Trafic de « servantes » à Beyrouth

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  • Article ajouté le : 08 Lundi, 2012 à 20h16
  • Author: Seynabou Sy

Trafic de « servantes » à Beyrouth

 

Ma bibliothèque est décidément un petit bazar de belles surprises. En plongeant hier nuit dans mes vieux archives sur la criminalité transnationale organisée, je suis tombée  sur ce travail  de Marie-Odile Favre, qui en 1998 avait suscité de vives réactions. Je me suis tout de suite mise à chercher la version numerique.Oui, le problème du trafique de servantes est loin d’être récent. Mameediarra avait il y a quelques semaines brillamment pose le débat,  sur lequel je ne vais pas revenir. Cet article de Marie-Odile y apporte un « dernier mot »incontestable. Il montre, d’ailleurs, que les Sénégalaises, les Éthiopiennes et les femmes originaires d’Afrique «sub-sahélienne»  ne sont pas les seules  concernées par ce phénomène effarent.

Mais la motivation de publier cet article n’est pas de revenir sur un débat amplement résolu concernant les pratiques de certaines sociétés.  En voyant la nationalité sénégalaise mentionnée, ne serait ce qu’une fois, dans ce texte en termes de valeur marchande, je vacillais entre colère et désespoir. Mais ces sentiments ne se référaient  pas aux sociétés accusées de ces pratiques inhumaines. Le débat que je veux poser, loin vouloir perdre notre temps à dénoncer les tares d’autres sociétés et nations, j’attribue toute cette responsabilité a cette nation qui est la notre. Comment le Sénégal en est-il arrivé là, à servir de marché de main-d’œuvre domestique facile à d’autre pays, même ceux gangrénés par la guerre civile et qui peinent a se reconstruire de manière stable ? Comment ce pays a-t-il pu faillir dans son devoir de garantir à ses enfants un standard social minimal, permettant à ces derniers de s’interdire de telles situations à l’extérieur ? Il serait bien léger de rétorquer de spontanément l’argument des faibles performances économiques du pays. Les scandales financiers de cette dernière décennie attestent aisément de ce que le partage des ressources de la nation revêt une dimension éminemment éthique et morale, bien plus que les contraintes économiques et financières de la politique sociale. Je crois qu’il est vraiment temps qu’un débat sur la dignité du citoyen sénégalais, ou qu’il se trouve et de tout être humain se trouvant dans notre territoire doit vraiment être posé.

Bonne lecture et bonne meditation...

 

 

 

Un article du Monde Diplomatique, juin 1998, par Marie-Odile Favre, .

 

« OFFRE spéciale pour le mois du shopping. Au lieu de 2 000 dollars, on vous remet une bonne sri-lankaise pour 1 111 dollars. » Quelle est donc cette marchandise que l’on brade au Liban ? Hommes, femmes, animaux ou objets ?

Ce sont bien des êtres humains que propose cette banderole déployée en pleine place publique libanaise. Une publicité qui en a tout de même choqué plus d’un. « Les Sri-Lankaises, nos animaux domestiques » : tel était le titre d’un article consacré par le grand quotidien arabophone An Nahar (1) à la situation des employées de maison au Liban.

Chacun, là-bas, est habitué à entrapercevoir ces femmes aux balcons des immeubles de la capitale et de ses alentours ou des villes résidentielles comme celle de Jounieh, à 15 kilomètres au nord de Beyrouth. Il est très rare, en revanche, de les croiser dans la rue, et, quand c’est le cas, soit elles sont en train de promener de jeunes enfants, soit elles s’apprêtent à déverser furtivement des sacs à ordures dans les bennes prévues à cet effet.

Beaucoup de familles, y compris à revenus modestes (professeurs, petits commerçants...) ont « leur Sri-Lankaise ». Il est de bon ton d’avoir sa servante à la maison et d’être ainsi déchargé des contingences matérielles. Si certaines de ces employées bénéficient d’un respect minimum et d’une relative liberté de la part de leurs employeurs, la majorité des 170 000 Sri-Lankaises (2) sont exploitées de façon éhontée.

Ce qui peut s’apparenter dans certains cas à un véritable trafic d’esclaves a commencé au début des années 80. Avec la guerre civile, les familles libanaises ont en effet cessé d’employer des Syriennes, des Palestiniennes et des Egyptiennes. Loin de se tarir avec la fin des affrontements, le phénomène s’est poursuivi au tournant des année 90. Pour l’année 1989, 2 818 ressortissants du Sri-Lanka s’étaient fait enregistrer au ministère du travail ; en 1994, leur nombre était passé à 13 274.

D’où qu’elle vienne, cette main-d’oeuvre étrangère suit en général le même parcours. Sri-Lankaises en majorité, mais aussi Ethiopiennes, Philippines, Indiennes et Malgaches entrent au Liban par l’intermédiaire d’un bureau de placement. Celui-ci leur fait signer, avant qu’elles quittent leur pays d’origine, un contrat en anglais, langue qu’elles maîtrisent souvent très mal. Elles sont loin d’imaginer qu’une fois sur place ce contrat s’avérera fictif : il sera remplacé par un autre, aux conditions incomparablement plus dures. Les bureaux de placement - auprès desquels les postulantes s’endettent lourdement pour avoir la « chance » d’être sélectionnées - s’occupent de tout : papiers, visa, billet d’avion. Ils se chargent également de prévenir l’employeur, avec lequel un autre contrat est signé, cette fois-ci en langue arabe, de l’arrivée du « colis » à l’aéroport. Dès qu’elle a posé le pied à Beyrouth, la jeune étrangère se voit confisquer son passeport par son nouvel employeur, avec la complicité des douaniers, sans savoir qu’elle ne le récupérera que deux ans plus tard, à la fin de son contrat.

Ces femmes, d’un bon niveau d’études dans certains cas, ont tout quitté : leur pays, leur famille, mais parfois aussi un mari et des enfants, tous dans un grand dénuement. Elles s’imaginaient trouver au Liban un emploi valorisant et mieux rémunéré que dans leur pays d’origine. En fait, ce nouveau travail les brise. Pas la moindre pause. Pas de jour de sortie. Interdiction absolue de sortir de la maison, sauf pour effectuer des tâches bien précises, telles que des courses, et dans ce cas interdiction tout aussi absolue d’adresser la parole à des compatriotes.

Prisonnières et maltraitées

L’INDEMNITÉ, en principe 100 dollars par mois, leur est donnée directement dans le meilleur des cas, mais, le plus souvent, elle est versée sur un compte dont l’employeur a la signature. Si ces esclaves des temps modernes parviennent de temps à autre à envoyer une partie de leur maigre rétribution à leur famille, le gain de leurs premiers mois de travail sert en priorité à rembourser les dettes contractées pour arriver au Liban. Quant à leur logement, très rares sont celles qui disposent d’une chambre en propre. Beaucoup dorment sur le tapis du salon, une fois leurs patrons couchés, si ce n’est sous la table de la cuisine, ou encore dans un placard aménagé. Quand les employeurs s’absentent de leur domicile, il leur arrive d’enfermer à double tour leur « bonne à tout faire ». Et, s’ils ne l’emmènent pas avec eux dans leurs déplacements, ils peuvent aussi la prêter... A ces conditions de vie, communes à des milliers de domestiques sri-lankaises, s’ajoutent, pour beaucoup d’entre elles, le mépris et les insultes, les menaces et les coups, l’absence de soins en cas de maladie, quand ce ne sont pas les viols répétés commis par les hommes de la maison. Quand il leur arrive de se retrouver ainsi enceintes de leur employeur, certaines de ces malheureuses doivent se mettre en quête de grosses sommes pour avorter, cet acte étant théoriquement réprimé par la loi.

Presque quotidiennement, la presse publie des annonces de recherche, dans le style « Wanted » des westerns hollywoodiens : il s’agit de jeunes bonnes qui se sont échappées. Sans argent, sans passeport, sans amis, leur seul recours consiste à se rendre au consulat de leur pays (qui s’empressera de les ramener chez leur maître). Sinon, elles tomberont dans les griffes d’un employeur clandestin, lequel sera en position de force pour les exploiter davantage encore.

Avec beaucoup de chance, quelques fugitives seront recueillies et protégées par de rares compatriotes plus ou moins aisés. L’autre salut peut venir de Soeur Angela, une religieuse sri-lankaise qui a fondé un centre d’accueil à Borj Hammoud, dans la banlieue de Beyrouth, et tente d’aider ces exploitées. Aucune loi du travail ne protège ces travailleuses asiatiques ou africaines, et, si elles osent se plaindre à la Sécurité libanaise (l’équivalent de la gendarmerie française), elles ne sont pas prises au sérieux. Pis : selon le service social du Conseil des Eglises du Moyen-Orient à Beyrouth, beaucoup d’entre elles croupissent même en prison, sur la foi de fausses accusations portées à leur encontre par leurs employeurs, qui trouvent là un moyen rapide et efficace de se débarrasser d’elles.

Une visite dans un bureau de placement permet de vérifier la fragilité du semblant de façade légale utilisé. A la Work SARL, par exemple, le personnel est on ne peut plus direct : « Si vous voulez une Sri-Lankaise, vous versez 1 400 dollars au bureau, et vous la garderez deux ans et demi. Si vous n’en êtes pas satisfaits, vous nous la redonnez et nous vous la changeons. Une Sénégalaise est plus chère : 2 000 dollars et vous devez la garder trois ans. Les Philippines sont encore plus chères, leur consulat les protège un peu, alors faites attention avec elles ! Le plus facile pour vous est de nous acheter une Sri-Lankaise. Les 1 000 dollars que vous devez lui verser, ne les lui donnez pas ! Versez- les sur un compte dont vous aurez la signature, cela évitera qu’elle se sauve... » Un contrat en langue arabe, signé devant notaire, lie l’employeur au bureau de placement. Il présente toutes les garanties apparentes de la légalité, mais il n’est pas fait pour être respecté. En lisant bien le document, on relève que le jour de repos octroyé à la « servante » doit se dérouler « à l’intérieur de la maison », ce qui prouve bien qu’elle n’a pas, statutairement, le droit d’en sortir. Comme dans le cas d’un animal, le patron est prié d’effectuer « tous les tests médicaux légalement demandés et qui assurent le bon état de santé de la servante, de peur qu’elle ne soit affectée de maladies contagieuses (tuberculose, sida, malaria, jaunisse) ».

Il est bien dit que, si « la servante est battue, torturée, harcelée sexuellement », le contrat peut être annulé. Mais comment l’intéressée pourrait-elle se plaindre des sévices dont elle est la victime alors qu’elle ne peut ni sortir ni téléphoner ? En tout état de cause, aucun dédommagement n’est prévu pour la domestique qui arriverait à prouver les faits. Elle se verrait seulement remettre son billet de retour pour son pays d’origine. En revanche, le bureau de placement recevra, quant à lui, une substantielle indemnité de la part de l’employeur abusif...

Loi du silence

DE nombreux bureaux de placement conseillent ouvertement à leurs clients de « dresser » (comme on le dit sans gêne) leurs Sri-Lankaises si elles se montrent un peu trop insoumises. L’avocate, militante des droits humains, Mirelle Abdel Satter connaît des cas d’employées de maison ramenées pour insubordination par leurs employeurs aux bureaux de placement, dont certains n’hésitent pas à enfermer les récalcitrantes dans des chambres noires et les torturer (3).

Loi du silence, acceptation tacite de cet esclavage qui ne dit pas son nom et reproches feutrés ou déclarés à l’encontre de ceux qui se risquent à dénoncer cet état de fait : telle est la règle. Beaucoup préfèrent fermer les yeux et ne retenir du pays du Cèdre que ses souffrances passées et ses efforts actuels de reconstruction. Mais que sera le Liban de demain s’il est bâti sur une exploitation généralisée - et banalisée - de l’être humain ?

 

 

(1)  An Nahar, Beyrouth, 21 juin 1997. El Hayat et L’Orient Le Jour ont également dénoncé cette publicité, respectivement le 22 et le 28 février 1997.

(2)  Chiffres donnés par la Sécurité intérieure et cités par An Nahar, 21 juin 1997. Les Sri-Lankais représentent environ 25 % des travailleurs étrangers au Liban, suivis des Philippins, des Indiens et des Ethiopiens. Les centaines de milliers de travailleurs syriens ne sont évidemment pas comptabilisés dans ces statistiques.

(3)  An Nahar, 21 juin 1997

 


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Lundi 05 Mars, 2012

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