La Maât : la preuve que le souci de justice est à l’origine de la philosophie et des sciences 

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La Maât : la preuve que le souci de justice est à l’origine de la philosophie et des sciences 

 

Déesse de la vérité, de l’ordre, de l’harmonie et de la justice dans la mythologie égyptienne, représentée avec la plume d’autruche parfaitement en équilibre sur la couronne, la Maât fait penser tout de suite à l’idée de balance, d’équilibre. La logique qui a amené les Egyptiens à inventer les premières unités de mesure de l’histoire est la même qui les dévoile comme les précurseurs de toutes les sciences. C’est lorsque les hommes vivent ensemble et que leurs relations s’établissent sous la forme d’un tissage socio-économique, que des heurts naissent naturellement entre eux, qu’ils éprouvent le besoin d’arbitrage. Avant de servir à construire des édifices, la coudée royale répond d’abord à un besoin de justice, donc de vérité, donc d’équilibre. En réalité ces notions sont presque synonymes et les archétypes platoniciens semblent le prouver. Le bien est l’idée suprême dont les pendants ou idées subséquentes sont : le beau (dans le domaine sensible) ; le juste (dans le domaine morale) ; et le vrai (dans le domaine de la connaissance)

 

Voici comment Platon posait allégoriquement le problème :

 

« Aux dernières limites du monde intellectuel, est l’idée du bien qu’on aperçoit avec peine, mais qu’on ne peut apercevoir sans conclure qu’elle est la cause de tout ce qu’il y a de beau et de bon ; que dans le monde visible, elle produit la lumière et l’astre de qui elle vient directement ; que dans le monde invisible, c’est elle qui produit directement la vérité et l’intelligence ; qu’il faut enfin avoir les yeux sur cette idée pour se conduire avec sagesse dans la vie privée ou publique ». La République, Livre VII

 

Les Egyptiens étaient sans doute plus inspirés et plus conséquents en faisant de la justice non pas une idée, mais une déesse. Dans cette posture elle est plus éminente, plus absolue. La recherche de la justice est à l’origine de l’Agora, le souci de justice qui fait sortir les hommes de leur commerce, de leurs banques, de leur maison pour se retrouver dans l’Agora : les discussions qui y ont cours sont les premiers jalons de l’humanisme. La recherche du consensus permet de chasser le recours à la force comme mode de règlement des conflits. En faisant de la justice une divinité, les Egyptiens suggéraient peut-être à la postérité que le sort de l’humanité est tributaire de sa disponibilité à œuvrer pour la justice, à être des apôtres de la vérité et, par conséquent, du bien. Même chez Platon la philosophie conserve encore une forme souvent allégorique et on peut se demander ce qu’en penserait un extraterrestre s’il tombait sur un bout texte dans l’ignorance du reste de son œuvre. Qu’est-ce que nous prouve alors que nous cernons entièrement la cohérence de la pensée des Egyptiens pour décréter qu’elle est irrationnelle ? 

 

La forme mythique de la quête de la vérité chez les Egyptiens contraste certes avec la démythologisation du logos chez les Grecs, mais le souci reste le même : rendre possible la vie en société en l’organisant autour de normes. Ce texte d’Epictète semble donner du crédit à toute thèse allant dans le sens de faire de la recherche de la justice (donc du bien) le point de départ de la philosophe :

 

« Voici le point de départ de la philosophie : la conscience du conflit qui met aux prises les hommes entre eux, la recherche de l'origine de ce conflit, la condamnation de la simple opinion et la défiance à son égard, une sorte de critique de l'opinion pour déterminer si on a raison de la tenir, l'invention d'une NORME, de même que nous avons inventé la balance pour la détermination du poids, ou le cordeau pour distinguer ce qui est droit et ce qui est tordu.

Est-ce là le point de départ de la philosophie ? Est juste tout ce qui paraît tel à chacun ? Et comment est-il possible que les opinions qui se contredisent soient justes ? Par conséquent, non pas toutes. Mais celles qui nous paraissent à nous justes ? Pourquoi à nous plutôt qu'aux Syriens, plutôt qu'aux Égyptiens ? Plutôt que celles qui paraissent telles à moi ou à un tel ? Pas plus les unes que les autres. Donc l'opinion de chacun n'est pas suffisante pour déterminer la vérité. Nous ne nous contentons pas non plus quand il s'agit de poids ou de mesures de la simple apparence, mais nous avons inventé une norme pour ces différents cas. Et dans le cas présent, n'y a-t-il donc aucune norme supérieure à l'opinion ? Et comment est-il possible qu'il n'y ait aucun moyen de déterminer et de découvrir ce qu'il y a pour les hommes de plus nécessaire ?

Il y a donc une norme. Alors, pourquoi ne pas la chercher et ne pas la trouver, et après l'avoir trouvée, pourquoi ne pas nous en servir par la suite rigoureusement, sans nous en écarter d'un pouce ? » (Souligné par nous)

 

De l’Egypte pharaonique à la Grèce, l’odyssée de la pensée montre une constante : l’étonnement des hommes a certes été déclenché par la conscience d’exister sans raison apparente, par la régularité du cosmos (des phénomènes de la nature), mais également par le conflit qui nait des échanges (au sens large du terme) entre les hommes. Quand les hommes se mettent à discuter et à se demander : qui a finalement raison ? mes raisons sont-elles valables ? les autres n’ont-ils par raison sur moi ? mon opinion peut-elle légitimement revendiquer une universalité sans se contredire ou porter du tort à autrui ? le fait de proposer mon opinion aux autres n’implique-t-il pas son caractère contingent, discutable ? Est-il possible que nos diverses opinions soient concordantes et quelle en serait la mesure ?, ils sont en train de poser les premiers balbutiements de la philosophie. Car la philosophie n’est finalement rien d’autre que l’exigence de ramener tout à l’ordre de la raison : faire de la raison la norme de nos actions ainsi que de nos connaissances.

 

Ce n’est pas hasard si le mot justice est revenu plus de deux cent fois dans la République de Platon. Sans la justice, il n’y a point de science, point de moralité, point de vie sociale, donc point d’humanité. En Egypte la philosophie, la religion et la science ne sont pas vraiment distinctes. Ce sont les Grecs qui ont posé les premiers jalons de la laïcisation de la pensée qu’ils ont héritée des Egyptiens en facilitant l’avènement du concept. Puis vint la rupture dite épistémologique au XVII e, mais nous savons que tout ceci est très relatif, car dans aucune contrée au monde les gens ne pensent de la même façon et selon le même niveau. Il n’est pas impossible qu’une élite très restreinte, et donc un peu mystérieuse, ait élaboré des pensées libérées du mythe, mais que pour les besoins pédagogiques, qu’elle ait pris le soin de la faire délivrer au public sous la forme mythologique. Aujourd’hui encore les connaissances religieuses ne sont pas saisies de la même façon selon qu’on est aspirant ou simple profane. C’est dire donc que la recherche ne fait que commencer et qu’il y a forcément des choses à découvrir sur les origines de la philosophie. 

 

Cheikh Anta Diop, dans un article « Philosophie, science et religion, les crises majeures de la philosophie contemporaine » publié dans les « Actes de ce Colloque, Revue sénégalaise de Philosophie », n°5-6, janvier-décembre 1984, pp. 179-199 avait assigné aux philosophes africains une mission très précise qu’il importe de rappeler ici :

 

« La troisième tâche qui incombe aux philosophes africains est la réécriture de l'histoire de la philosophie surtout celle des débuts dans l'Antiquité ».

 

 

Alassane K. KITANE

 

 


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