to particular cases or concrete examples, for it is simply impossible to build a pattern of life merely in the abstract”. (Il n’y a  ni philosophie, ni style de vie, ni religion dans le monde, qui, du début à la fin, parle de tout dans l’abstraction, sans référence à des cas particuliers ou à des exemples concrets, car il est simplement impossible de construire un modèle de vie dans l’abstraction.)

 

   A l’entame de ses investigations, Bachir devrait se poser préalablement la question de savoir quel est l’impact réel que pourra produire, comme valeur ajoutée, son entreprise cognitive. Que peut-il faire pour contribuer à la compréhension de la condition humaine en Afrique, dans le cadre même de ses investigations sur la pensée du philosophe et poète Mohamed Iqbal, ou dans l’évocation à nouveau de la tempête soulevée par la publication de « L’islam et les origines du pouvoir », ouvrage à tonalité polémique incontestable de Ali Abdourraziq.

 

   Il faut ajouter que la société égyptienne qui fut le champ de cette bataille et de cette tempête, a connu depuis lors une mutation fulgurante qui fait que le débat en question est largement dépassé par les circonstances et par les hommes. Même pour un intellectuel du Proche-Orient d’aujourd’hui, l’intérêt réel que peut susciter la relecture de la pensée de Iqbal et celle de «L’islam et les origines du pouvoir  » ne va pas au-delà d’une simple curiosité historique. L'homme africain, pour sa part, ne porte pour ce sujet qu'un intérêt accidentel. Les arabes eux-mêmes ne se passionnent plus de l'évocation des débats houleux provoqués par la publication de l'ouvrage de Ali Abdourraziq.

 

   Nos liens avec l'intelligentsia du Proche-Orient sont des liens purement affectifs. Les conditions de vie dans les deux zones sont différentes. On ne se partage pas les mêmes vues, les mêmes conceptions de la vie. Les uns se horrifient parfois des coutumes des autres. Les uns ne comprennent pas toujours les réactions des autres aux stimuli de l'environnement extérieur propre. De surcroît, il n'est guère évident que les investigations d'un philosophe de chez nous sur la pensée et la philosophie du Proche-Orient, puissent susciter un intérêt réel de part et d'autre.

 

   Aujourd'hui plus que jamais, chaque nation, chaque époque, comme l'a précisé encore Châtelet, se pense comme centrale. L'Afrique noire - il ne faut pas avoir la fausse modestie pour ne pas se le dire - a le droit de se considérer comme centre dont le reste du monde constituerait la périphérie. Même si cette considération n’est pas catégoriquement fondée, elle est une aspiration légitime. Ce n'est pas une donnée évidente que, en parlant du Moyen-Orient et de ses idéologies, L'Afrique noire, même islamisée, puisse être concernée de près ou de loin.      

 

   En effet, des penseurs comme Iqbal ont conçu une vision du monde cohérente, un système d’idées homogène où seul l’homme oriental puisse se trouver et trouver son image. Il est fort possible que l’africain ne s’y identifie pas et n’y voie ni le reflet de son ego, ni l’image de son identité, ni la logique de son histoire. Car c’est là une ontologie conçue non pas par un philosophe issu de son terroir, mais conçue par un iranien ou un afghan. En conséquence Bachir ferait mieux de réorienter exclusivement sa pensée dans cette direction précise: celle du décryptage des signes dans l'espace africain. Tout autre type d'activité cognitive  verserait  inéluctablement dans l'académisme pur.

 

                                            Babacar Diop

 


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