Omar Pène immortalise la charte du Mande, la richesse diplomatique du Kal…

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Omar Pène immortalise la charte du Mande, la richesse diplomatique du Kal…

 

« L’art rend encore aux objets insignifiants par eux-mêmes un autre service que de leur donner une valeur qu’ils n’ont pas, en les élevant à la première forme de l’idéalité. Il les idéalise encore, sous le rapport du temps, en fixant pour la durée ce qui, dans la nature, est mobile et passager. Un sourire qui s’efface à l’instant, un rayon de lumière qui s’éclipse, les traits fugitifs de l’esprit dans la vie humaine, tous ces accidents, qui passent et sont aussitôt oubliés, l’art les enlève à la réalité momentanée, et sous ce rapport il surpasse encore la nature ». Hegel

 

L’art, comme la philosophie, nous rappelle toujours notre devoir d’introspection, la nécessité de toujours remettre en cause ce que nous savons ou croyons savoir. Au-delà de la fonction historique que remplit pleinement cette chanson d’Omar Pene dédiée à la charte du Mande, cette œuvre nous incite à revoir certains de nos contenus éducatifs. Il se pourrait très bien que nous enseignions faux, non au sens où ce que nous inculquons aux élèves soit des contrevérités, mais au sens où ça ne colle ni avec la réalité présente ni avec le passé, encore moins avec le futur que nous voulons construire. L’histoire du cousinage à plaisanterie pourrait, à titre d’exemple, nous inciter à revoir la façon dont nous enseignons l’altérité en philosophie et, plus généralement encore, les problématiques de la nature humaine, de la diversité culturelle, de l’ethnocentrisme, du dialogue des cultures, etc.

 

Kal qui, en verlan, signifie inversion des syllage « làak » (langage, parole, langue en wolof) renvoie également au cousinage à plaisanterie entre ethnies, tribus, ou simplement entre (lignées) noms de famille. Que deux ethnies ayant des langues et des cultures différentes adhèrent à un pacte tacite de cousinage à plaisanterie, peut nous paraître anodin. Mais au regard de la fureur et de la cruauté des relations actuelles entre nations et cultures, cette trouvaille devrait être davantage pensée comme la preuve d’un génie universel venu des profondeurs de la culture ouest-africaine. Nous nous évertuons à expliquer à nos apprenants ce qu’est la diversité culturelle, mais aussi les raisons de l’ethnocentrisme, le caractère naturellement conflictuel de l’altérité, etc., alors que dans leur vécu, c’est quasiment l’exact contraire qu’ils éprouvent. Le Kal dépasse les frictions culturelles et les subsume dans la positivité de l’enrichissement mutuel : en dédramatisant la différence, on prévient les différends. Le comique que l’on prétend identifier ou indexer dans les pratiques, les façons de parler et les croyances d’autrui dépassionne le face-à-face qui, du coup, devient une œuvre maitrisable au lieu d’être une pesanteur incommodante et asphyxiante. Le « Yaw peul nga rekk » du Sérère lui permet de transfigurer le drame potentiel de la différence en comédie, en art-de-vivre-ensemble et, mieux, en un dogme de fidélité.  

 

Les cousins en Kal sont plus que frères, l’un est le Nawle de l’autre, c’est-à-dire celui à travers la figure de qui je suis confirmé dans mon humanité, dans ma personnalité, dans mon identité sérère ou peul. Nawle, c’est également celui que je dois révérer parce qu’il est une conscience de soi comme moi, une humanité est ou une culture comme la mienne (c’est-à-dire ayant la même dignité que ma culture). Nawle, c’est celui qui me sert d’émulation, d’ajustement, celui qui me rappelle mon devoir d’être humain non face à d’autres humains, mais ensemble avec eux. Nawle, c’est celui qui doit motiver mon effort d’être et des rester toujours humain, d’éviter d’avilir ma lignée ou mon ethnie par ma lâcheté ou ma maladresse. Nawle, c’est celui avec qui je dois concevoir une « compétition » saine et émulatrice, mais jamais déshumanisante. Voilà les contenus que nous devons tenter de conceptualiser et d’inculquer à nos apprenants pour en faire des citoyens africains, des hommes capables de concevoir un monde nouveau en dehors du prisme étroit de la vision eurocentrée du monde.

 

Quand on écoute la chanson « Mali Sadio » comme lorsqu’on lit les exploits héroïques d’Achille et d’Ulysse dans l’Iliade et l’odyssée on comprend ce que la nature (humaine et non-humaine) doit à l’art. La réalité serait tellement monotone, pauvre et sans doute invivable sans l’art ! L’art résout plusieurs énigmes de l’existence, et c’est pourquoi on ne peut que donner raison à Schopenhauer et à Nietzsche, eux qui voient dans l’art l’une des manifestations de l’instinct métaphysique de l’homme. Parlant des symphonies de Beethoven, Schopenhauer a prétendu que :

 

« Nous entendons en même temps dans cette symphonie la voix de toutes les    passions, de toutes les émotions humaines ; joie et tristesse, affection et haine, crainte et espérance, etc., y sont exprimées en nuances infinies, mais toujours en quelque sorte in abstracto et sans distinction aucune : c'en est la forme seule, sans la substance, comme un monde de purs esprits sans matière ».

 

L’histoire que raconte la chanson « Mali Sadio » relève certainement (du moins en partie) de la légende, mais elle nous apprend tellement de choses sur le caractère « aveugle » de l’amour, sur sa nature généralement tragique, sur les relations complexes et parfois troubles entre l’homme et la nature, sur la violence qui rôde toujours dans les faubourgs de l’amour. Qu’est-ce qui nous pousse à aimer, à être jaloux, à haïr par amour, à tuer par jalousie ? La légende dans le cas de l’histoire de Mali Sadio dit les profondes vérités que la morale, les conventions trop contraignantes et les bornes trop étroites du réel étouffent de façon tyrannique. Quelle que soit la version considérée, la relation entre un hippopotame et un humain n’est pas aussi irréelle qu’on pourrait le croire (dans la région ouest-africaine du moins). Le fleuve a ses traditions, sa culture, son histoire : la légende ne fait que continuer l’histoire par des moyens plus souples et plus conformes aux désirs de l’homme. L’homme et la nature, c’est avant tout la nature dans la nature. La légende n’est pas ici une réponse fantaisiste face à l’impuissance de l’homme, c’est plutôt une promesse de changer le réel, une propédeutique (pour les générations actuelles et futures) à dépasser le réel. Et il n’est pas besoin de méditer davantage pour comprendre que ce qu’il y a derrière tout cet effort, c’est la quête du sens de l’existence : sens comme signification, sens comme goût ou sensation et sens comme direction. L’Iliade de l’Odyssée attribué à Homère n’est pas de notre culture, mais pourquoi les faits, les actes héroïques, les drames, les joies et les peines qu’on y peint nous touchent si profondément ? La bravoure dans la fureur ou la sagacité face aux épreuves ou les deux à la fois : ce sont là des destins, des façons d’être face à l’immense intrigue qu’est la vie.

 

En nous replongeant dans l’univers politique et mental de la proclamation de la première charte des droits de l’homme, des droits de la nature et de la constitution d’une morale universelle (Charte du Mande), Omar Pene nous rappelle les multiples fonctions ou facettes de l’art. Il nous invite également à réfléchir sur le sens métaphysique des notions de droit, de liberté, de respect, etc. C’est évident que penser la liberté en termes de libre arbitre et d’acte gratuit peut être un luxe voire une gageure pour un Africain et ce, pour deux raisons. D’abord parce que l’Africain a été presque souillé et dominé par tous les peuples colons qui lui ont systématiquement refusé la dignité d’être libre. Ensuite parce que la liberté pour l’Africain ne saurait être une affaire individuelle : puis-je vraiment être libre si mon environnement ne l’est pas ? C’est quoi une signifiante oasis de liberté dans un désert de servitudes ? Dans une société où la communauté fait l’individu et où celui-ci se dissout carrément dans celle-là, parler d’une liberté individuelle est presque une absurdité.

 

 En écoutant cette chanson Kal d’Omar Pene, la formule de Hegel, dans la lourdeur conceptuelle qu’on lui connait, me vient à l’esprit : « … si nous disons que la beauté est l’idée, c’est que beauté et vérité, sous un rapport, sont identiques ». Ce qui est vrai est beau et ce qui est beau est vrai : le message du chanteur commence par une date qui, à elle seule, veut dire beaucoup de choses

 « Ci attum 1236… ». Les idéaux de démocratie, de liberté, de respect de l’environnement, de bonne gouvernance, les conventions de paix entre nations et ethnies, etc. étaient non seulement connus des Africains mais également vécus comme des réalités évidentes et inhérentes à la nature même de l’homme. Omar Pene a toujours chanté en intellectuel (il suffit d’écouter son répertoire pour savoir qu’il a beaucoup lu) mais avec cet opus il respire le stade suprême de la maturité : la sagesse.

 

https://www.youtube.com/watch?v=3N_VmK5RQ1A&ab_channel=OmarP%C3%A8neOfficiel

 

 

Alassane K. KITANE

 

 

 

 


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