Le règlement intérieur de l’Assemblée nationale est-il devenu un bifrons juridique ?

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Le règlement intérieur de l’Assemblée nationale est-il devenu un bifrons juridique ?

 

L’installation du Bureau de l’Assemblée nationale à l’ouverture de la première session ordinaire a révélé une nature singulière de la loi organique n° 2002-20 du 15 mai 2002 portant Règlement intérieur de ladite Assemblée : un être juridique à deux visages dont l’un et l’autre sont respectivement tourné vers la lecture-déchiffrage et l’expérience parlementaire. Hélas ! On nous change notre règlement intérieur !

Au regard de la vocation didactique de notre office doctrinal, nous nous attacherons à défaire quelques représentations juridiques et à relire les dispositions qui ont alimenté les controverses lors de la séance du12 septembre 2022.

 

L’interprétation divergente de certaines notions juridiques

Les débats parlementaires ont le plus porté sur certaines dispositions du règlement intérieur par la technique dite de l’appel au règlement. Quelques-unes retiennent notre attention et sollicitent un meilleur regard juridique, notamment les notions de scrutin uninominal et d’entrée en fonction.

 

La notion de scrutin uninominal

La notion de « scrutin uninominal » ne peut être classée dans la catégorie des expressions qualifiées de « faux-amis » Il traduit l’idée que c’est un scrutin où « il y a pourvoir un siège ; l’électeur vote pour un seul candidat » (Gérard Cornu). Dit autrement, l’électeur doit choisir un candidat parmi plusieurs. Par conséquent, l’expression « scrutin nominal » demande à être différencié avec les modalités pratiques appelées, d’après le langage du Code électoral sénégalais, « l’organisation et le déroulement du vote ».

 

Sur ce point précis, le problème se situerait au niveau du RIAN qui aménage les modalités pratiques d’élection des membres du Bureau définitif dans le chapitre dédié au mode de votation des lois. C’est dans ces conditions qu’il a été souvent fait appel aux articles 85 et 86 qui nous parlent en ces termes :

 

« Article 85.-En toute matière et sur demande d’au moins dix (10) députés, dont la présence est constatée par appel nominal, il est procédé au scrutin public ou au scrutin secret. Le scrutin secret est de règle quand il s’agit d’élection des membres du Bureau de l’Assemblée nationale ».

 

« Article 86.– Dans le scrutin public, il est distribué à chaque député des bulletins nominatifs, les uns blancs, les autres bleus, les autres enfin blancs rayés de bleu. Chaque député dépose dans l’urne qui lui est présentée un bulletin de vote à son nom, blanc s’il est pour l’adoption, bleu s’il est contre, blanc rayé de bleu s’il désire s’abstenir. Lorsque les bulletins ont été recueillis, le Président prononce la clôture du scrutin. Les secrétaires en font le dépouillement et le Président en proclame le résultat en ces termes : « l’Assemblée a adopté » ou « l’Assemblée n’a pas adopté ». Il est procédé au scrutin secret dans les mêmes conditions avec les bulletins blancs, bleus, ou blancs rayés de bleu ne portant pas le nom des votants et placés sous enveloppe. Les questions mises aux voix ne sont déclarées adoptées que si elles ont recueilli la majorité absolue des suffrages exprimés. En cas d’égalité des voix, la question mise aux voix est rejetée. Les groupes parlementaires et les non-inscrits peuvent désigner des scrutateurs qui assistent au dépouillement ».

 

Ce qui a principalement abondé la confusion, c’est d’avoir aligné les modalités de vote pour l’élection du Président de l’Assemblée nationale sur celles « des questions » (loi, résolution, engagement de la responsabilité du Gouvernement) soumises à l’Assemblée nationale.

 

Au fond, la technique d’adoption des textes législatifs diffère généralement des modalités pratiques prévues pour l’élection au scrutin uninominal. On aurait dû en disposer autrement, c’est-à-dire fixer le mode de votation pour l’élection des membres du Bureau de l’Assemblée nationale dans le « chapitre 4 » du RIAN relatif à la « Constitution du Bureau »,  au de les prévoir au « chapitre 19 » traitant du « mode de votation » des questions soumises à l’Assemblée nationale. Ce qui aurait l’avantage de spécifier les caractéristiques des bulletins de vote utilisés à l’élection du Président de l’Assemblée nationale au scrutin uninominal. Mais, il n’en est pas ainsi.

 

L’entrée en fonction du député

L’expression « entrée en fonction des députés » a été invoquée lors des débats avec certaines prétentions sémantiques. Interroger le RIAN, ses articles peinent à vous répondre ; seuls les articles 110 et 118 mentionne l’expression, sans aucune indication de signification.

 

C’est précisément l’article 51 relatif au régime de « l’immunité » du député qui traite de la question, sans avoir expressément mentionné la notion d’ « entrée en fonction » : « Aucun député ne peut être poursuivi, recherché, arrêté, détenu ou jugé à l’occasion des opinions ou votes émis par lui dans l’exercice de ses fonctions. Le député est couvert par l’immunité à compter du début de son mandat qui prend effet dès la proclamation des résultats de l’élection législative par le Conseil constitutionnel ».

 

Fallait-il alors en déduire que la date de l’installation du Bureau de l’Assemblée nationale marque le point de départ de l’entrée en fonction ? La réponse s’impose en considération de la confusion sophistique qui a rythmé des débats parlementaires. A vrai dire, il s’agissait ce 12 septembre 2022 non pas d’une « entrée en fonction » ou « installation des députés » nouvellement élus mais plus exactement de « l’installation du Bureau définitif ». Cette démarcation nécessaire avait besoin d’être faite. C’est à bon droit que les textes pertinents s’abstiennent de faire état de la notion d’ « installation des députés » ; il en est ainsi du décret n° 2022-1554 du 24 août 2022 dont l’objet porte sur « la date d’ouverture de la première session ». On peut y ajouter l’article 63 de la Constitution du 22 janvier 2022 en vigueur ainsi articulé : « la date d’ouverture de la première session de l’Assemblée nationale nouvellement élue » est fixée par le Président de la République. Enfin, le RIAN en son chapitre 4 traitant des articles 8 à 16 est intitulé « Constitution du Bureau de l’assemblée nationale ». Pour que nul n’en ignore, on peut bien conclure que l’entrée en fonction est bien distincte de l’installation du Bureau définitif de l’Assemblée nationale

 

Deux régimes d’incompatibilité des membres du Gouvernement

C’est en retraçant l’itinéraire de l’incompatibilité des membres du Gouvernement sous le prisme des Constitutions et lois constitutionnelles depuis 1960 et en confrontant les lois organiques du Code électoral et la loi organique relative au RIAN que nous pouvons en découvrir les ressorts juridiques.

 

L’itinéraire constitutionnel de l’incompatibilité

A l’effet d’appréhender le régime juridique de l’incompatibilité entre le mandat de député et la fonction de membre du Gouvernement est la fille du régime constitutionnel sénégalais.

 

Le cours de l’histoire constitutionnelle remonte à la loi n° 60-045 A.N. du 26 août 1960 portant révision de la Constitution, en son article 28 que « la qualité de membre du Gouvernement est incompatible avec les fonctions de : i) président ou membre du bureau de l’Assemblée nationale ; ii) président ou membre d’une commission permanente ou temporaire de l’Assemblée nationale et avec l’exercice de toute autre fonction non élective ou privée rétribuée ». Il y apparait clairement que la compatibilité est parfaite, à l’exception des certaines fonctions parlementaires. Pour rappel, le Sénégal était sous le régime parlementaire qui tolère voire admet la présence du député au sein de l’Assemblée nationale en qualité de membre plus ou moins « simple ». Et mieux l’article 29 disposait qu’« aucun ancien membre du Gouvernement ne peut être nommé administrateur d’une société subventionnée par l’Etat, s’il n’a cessé ses fonctions depuis deux ans au moins ».

 

Au sortir des soubresauts politico-parlementaires de 1962, il est mis un terme à cette possibilité. Ainsi, la loi n° 63-22 du 7 mars 1963 portant révision de la Constitution consacrant un régime présidentiel au Sénégal a pris soin d’instaurer subséquemment l’incompatibilité, en son article 45, en prescrivant que « la qualité de ministre ou de secrétaire d’Etat est incompatible avec un mandat parlementaire et avec toute activité professionnelle publique ou privée. Les modalités d’application du présent article seront fixées par la loi organique ».

 

Entre suppression et restauration, le régime de l’incompatibilité entre le mandat de député et la fonction de membre du Gouvernement a connu des fortunes diverses. Par exemple en 1983, l’article 45 de la loi n° 83-55 du 1er mai 1983 portant révision de la Constitution réinstaure, ainsi que l’affirme son exposé des motifs, l’incompatibilité entre la fonction ministérielle et le mandat parlementaire, «conséquence logique du régime présidentiel et source de renforcement de l’Assemblée nationale ».

 

Plus récemment, la loi n° 2019-10 du 14 mai 2019 portant révision de la Constitution, 21e révision constitutionnelle en 21 ans révolus, introduit une innovation de taille reprise à l’article 54 de la loi n° 2021-41 du 20 décembre 2021 portant révision de la Constitution. Désormais, « la qualité de membre du Gouvernement est incompatible avec un mandat parlementaire et toute activité professionnelle publique ou privée rémunérée, sous réserve des dispositions prévues à l’alinéa ci-dessous. Le député, nommé membre du Gouvernement, ne peut siéger à l’Assemblée nationale pendant la durée de ses fonctions ministérielles. Les modalités d’application du présent article sont fixées par une loi organique ».

 

Peut-on considérer les dispositions organiques du Code électoral, plus spécifiquement les articles 163 et 172, comme définissant les modalités d’application de cet article 54 de la Constitution sur renvoi de celle-ci. Le doute persiste. Le constat est que les articles du Code électoral en question sont muets sur les modalités de remplacement du député nommé membre du Gouvernement.

 

Par conséquent, étions-nous fondé à les convoquer en soutien au raisonnement agité lors des débats parlementaires de la session d’installation du Bureau définitif de l’Assemblée nationale ?

 

Le Code électoral versus le RIAN

Les interprétations des articles LO 163, LO 164 et LO 172 de la loi n°2021?35 du 23 juillet 2021 portant code électoral, modifiée par la loi n° 2022-15 du 03 mai 2022 et les articles 109 et 110 du RIAN ont manifestement constitué le principal facteur le plus bloquant du processus d’installation du Bureau définitif de l’Assemblée nationale.

 

Que nous rapporte le Code électoral ?

 

« Article LO 163.- Le mandat de député est incompatible avec la qualité de membre du Gouvernement, de membre du Haut Conseil des Collectivités territoriales, ou de membre du Conseil chargé des Affaires économiques, sociales et environnementales ».

 

« Article LO164.- L’exercice de toute fonction publique non élective est incompatible avec le mandat de député. En conséquence, toute personne visée à l’alinéa précédent élue à l’Assemblée nationale est remplacée dans ses fonctions et placée dans la position prévue à cet effet par le statut le régissant dans les huit jours qui suivent son entrée en fonction, ou en cas de contestation de l’élection, dans les huit jours suivant la décision de validation. L’exercice de fondions confiées par un Etat étranger ou une organisation internationale et rémunérées sur leurs fonds est également incompatible avec le mandat de député. Toutefois, les membres du personnel enseignant de l’enseignement supérieur sont exceptés des dispositions des deux premiers alinéas du présent article ».

 

« Article LO 172.- Le député qui, lors de son élection, se trouve dans l’un des cas d’incompatibilité visés au présent chapitre, est tenu d’établir dans les huit jours qui suivent son entrée en fonction qu’il s’est démis de ses fonctions incompatibles avec son mandat, ou qu’il ne se trouve plus dans la situation d’actionnaire majoritaire déclarée incompatible en vertu des articles LO.166 et LO.168 ou, s’il est titulaire d’un emploi public, qu’il a demandé à être placé dans la position spéciale prévue par son statut. À défaut, il est déclaré démissionnaire d’office, à moins qu’il ne se démette de son mandat. La démission d’office est constatée dans tous les cas par l’Assemblée nationale à la demande du Président de la République ou du bureau. Elle n’entraîne pas l’inéligibilité ».

 

A cette première étape de lecture, on pourrait conclure à la faculté reconnue au ministre concerné de jouir de son mandat de député pour 8 jours, d’autant plus qu’il s’agit d’une loi organique de même nature que le RIAN. Mais la réalité juridique est tout autre, du moins à la lecture du RIAN.

 

Quelle est la parole du RIAN ?

 

L’article 109 du RIAN confirme, sans aucune réserve, l’incompatibilité : « Le mandat de député est incompatible avec la qualité de membre du Gouvernement ». Ce qui épouse parfaitement l’énoncé de l’article 54 de la Constitution en vigueur.

 

Quant à l’article 110, il est ainsi formulé : « L’exercice de toute fonction publique non élective est incompatible avec le mandat de député. En conséquence, toute personne visée à l’alinéa précédent élue à l’Assemblée nationale est remplacée dans ses fonctions et placée dans la position prévue à cet effet par le statut la régissant dans les huit (08) jours qui suivent son entrée en fonction, ou en cas de contestation de l’élection, dans les huit (08) jours suivant la décision de validation. L’exercice de fonctions confiées par un Etat étranger ou une organisation internationale et rémunérées sur leurs fonds est également incompatible avec le mandat de député. Toutefois, les membres du personnel enseignant de l’enseignement supérieur sont exceptés des dispositions des deux premiers alinéas du présent article ».

 

Sous cette rédaction, force est de reconnaitre que l’article 110 du RIAN fait référence à une autre situation, notamment celle des agents de l’Etat. Pour en rendre pleinement compte, faisons un détour en droit de la Fonction publique, généralement dispensé aux étudiants de 3e année de Licence en spécialité Droit public. Pour un initié, l’évocation des termes « fonction publique », « statut » « position prévue à cet effet» est suffisante pour comprendre qu’il ne s’agit pas des membres du Gouvernement mais plutôt des agents de l’Etat.

 

En définitive, qu’elle était la démarche à suivre ? Bien des analystes ont semblé comprendre qu’il fallait procéder à une « lecture soit combinée, soit complémentaire, soit encore conjointe » des dispositions du Code électoral et du RIAN pour déterminer le régime d’incompatibilité applicable aux membres du Gouvernement. Or la démarche à suivre devrait intégrer, au moins, ces trois problématiques juridiques.

 

Premièrement, le raisonnement juridique devrait consister à trouver le texte applicable à l’élection des membres du Bureau définitif de l’Assemblée nationale, c’est-à-dire d’apprécier les dispositions organiques du Code électoral et celles du RIAN par rapport à l’article 54 de la Constitution du 22 janvier 2001, modifiée qui se lit ainsi qu’il suit : « La qualité de membre du Gouvernement est incompatible avec un mandat parlementaire et toute activité professionnelle publique ou privée rémunérée, sous réserve des dispositions prévues à l’alinéa ci-dessous. Le député, nommé membre du Gouvernement, ne peut siéger à l’Assemblée nationale pendant la durée de ses fonctions ministérielles. Les modalités d’application du présent article sont fixées par une loi organique ». Mais cela n’a pas été du tout le cas pour certainement des raisons institutionnelles ou des connotations politiques.

 

Deuxièmement, le Code électoral n’est-il pas allé au-delà de sa sphère de compétence, comme le fait un cavalier, au point d’habiliter des membres du Gouvernement élus députés à poser des actes parlementaires comme le vote pour l’élection des membres du Bureau définitif de l’Assemblée nationale ? Pour rappel, depuis le Code consensuel de 1992, la rédaction des lois électorales est quasiment l’affaire des partis politiques, réunis par le Ministère de l’Intérieur, les questions politiquement délicates étant soumises à l’arbitrage du Président de la République.

 

Troisièmement, en présence d’une loi qu’on pourrait qualifier de « loi spéciale », le RIAN, est-il souhaitable d’invoquer une loi plus générale, le Code électoral. Dans une moindre mesure, est-il pertinent de viser les dispositions du Code électoral dans un exercice d’installation d’un Bureau définitif de l’Assemblée nationale ? Les dispositions du Code électoral sont-elles pertinentes pour l’organisation de la séance d’installation du Bureau définitif de l’Assemblée nationale ? (A suivre …)

 

Meïssa DIAKHATE

 

Agrégé de Droit public

 

Spécialiste en droit parlementaire

 

Email : [email protected]


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