Du « wax sa xalaat » (dire son avis) au « wax loo xamul » (dire ce que l’on ignore) au « wax ay fen » (dire des mensonges) Critique citoyenne

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Du « wax sa xalaat » (dire son avis) au « wax loo xamul » (dire ce que l’on ignore) au « wax ay fen » (dire des mensonges) Critique citoyenne

AU-DELÀ DE L’ULTRACRÉPIDARIANISME

(Par Abdou Khadre Gaye)

 

Quand la langue ignorante et bavarde étale son inexpertise

 

Charles Darwin dit de l’ignorance qu’elle engendre plus fréquemment la confiance en soi que ne le fait la connaissance. Quant à Aristote, il dit qu’au moment où le savant doute, où le sage réfléchit, l’ignorant, lui, affirme. Parce que, tout comme le fou qui ne sait pas qu’il est fou (il ne le serait plus s’il le savait), l’ignorant ignore très souvent son ignorance, cependant que le sachant sait que ce qu’il ne sait pas pèse plus lourd que ce qu’il sait ; ce qui le fait humble et prudent. L’ultracrépidarianisme, relatif au penchant de certaines personnes à s’exprimer d’autorité sur des questions pour lesquelles elles n’ont aucune sorte de compétence, a toujours existé, mais se trouve de nos jours, exacerbé par la présence constante et en tous lieux des réseaux sociaux où des ignorants débattent de tout avec arrogance et suffisance, défiant parfois les savants, sans même prendre le temps de la documentation informative. Poussant bon nombre de ces derniers à battre en retraite et à se taire. Le mot ultracrépidarianisme, qui vient de l’anglais ultracrépidarian, a une origine latine. Il est issu du proverbe latin : « sutor, ne supra crepidam », qui veut littéralement dire « cordonnier, pas plus haut que la chaussure », une façon d’inviter le savetier à parler de ce qu’il  sait et à se taire sur ce qu’il ne sait pas.

 

« Un cordonnier ne devrait pas donner son avis au-delà de la chaussure »

 

Ce proverbe vient d’une anecdote racontée par Pline l’Ancien, auteur d’une encyclopédie intitulée Histoire naturelle, publiée vers l’an 77 de notre ère : un cordonnier était entré dans l’atelier du peintre grec Apelle (celui-là même qui fut autorisé à faire le portrait d’Alexandre le Grand, dont il était le contemporain), pour lui remettre une commande. C’était en -380/-350, en Grèce. Il en profita pour admirer les œuvres de l’artiste et lui signala une erreur dans la représentation d’une sandale. Le peintre accepta la remarque de l’artisan et se corrigea. Mais quand celui-ci, encouragé par la réaction positive du plasticien à sa critique, commença à en émettre d’autres, presque ridicules, sur des questions hors de sa compétence, ce dernier lui répondit : « ne supra crepidam sutor iudicaret », c’est-à-dire « un cordonnier ne devrait pas donner son avis au-delà de la chaussure ».

 

Du cordonnier ignorant au technicien ignorant

 

D’aucuns notent, toutefois, d’un timbre de voix quelque peu réprobateur (à l’instar de Jean-Louis Lascoux dans son article : « Ultracrépidarianisme, un art ou un pédantisme ? »), que l’artiste a utilisé cet argument d’incompétence pour faire taire injustement le cordonnier sur un objet d’observation commun, général et à tous accessible. Comme pour dire qu’à user de cette accusation d’ultracrépidarianisme, on peut aussi parfois tomber dans le travers consistant en la réduction au silence d’un grand nombre de personnes sur des sujets accessibles. C’est qu’en vérité l’ignorant ce n’est pas seulement le cordonnier dépourvu d’instruction, mais aussi le technicien diplômé des grandes écoles qui ignore tout de la vieille sagesse africaine enseignant l’humilité, le savoir-vivre, le respect de soi et des autres, et dont la forme la plus connue chez nous est la formule wolof ainsi traduite : « L’homme est le remède de l’homme ». Pour dire que l’homme ne se réalise en tant qu’être humain que parmi ses semblables. Parce que l’homme n’est véritablement homme que parmi les hommes. Parce que l’individu n’est rien, ne peut rien, hors du groupe. La génération actuelle n’est rien, ne peut rien, hors de l’apport des générations passées. Le savant, le sage, donc, c’est celui qui se conçoit comme membre d’un corps qui l’enfante, le prolonge et le dépasse, celui qui reconnaît son ignorance et qui sait que le savoir qu’il acquiert complète et est complété, et qu’être intelligent c’est savoir recevoir, savoir donner et donc savoir parler et se taire et écouter et apprendre…

 

« Je ne suis pas médecin, mais… »

 

C’est pourquoi, après avoir observé cette tendance à l’ultracrépidarianisme largement répandu en début 2020 avec la crise sanitaire du covid-19, à l’occasion de laquelle chacun a pu y aller de son commentaire pour décrire la pandémie, dire l’origine du virus et comment le guérir, tout en admettant ne pas être médecin ni chercheur scientifique, Étienne Klein a apporté la précision à savoir que l’étonnant, c’est avoir autant d’assurance tout en admettant être incompétent… C’est normal, poursuit le philosophe et physicien, dans des conversations entre amis : nous sommes tous potentiellement appelés à nous exprimer sur des sujets qui nous passionnent ou nous intéressent. Cependant, en ce qui concerne les déclarations publiques, il faut rester très prudent sur les matières à discussion qui échappent à nos compétences ; les autorités politiques plus que tous les autres. La démocratie n’est ici pas remise en cause, car tout un chacun a le droit de s’exprimer, d’argumenter et de poser des questions, mais en étant conscient des limites de ses connaissances, sans rien inventer, ni imposer, ni opposer. Je dirais, en bon wolof : parler de ce que l’on sait est le meilleur remède à l’inconfort moral. Mais, lorsque la langue est longue, l’érudition courte et la politesse douteuse, alors bonjour les dégâts.

 

« L’art de parler de ce qu’on ne connaît pas »

 

Bref, la tendance à l’ultracrépidarianisme a montré, durant la crise sanitaire, que de nombreuses polémiques naissaient de déclarations trop rapides et erronées, effectuées par des autorités politiques ou autres qui ne possédaient pas les connaissances requises sur la maladie, indique le scientifique. Ainsi donc, fausses nouvelles, fausses rumeurs et vérités tronquées ont inondé la toile, créant des vagues d’inquiétude voire de paniques successives, en une période compliquée et dangereuse pour la santé de tous. Dans ces périodes d’incertitude, en effet, note le théoricien de « l’art de parler de ce qu’on ne connaît pas », la masse populaire est beaucoup plus sensible aux discours de personnes arrogantes et sûres d’elles-mêmes, même si elles n’y connaissent rien. Inversement, on écoute beaucoup moins les personnes plus modérées et modestes, mais qui pourtant ont un savoir avéré. Et le phénomène a un bel avenir, dit Étienne Klein : « Nous avons tendance à écouter ceux qui parlent de tout. Comme s’ils nous rassuraient dans une période d’incertitude. » Car la modernité, il faut le reconnaître, a sublimé l’art de séduire avec du faux. Elle a fini sa démonstration que l’homme était un simple taureau d’arène facile à manipuler…

 

Et chacun de défendre son opinion sans rien connaître du sujet

 

Hélas, il en est de même dans l’espace public sénégalais d’aujourd’hui où chacun défend son opinion avec acharnement sans rien connaître du fond du sujet (quelle que soit par ailleurs sa gravité), sans même chercher à en apprendre plus, où l’on confond savoir et avoir, connaissance et éloquence, légitimité et célébrité, et où des prêcheurs de vendredi et des animateurs de dimanche se font chroniqueurs politiques, où des activistes en tous genres piétinent les institutions de la République et attaquent en des termes on ne peut plus injurieux les autorités religieuses et coutumières, où chacun se croit obliger de donner son avis partout et toujours, où des analphabètes du droit jugent les décisions des magistrats qu’ils n’hésitent pas à lapider, où les non pratiquants sportifs polémiquent avec les professionnels du sport, où, pour parler comme Henri Maler, le journalisme de commentaire écrase le journalisme d’information, où le journalisme politicien écrase le journalisme d’investigation et d’enquête sociale, suivis en cela par une certaine élite adepte de la théâtralisation et qui, au lieu de crier holà, se conforment à la tendance des attaques et contre-attaques, révélations et contre-révélations, dénonciations et contre-dénonciations… C’est pour cela, comme indiqué dans un papier intitulé « Tendance – Ultracrépidarianisme » du média O’Parleur.fr, il est plus que jamais important de lire de bons livres, de se documenter, d’analyser et de vérifier ses sources. Il est nécessaire de se forger un esprit critique et ne pas hésiter à confronter ses opinions. Il faut également reconnaître ses torts, ne pas avoir honte d’être ignorant sur certaines questions et, surtout, ne pas hésiter à demander à ceux qui savent quand on s’interroge sur un sujet inconnu.

 

Et triomphent le mensonge, la délation et la calomnie

 

Mais, à y regarder de près, on a dépassé, chez nous, semble-t-il, l’inexpertise bavarde de la langue ignorante, transformatrice de la démocratie en une foire d’ineptie où n’importe quel hâbleur peut faire passer des balivernes en s’appuyant sur un réseau de haine et de discorde, pour parler comme Pape Sadio Thiam dans son papier « Communiquer la haine ». Car, affirme Alassane Kitane (sa contribution : Mytholand : les stratagèmes de la fabrique d’une fausse opinion publique), l’enjeu n’est pas de dire les faits, mais de modifier la perception qu’on doit en avoir, et donc de tromper. On se retrouve dès lors inondés par des vidéos véhiculant des énormités indignes d’un pensionnaire d’asile, se désole le philosophe : vendetta intellectuelle, dénonciations calomnieuses, insultes proférées par des gens que rien ne prédispose à parler en public vu leur manque d’éducation… On a dépassé la sagesse du perroquet, dis-je, qui est l’art de parler pour parler. Et triomphent le mensonge, la délation et la calomnie. Car, du « wax sa xalaat » (dire son avis), on est passé au « wax loo xamul » (dire ce que l’on ignore), puis au « wax ay fen » (dire des mensonges), agrémentés de « xaste » (dénigrement), « saaga » (insultes) et autres « tapalé » (tape-à-l’œil) et tambourinages de poitrines. Et le mensonge gonfle, bouscule la vérité. Hélas, rappel George Orwel, plus on s’éloigne de la vérité, plus on hait ceux qui la disent. Or la haine appelle la violence qui renforce l’abêtissement. Mais, fort heureusement pour nous, le menteur, à force de mentir, finit par se perdre dans ses mensonges, par se trahir. Les bobards aussi finissent par exhaler leur mauvaise odeur, tout comme les insultes et la gloriole finissent par agacer les esprits…

 

ABDOU KHADRE GAYE

 

Écrivain, président de l’EMAD


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