Le Blogs de : alassane kitane

Depuis presque deux ans voire trois, le Sénégal est entré dans une page sombre de son histoire, dans ce grand jeu dangereux du terrorisme de la pensée unique auquel se livre une démocratie dans la dernière partie de son existence. La liberté de pensée et d’expression prises en otage, la peur de prendre le contrepied du grand nombre sous peine de recevoir un torrent d’insultes envahit les cœurs. Soit on est d’accord avec la foule soit on est crucifié sous l’autel des invectives. Il faudrait que votre vue soit diantrement interceptée par une véritable œillère pour que vous ne voyiez pas cette tyrannie de la pensée unique qui plane et surplombe tous les niveaux de la vie. Sur le plan religieux, politique, social entre autres, ce mal atteignant son summum se fait sentir partout. Désormais, que des égos hypertrophiés, que des arguments d’autorité, des opinions royales conférant à leur auteur l’intime conviction d’être l’unique heureux prétendant de la vérité. Dans le journal Le monde diplomatique publié en janvier 1995, l’éditorialiste Ignacio Ramonet écrit « dans les démocraties actuelles, de plus en plus de citoyens libres se sentent englués, poissés par une sorte de visqueuse doctrine qui, insensiblement, enveloppe tout raisonnement rebelle, l’inhibe, le trouble, le paralyse et finit par l’étouffer. Cette doctrine, c’est la pensée unique. » En effet, les gens sont devenus tellement personnels qu’au fond rien n’a plus d’intérêt à leurs yeux que leur propre conception. Par conséquent, quoi que ce soit dont on parle et qui, par hasard les touche, ils n’ont plus le sens de la retenue ni la galanterie intellectuelle encore moins la lucidité de saisir la partie objective du débat surtout lorsque votre opinion contrarie leur vanité. Voilà des personnes qui, se traitant avec une estime quasi-surhumaine, vivent dans leur propre sphère intellectuelle qu’il faut forcément aller les trouver sinon ils se détournent de vous avec dégoût. Oh ! Quelle mesquine vanité que de se prendre dans une discussion pour une objectivité qui s’adresse à une subjectivité sous le mode de l’objectivité-subjective alors qu’en réalité il s’agit pour tout échange d’une subjectivité qui s’adresse à d’autres subjectivités sous le mode de l’objectivité puisqu’on cherche ensemble la vérité. Plus personne n’accepte que le mur de la satisfaction de soi-même s’affaisse quelquefois ni que la roue de la vérité tourne contre soi. Chacun prend son avis ou sa perception pour la réalité une et unique, l'affirmant de façon dogmatique comme étant la seule que tout le monde est sensé voir et comprendre. Voilà pourquoi, le débat contradictoire gage de la recherche de la vérité est aujourd’hui en sursis et que la robe sans couleur de la connaissance risque d’être déchirée dans ce pays. Ainsi, la pensée unique prend corps et s’affirme avec tous les dangers que cela comporte car les guerres de tous genres ont ainsi vu le jour. C’est pourquoi le pire est à craindre puisque ce bain de sens social dans lequel nous baignions depuis toujours risque de flotter à tout moment et devenir un bain de sang si on n’y prend pas garde en remettant très vite les pendules à l’heure.

Remettre les pendules à l’heure, c’est se rappeler en rappelant à tout le monde que l’humanité a même horreur de l'uniformisation de la pensée. Car, en effet, celle-ci gomme, efface et estompe les singularités qui font son charme. Dans le dialogue, sachons que c’est deux mondes différents qui se rencontrent, deux modes de pensées différentes s’échangent. Donc inutile de croire que l'autre devrait forcément adhérer à notre proposition, espérant que c'est la meilleure. Nos conceptions ne pourraient pas être les mêmes pour tous. La pensée qui m’habite n’est pas forcément la même pour tout le monde. Nous sommes loin d'être tous pareils. Lors d’un débat, prenons toujours le temps de bien écouter et d'entendre ce que l'autre a à dire plutôt que de vouloir dare-dare le contrer avec notre avis. Ce qu'il a à dire est tout aussi important et intéressant que ce que vous avez à dire, même si c'est l'opposé ! Nous ne sommes pas obligés d’être toujours d'accord. L'échange des points de vue est bien plus riche que de longues joutes verbales. La tolérance dans le dialogue n’a jamais été synonyme de faiblesse : c’est une preuve d’humanité. Qui verra la pensée d’autrui obtuse parce qu’elle ne rencontre pas la vôtre est être borné. Il faut comprendre que la conception de chacun est tout aussi riche et pertinente que la vôtre. Votre jugement est propre et personnel donc il a tout autant de valeur que celle des autres. Si l'on prend bien le temps de s'écouter et de se considérer mutuellement, alors apparaît un vaste champ d'interactions où fleurira la pensée objective. Chacun a besoin de l'autre pour mieux penser.

Baye Modou Sall

Professeur de philosophie au lycée de Bambey Sérère