Pour une lecture arabisante de L’aventure ambiguë

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  • Article ajouté le : 27 Jeudi, 2014 à 08h19
  • Author: babacar diop

Pour une lecture arabisante de L’aventure ambiguë

   Un bon nombre d’arabisants authentiques locaux que nous connaissons, tant au présent que par le passé, ne sont pas de grands lecteurs de romans. Les œuvres de fictions ne les passionnent guère autant que les passionnent des ouvrages de vulgarisation scientifique de toutes sortes, notamment ceux relatifs à l’islamologie. Pourtant c’est la tendance inverse qui devrait se dessiner. Ne sont-ils pas familiers avec des œuvres de fiction comme Les mille et une nuits, fables traduites dans les langues européennes, depuis le moyen âge, à partir de leur version arabe ?  L’aventure ambiguë est certes une œuvre de fiction,  mais elle devrait attirer l’attention du public arabisant plus que tout autre ouvrage du genre, d’autant qu’elle est incontestablement un roman philosophique, une exposition poétique du platonisme le plus radical, une œuvre d’idées qu’il est impératif d’aborder, non pas avec une critique formaliste, mais avec une plénitude d’idées. Il y a eu par le passé des velléités de traduction en langue arabe du roman de Cheikh Hamidou Kane, de la part de certains d’entre nous, les arabisants authentiques. Mais ce furent des projets sans lendemains pour des raisons de circonstances inadéquates. Ce qui veut dire que l’œuvre demeure égale à elle-même : séduisante, envoûteuse et ne laissant aucun lecteur potentiel indifférent. L’auteur de ces lignes lui-même fut tombé sous son charme irrésistible durant les années d’apprentissage à la Faculté des Lettres de Fès, et lui avait consacré une monographie de maîtrise sous le titre : Essai de typologie des personnages de L’aventure ambiguë ; caractéristiques et représentativité. Dans notre typologie, nous avons identifié quatre catégories de personnages représentatifs : les tenants du modernisme libéral, les hommes tournés exclusivement vers le passé historique, les individus traumatisés et enfin l’élite aventurière. Tout cela pour signifier combien ce roman s’attend à être lu et relu par les arabisants de formation que nous sommes, plus que les autres.

 

   La publication du roman dans le monde arabe est d’une date très récente et les réactions enregistrées sont mitigées. Certains arabophones l’ont bien apprécié, mais chez d’autres, la réception est très critique. Un lecteur a émis des réserves quant au chapitre final et avoue ne l’avoir pas compris. Sur le plan de la structuration, certains lecteurs du monde arabe pensent que la maïeutique socratique et le dialogue philosophique ont quelque peu défiguré la structure du roman. En effet, il faut concéder à ce que rien n’est nuisible à l’action romanesque plus que les tirades de philosophie et de morale.

 

   « Mais, écrit Henri Coulet dans Le roman jusqu’à la Révolution, quand l’œuvre est le résultat d’une vision et non et d’un simple jeu d’esprit, quand l’imagination crée et fait vivre un monde cohérent et que le lecteur est intéressé à une histoire, on peut parler de roman.. ». L’armature du roman est donc faite de tout cela à la fois : une imagination fertile, une vision correcte des choses, un univers créé avec cohérence et logique, une fable tissée sur la base des données du réel, etc. Même avec une lecture adéquate, l’arabisant authentique, mieux que quiconque, peut parvenir à une saisie très adéquate du sens ultime du roman.  

 

   Cependant quel sentiment pourrait animer le cœur d’un lecteur arabisant qui viendrait juste de lire L’aventure ambiguë ? Quelles pourraient être ses impressions particulières  à l’immédiat ? Comment procéder au décryptage d’une particularité hypothétique d’une lecture arabisante de l’œuvre ?

 

    Il faut d’abord préciser que les personnages du roman sont, sans exception, fortement  impliqués par l’action et par le drame qui se joue dans l’esprit du protagoniste. La maîtrise esthétique de Kane réside dans ce qu’aucun personnage n’est superflu et ne souffre d’une contingence quelconque. Le drame de Samba Diallo se réduit à la tentative de synthèse entre deux cultures diamétralement opposées. Evidemment aux yeux de l’arabisant que je suis, et pour tout autre lecteur ordinaire, il ne peut y avoir de place pour la lucidité là où s’affrontent deux systèmes culturels antagoniques. Cependant, des points d’interrogation subsistent, qui taraudent l’esprit et l’intellect de l’arabisant plus que tout autre. Dans cette perspective, le personnage le plus insaisissable, le plus inquiétant, le plus redoutable du roman, est celui du Fou. Dans une lecture arabisante, le Fou n’est guère habilité à la fonction que l’auteur lui attribue dans la trame du roman. Ce serait un anachronisme qu’un immature incite à la dévotion jusqu’au recours à la violence. Dans les manuels de vulgarisation cultuelle, le statut particulier non seulement d’un fou, mais également d’un dormant jusqu’à son réveil et d’un enfant jusqu’à l’âge de la majorité leur épargne toute obligation de l’accomplissement des prières canoniques ou de celui d’autres obligations cardinales. L’arabisant authentique comprendrait difficilement qu’un individu inapte puisse assumer une telle fonction d’exécution. Il est stipulé dans les manuels de vulgarisation qu’un musulman qui laisse tomber la prière canonique serait un apostat, donc soumis à la peine capitale. Même dans ce cas de figure, ce serait une commission ad hoc de pratiquants pieux et lucides, et non un fou, qui doit statuer et faire exécuter la sentence.

 

 

    L’arabisant peut être choqué par certains propos blasphématoires, voire même athéistes inclus dans le roman : « clouer Dieu au pilori », « Sauver Dieu » « le monde ne finira jamais », « mettre Dieu entre parenthèses ». Les expressions les plus osées, les plus audacieuses sont celles qui incluent l’idée que le monde occidental, après deux siècles seulement de la Renaissance, décrète la fin de la Transcendance, et que, après la mort de la Transcendance et des valeurs métaphysiques, les occidentaux vont annoncer la mort de l’homme. En effet, ce pas fut allègrement franchi, car Michel Foucault et ses amis, après avoir déifié le langage, ont pris finalement l’existence de l’homme pour une légende, pour une pure fiction. Nul ne peut prédire ce dont le philosophe occidental typique annoncera demain la mort. Mais pour ce qui nous concerne, nous souhaitons qu’ils se limitent à la seule annonce, avec allégresse, de ces morts curieuses et que les décideurs de l’Occident athée ne franchissent jamais allègrement le pas vers l’acte suicidaire de tirer toutes les conséquences logiques et pratiques de pareilles assertions péremptoires. Ce sont certainement là des formules lapidaires qui, lorsqu’elles sont isolées de leurs contextes originels peuvent conduire à de sérieux malentendus et heurter ainsi les consciences orthodoxes.

 

 

  Les traits de caractère du personnage emblématique de la Grande Royale peuvent être troublants, dans la mesure où elle est iconoclaste dans tous les sens, et présente une menace réelle qui guette les symboles et les emblèmes de l’orthodoxie et la tradition ancestrale. Paradigme de l’élite naïve, la Grande Royale pense que la réception de l’éducation par les enfants autochtones assurerait une victoire sur l’Occident. Le résultat de cette naïveté fut la création d’une élite hybride, aliénée jusqu’à la moelle. Les signes les plus tangibles de l’aliénation dont l’élite intellectuelle est la victime, restent encore la pigmentation de la peau, la consommation abusive de l’alcool et l’usage de la cigarette.. C’est une simplicité d’intellect que de croire que l’instruction publique serait une forme de lutte.

 

   Kane lui-même pense, dans un article paru en anglais intitulé :The Clash of Culture and Faith in Colonial Africa : an Ambiguious Adventure, que la fin du roman peut être interprétée comme une phase ultime de réconciliation entre deux ordres opposés : d’une part l’ordre de la foi, de la mort et de la résurrection, et l’ordre de la raison, de la vie et du salut sur terre d’autre part.  Cependant aux yeux d’un esprit orthodoxe, est-il possible que les deux ordres culturels antagoniques puissent jamais se réconcilier et mettre un terme définitif ou provisoire à leur combat acharné pour la maîtrise des âmes et des consciences ?

 

   L’incompréhension peut se produire lorsque Kane cherche à supplanter, dans l’article précédemment cité, à l’opposition entre culture africaine musulmane d’une part, et culture occidentale, d’autre part, cet antagonisme plus radical, plus durable, entre la foi et la raison, entre le fondamentalisme islamique et le modernisme libéral. La fin du roman, selon Kane, coïncide avec la fin de l’ambiguïté, c’est-à-dire la fin de l’antagonisme.

 

     En parlant de l’ultime chapitre consacré au dialogue qui a lieu dans l’au-delà, qui se situe dans un espace indéterminé du monde invisible, Kane évoque les martyrs du soufisme musulman, tels que Mansour Hallaj, Ibn Arabi et Zamakhchari, entre autres. En effet, l’arabisant n’est nullement contrarié lorsque Kane considère l’extinction en Dieu comme une fin en soi, comme une naissance nouvelle, comme une conquête de l’éternité.

 

   La portée philosophique universelle de l’œuvre donne à l’auteur toutes les prérogatives, toutes les latitudes pour faire de la fin du roman l’interprétation personnelle qu’il entrevoit. Mais cela n’empêche pas que l’œuvre demeure un roman philosophique, ou mieux un exposé sur le platonisme sommaire. Son œuvre monumentale a interpellé le lecteur sur  d’énormes questions concernant la condition humaine. Trouver des réponses adéquates à ces questionnements est loin d’être l’apanage de l’auteur lui-même. C’est plutôt un challenge, un défi que l’élite intellectuelle doit relever avec courage et intelligence. Il est un avantage incontestable pour l’intelligibilité du roman que les questions posées par l’œuvre restent des questions pour le moment. Car, comme l’a dit Karl Jaspers, en philosophie les questions sont plus importantes que les réponses et que toute réponse doit donner naissance à une nouvelle question. Les questionnements interminables sont  l’épine dorsale de L’aventure ambiguë.

 

   L’aventure ambiguë restera une œuvre ouverte avec ses questions débordantes, ses interrogations infinies et ses interpellations adressées à l’endroit de l’élite intellectuelle locale, qui fournissent la force à sa séduction inégalable, et ce jusqu’à la fin des temps. Ceci est d’autant plus vrai que Kane lui-même dans l’article déjà précité écrit : « The confrontation between faith and agnostic culture is far from being resolved. It is, in my opinion, the paradigm of the ambiguous and perilous adventure of the modern man, whatever his country, religion and culture might be.” (La confrontation entre la foi et la culture agnostique est loin d’être résolue. A mon avis, c’est l’exemple de l’aventure ambiguë et périlleuse de l’homme moderne, quelques soient son pays, sa religion et sa culture). Les problèmes soulevés par L’aventure ambiguë demeurent entiers, sans réponses définitives, et c’est en cela que réside son actualité permanente. Même si l’on tentait d’y répondre, d’autres plus pressants, plus anxieux à coup sûr surgiraient de l’ombre, et la perplexité de l’élite intellectuelle locale, à qui revient toujours l’honneur de les affronter, en irait crescendo.

        

                                                     Babacar Diop

 

  

 

                                   


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