Le Blogs de : alassane kitane

Cher ami, tu me parles de ton fils avec beaucoup de désespérance. En effet, à t’entendre parler de son comportement à l’école et de ses résultats scolaires, je perçois tout ton malheur de père meurtri, blessé dans son amour-propre d’avoir un fils aussi limité cognitivement, aussi inconscient et insoucieux de son avenir. Tu me demandes des conseils et je ne sais pas quoi te dire. Il m’arrive souvent de te rappeler que ton fils est juste normal, en plus d’être un ado chanceux. Son avenir pourrait être plus radieux que tu ne puisses le croire : il faut juste lui laisser le temps de grandir, le temps de se réveiller et de gagner en maturité. Toutefois, il faut que tu arrêtes de te regarder à travers ton enfant, mon cher ami! C’est l’erreur que font de beaucoup de pères. Et les plus fous d’entre nous, irrités, courroucés et déçus, s’interrogent parfois dans le plus profond des silences sur leur paternité vis-à-vis d’un fils ou d’une fille qui porte leur nom, et dont la trajectoire et les manières diffèrent, du tout en tout, avec ce qu’ils ont été du temps de leur enfance. « Est-il vraiment du sang de mon sang? Se surprennent-ils à tergiverser. En vérité, c’est mal connaître la vie, et plus particulièrement mal connaître tout ce qui relève de la formation de l’Esprit et du tempérament de l’humain que de s’attendre à ce que nos enfants nous ressemblent. Combien de parents-cancres et parfois même handicapés mentalement ont donné naissance à des génies salués à travers le monde.

Sans vouloir t’offenser, je doute fort qu’à son âge tu vailles plus que ton rejeton que tu dénigres souvent! En tout cas, moi, pour sûr, je ne valais pas mieux que mes enfants du temps où j’avais le même âge. En effet, si je ne puis parler pour toi avec certitude, au moins, je peux te parler de moi tel que j’ai été. Je peux te parler de mon enfance et de mes résultats scolaires… Eh oui, si tu savais combien de fois j’ai été au primaire parmi les derniers de l’école, tu ne me croirais tout simplement pas! Si j’avais été ton fils, tu m’aurais juste tué, sans aucune autre forme de procès, exaspéré par l’enfant que j’eusse été à tes yeux. Dans ma tendre jeunesse, toutes les conditions étaient réunies pour que je fusse toujours dernier de classe. Assis au fond d’une salle de classe obscure et mal aérée n’ayant aucun effet scolaire personnel, je passais mes journées à dormir sur les bancs de l’école et à me battre aux heures de récréation. J’étais un véritable désespoir pour mes parents, qui du reste, n’avaient aucun intérêt et considération pour toute école autre que coranique. Ces derniers rêvaient de me voir marcher sur les traces de mes grands-parents qui parcouraient le Sénégal à enseigner le Coran çà et là. Chassé de l’école coranique pour des raisons nébuleuses qui s’apparentent davantage au destin qu’à autre chose, mes parents par désespoir m’avaient placé à l’école française comme une petite âme abandonnée dans une crèche. J’ai alors atterri entre les mains d’une enseignante qui ne travaillait qu’avec les bons élèves, et qui avait la ferme conviction que j’étais né cancre et qu’il n’y avait rien à faire pour me sortir de mon monde ténébreux. Mieux, elle avait trouvé l’ingénieuse idée de me placer dans la dernière rangée réservée exclusivement aux plus faibles des faibles, et sur une table vacillante qui était la dernière au fin fond de la salle de classe, avec comme consigne permanente de bâillonner ma bouche en tout temps.

À l’école coranique comme à l’école française, je ne semblais nulle part être à ma place. Bref, mes premières années d’école ont été cauchemardesques, si je suis parvenu maintenant à lire et à écrire le français assez correctement, cela me laisse aujourd’hui croire que tout enfant à qui on donne la chance et l’encadrement nécessaire pourrait y parvenir.

Cher ami, j’étais de loin moins bien parti dans la vie que ton fils! Est-ce que mon existence est un échec pour autant? Je ne le pense pas. Même si je n’ai rien d’exceptionnel, je mène une vie normale, équilibrée et heureuse. Que peut-on demander de plus à la vie? L’enfant que je fus à l’école primaire et au début du secondaire n’a rien à voir avec l’adolescent travailleur que je fus par la suite, et l’exceptionnel étudiant que j’étais devenu pour certains de mes professeurs. Un mauvais départ dans la vie ne signifie pas qu’il est impossible de rattraper le temps perdu, de dépasser les espérances et de se construire dignement... Bref, nous parents, nous sommes parfois trop pressés de voir nos enfants pousser leurs premières dents, esquisser leurs premiers pas, balbutier leurs premiers mots, exceller à l’école et réussir dans la vie. Un quelconque retard nous inquiète. Pour que nos enfants soient au summum de leurs potentialités, donnons-leur le temps de grandir au moins, et faisons confiance à la vie! De toutes les manières, les vrais diplômes de l’existence sont rarement là où on les cherche… Et la réussite n’est pas forcément là où on l’attend souvent.

Cher ami, devrais-je avoir besoin de te rappeler, toi l’enseignant de carrière, qu’il y a plusieurs types d’intelligence? Non, certainement pas! Pour d’autres, en revanche, c’est bien nécessaire de leur rappeler cela. Et s’ils pensent que leurs enfants sont des bons à rien, ils n’ont qu’à les défier sur le terrain des jeux vidéo, ou celui des gadgets électroniques, ils vont comprendre assez rapidement que, grands ou petits, nous ne sommes forts que dans ce qui nous intéresse…

Pour revenir au cas de ton fils, j’ai déjà vu ton enfant patiner avec une élégance à couper le souffle, je l’ai observé en train de consoler un ami, je l’ai entendu raisonner cherchant à convaincre sa mère qu’elle ne s’y prenait pas de la bonne manière pour inculquer de belles valeurs au benjamin de la famille. Évidemment, tu sais tout ça, mais ça ne compte pas pour toi! Nous ne voyons parfois que ce que nous désirons voir. Au demeurant, je crois même que le soi-disant manque d’intelligence d’autrui n’est rien d’autre qu’une forme d’intelligence que nous ne parvenons pas à cerner a priori. Cesse donc de voir l’avenir de ton enfant comme un désastre par le simple fait qu’il est faible en français ou bien en mathématiques! Comme chez tout individu normal, il y a du potentiel qui dort en lui, mais que tu n’es pas encore capable de percevoir pour l’instant. Il faut du temps à ton enfant pour que son intelligence s’éclose pleinement. L’intelligence à son summum, selon moi, est assimilable à une constellation de lampes en pleine intensité, voilà pourquoi, je persiste à croire que c’est une erreur de penser que toutes nos lampes s’allument en même temps, en un jour, et avec la même intensité. Pour la plupart des gens, les lampes qui éclairent leur parcours et leur existence s’allument une à une à travers le temps et les expériences.

Cher ami, souhaiterais-tu que ton enfant soit toujours premier de classe? Certes, il faut beaucoup de mérite pour être le premier de sa classe, mais sache que les premiers de classe sont rarement les premiers dans la vie. Déroule le film de ton parcours scolaire et de tes compagnonnages d’antan sur le chemin de l’école, tu seras surpris de te rendre compte de la véracité de mes propos. Tu verras alors qu’il y a beaucoup de génies du primaire qui n’ont jamais pu finir le niveau secondaire. Et que de brillants élèves au secondaire n’ont pas pu suivre le même rythme à l’université. À toutes les étapes des cursus scolaires et universitaires, des esprits qu’on qualifiait de génies sont passés à la trappe. La vie n’est pas une épreuve mathématique, et encore moins une ligne droite qu’on parcourt d’un trait d’un point A à un point B. Elle est une nébuleuse avec des détours parfois infinis, des culs-de-sac, des montagnes, des avalanches, des plaines et des rivières qui chantent ou pleurent selon les saisons. Elle nous impose des résultantes que personne ne peut expliquer parfois ou nous met sur des chemins qui ne nous ressemblent pas et auxquels personne ne pouvait s’y attendre...

Pour finir, mon cher ami, ce fils qui n’a pour seul malheur que de ne pas aimer se forcer à l’école n’a aucun handicap ni physique ni mental, ne l’oublie surtout pas, et remercies-en le Ciel. Son comportement actuel, c’est sa conscience du moment et cela n’est pas irréversible.

Cher ami, j’insiste pour te rappeler combien d’individus à travers la planète Terre ont des enfants nés avec de lourds handicaps et qui n’auront jamais ce privilège de les voir aller à l’école? Mieux, va à l’hôpital Sainte-Justine, tu y verras des enfants qui ont le même âge que ton fils et qui se débattent contre un malicieux cancer qui est sur le point de les emporter. Pour ceux-là, les parents n’ont pas le temps de s’apitoyer sur des résultats scolaires! Certes, l’école est importante, mais elle n’est pas toute la vie! Au-delà de ces pathétiques cas d’enfants malades, pense aussi à toutes ces familles qui n’ont pas la chance d’avoir un enfant et qui souhaiteraient en avoir, peu importe ce que pourraient être leurs difficultés à l’école.

Enfin, mon cher ami, je termine en te disant que, moi, en tant que père je ne mets aucune pression débridée sur mes enfants, je les prépare à la vie comme je l’ai été et les accompagne à leur rythme. En effet, je n’ai pas besoin que les miens soient doués pour espérer bien vivre. N’étant pas de ceux qui tiennent tout pour acquis dans la vie, je remercie sans cesse le Seigneur de m’avoir donné des enfants, car je n’avais aucune certitude en partant que j’allais en avoir. Qu’ils soient performants ou non à l’école, je les aimerai toujours avec la même ferveur et la même intensité et passerai mon temps à les encourager et à les soutenir, quelles que soient leurs limites.

Mamadou Bamba TALL

Ancien Orthopédagogue à Jeanne Mance (CSDM)

Consultant en éducation, ministère de l’Éducation du QC

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