Omar Pène : un chef-d’œuvre de la nature auteur de chefs-d’œuvre

Blogs

Omar Pène : un chef-d’œuvre de la nature auteur de chefs-d’œuvre

 

« La musique est une révélation plus haute que toute sagesse et toute philosophie ». Ludwig Van Beethoven

 

Tous les grands intellectuels se sont essayé à l’art ; ils ont tous, ou presque, investi la représentation artistique comme forme d’expression de leurs idées ou comme levier de transformation du réel. La fonction pédagogique de l’art y est certainement pour quelque chose, car par des procédés simples, il touche l’homme au plus profond de son être, concentre son attention et lui enseigne des choses abstraites par l’intermédiaire de celles que nous vivons tous les instants sans les « voir » vraiment. Dans l’art, c’est l’être de l’homme qui est mobilisé dans son entièreté pour exprimer ou décoder le message d’une œuvre. Voir par les yeux de l’esprit les choses que nous montrent nos sens : Marx a théorisé le travail aliéné et aliénant, Omar Pène a chanté « mujje » :

 

Ya mani woon

Bula aduna jiital

Dan?ay xealat ñun fu ñuy mujje

Dëmb lañu bayyi tey jile ñun ak sunuy baay la

Waa ëlëk ; ëlëk fuñiuy mujje

 

« Ku xiif te sonn, ba sa biir xëcc, doo tala natt cono’y ligey. Alàl ju lewul te ñu koy jële ci dereetu nit bu payor ba neew. Ndax ku ?axx ba sa doolé sës, do mëna nàateu njëri?u… [bër ? dèd ?] »

 

https://www.youtube.com/watch?v=ktE6e3-lLVs&ab_channel=Kemetsoul

 

La voix d’Omar Pène est à elle seule un chef-d’œuvre, mais dans Mujje, il est allé au-delà du possible. Cette chanson culte pour les fans dit des choses tellement profondes qu’on se demande si ceux qui l’écoutent en saisissent vraiment le sens. Combien d’hommes ploient sous la misère par la boulimie d’autres hommes ? Combien sont-ils dans nos maisons (domestiques) dans nos entreprises (ouvriers ou chargés de production) à avoir une claire conscience de leur sort injuste sans pouvoir le dire ? L’exploitation de l’homme par l’homme l’aliénation du travail et du travailleur. Cette chanson sensibilise sur le sort des millions de travailleurs mal rémunérés.

 

Qui d’entre nous n’a pas décidé de sortir de la misère sociale après avoir pleuré en écoutant « Nanga def » ? Quel chômeur (fan ou pas) n’a pas senti que son sort intéresse ce chanteur à la carrière parsemée d’embûches ? Quel soldat, quel parent de soldat n’a pas senti chaque étouffe, chaque cellule de son être vibrer au son de « soldat » ? Quelle épouse, seule et languissant de l’absence son âme sœur au fond de son lit, n’a pas entendu la voix de son propre cœur à travers cet opus d’Omar Pène ? Quel soldat de retour du front, écoutant dans sa caserne ce bel hymne au courage et à l’amour n’a pas versé des larmes de bonheur malgré l’incertitude dans laquelle baigne sa vie au quotidien ?

 

Le thème du travail est revenu plusieurs fois dans le répertoire d’Omar Pène (mujje, métier, chômeur, etc.)., mais le plus délicieux tube reste Ndàm (la paysan). Ésope et La Fontaine nous ont légué « le laboureur et ses enfants » que nous avons tous lu avec délice et fascination ; Omar Pène nous a chanté un chef-d’œuvre : « Ndàm, le paysan »

 

Sumày ndàmu dafa fékk, ?ono di sama yaay

Sumày ndàmu dafa fékk, pexe di sama baay

Sumày ndàmu dafa fékk, ?ono di sama yaay

Sumày ndàmu dafa fékk, pexe di sama baay

 

Man sumày ndàmu dafa fékk metitt di sama màam

Man sumày ndàmu dafa fékk nelaw di sama mba?

Ngua fékk dioor ge ne kék, niw docc

ngua dël sa nguassu diko jalarbi

ba suuf sa nirook sungufa’s njël

aw pépp féksi ko,

meñantal sosu aw sagg taxaaw sa xol békk

sam xel dall dé nga naan,

su ëlëke ma déf luni mèl

konn gaayi na?u roy ?un ci baykat bile

té xam ni yaw sa doolé

nawlooooooooooko

di féxé natangé law ci reewmi

ni loolu loolu

ni loolu loolu

ni loolu

ni loolu loolu

loolu loolu

loolô matta ndàmoo

Soumay ndàmu dafa fékk, ?ono di sama yàay

Soumay ndàmu dafa fékk, pexe di sama bàay

Soumay ndàmu dafa fékk, ?ono di sama yàay

Soumay ndàmu dafa fékk, pexe di sama bàay

Man soumay ndàmu dafa fékk Nelaw di sama mbàñ

 

https://www.youtube.com/watch?v=vdvnrfR7pug&ab_channel=R%C3%A9trosWorldMusicLPs%2CTapes%2CCDs%26Videos

 

Des leçons de morale mises en rythme, rimées, tout en faisant en même temps une archéologie de la richesse de nos langues et de nos représentations métaphysiques. Ndàm, nom fréquent dans le Siin-Sàalum, est plus qu’un nom, c’est également l’hymne à la victoire. Il s’agit là d’une tradition anthroponymique que l’on retrouve très souvent chez les Sérères et les Wolofs : Mbàaxàan, Xooxàan, Nioxor, Jeegàan, etc. Ce sont des noms censés avoir une vertu prémonitoire ou conjuratoire : ils réalisent chez celui qui les porte leur signification sociale ou morale. Les mots ne sont pas seulement des mots chez nous, ce sont des puissances ontologiques ; ils sont capables de dire ou de tracer le destin.

 

On ne sait pas comment Omar Pène a eu une telle inspiration (l’inspiration sera toujours un mystère n’en déplaise à Nietzsche qui y voit plutôt une mystification), mais cette chanson devrait être apprise aux enfants de la République pour faire du travail leur seule voie de salut.  Cet opus donne raison à Schopenhauer qui, faisant la dichotomie entre talent et génie, affirme que « Le talent a la force de créer ce qui dépasse la faculté de production, mais non la faculté de perception des autres hommes; aussi trouve-t-il dès le premier moment des gens pour l'apprécier. L'œuvre du génie dépasse au contraire non seulement la faculté de production, mais encore la faculté de perception des autres hommes; aussi les autres ne le comprennent-ils pas tout, d'abord. Le talent, c'est le tireur qui atteint un but que les autres ne peuvent toucher le génie, c'est celui qui atteint un but que les autres ne peuvent même pas voir ils n'apprennent donc à le connaître qu'indirectement, c'est-à-dire tard, et ils s'en rapportent alors même à la parole d'autrui. » Le Monde comme volonté et comme représentation, Ch. XXXI.

 

Quand Omar Pène chantait le panafricanisme, l’Apartheid, Soweto, le martyre de Nelson Mandela, etc., beaucoup d’intellectuels de ma génération n’avaient pas encore compris les enjeux qu’il y avait dans la libération de l’Afrique du Sud. Très en avance sur son époque, il a fait de son art à la fois le miroir du réel, le marteau qui déconstruit les abus et la truelle qui reconstruit le monde à partir de l’abîme. « Beyrouth », « Métier », « Circulation », « Jokko », « Tabax », etc. quelle culture générale et quel riche créativité contrairement à ceux qui n’ont d’inspiration que pour l’amour (charnel) !

 

Omar Pène, c’est une voix unique au monde, un cœur grand comme le monde : les étudiants comme moi qui n’avaient jamais assisté à un concert ont eu ce privilège pour la première fois grâce à lui. Combien d’étudiants avez-vous bercé grand Pène ? Combien de cœurs brisés avez-vous recollés ? Combien de désespérés avez-vous réconciliés avec le goût de la vie. On devrait élever au grade de chevalier de l’odre national du lion tous les grands artistes retraités, car je ne vois pas un homme plus soucieux de son prochain qu’un artiste et un philosophe. Les artistes ont beaucoup œuvré pour l’équilibre des individus et pour la paix sociale. Un être humain capable d’écrire, de composer des sons, d’esquisser des pas de danse ou de monter des images de sorte à substituer le réel « humain » au réel naturel, à dissoudre la monotonie de l’existence dans l’infini richesse des sens et des rythmes, à mettre dans le cœur d’un pauvre suffisamment de nourriture sans lui faire avaler le plus petit morceau de pain est un saint !

 

Omar Pène a chanté les thèmes les plus divers, il a fait des hommes, il donné du courage et de l’espoir à beaucoup de Sénégalais avec si peu de moyens. Quel héros ! Le propre de l’artiste est d’être un apprenti de Dieu : partir de presque rien, percer la dureté du réel, donner forme et sens à celui-ci. L’artiste est celui qui, malgré l’adversité d’un monde injuste et implacable, trace sa route en ne comptant que sur son génie : quelle abnégation ! Il n’a pas bénéficié d’une superstructure médiatique favorable, mais il a existé, il a fait plus : il a créé un monde d’hommes, de véritables hommes. Ce qui a toujours ébahi les fans d’Omar Pène, c’est la symphonie voire la quasi synonymie entre sa voie et les instruments de musique qui l’accompagnent de façon si mélodieuse. Beaucoup de ses chansons sont mal interprétées par le public, mais peut-être que l’essentiel est ailleurs : la beauté. On lui a souvent, et très injustement, reproché de ne pas être intelligible dans certaines de ses chansons, mais c’est là le verdict de l’ignorance toujours présomptueuse et tyrannique. Ce reproche est non seulement faux, mais sans objet.

 

Qu’est-ce que finalement chanter, sinon émettre des sons harmonieux avec sa voix ? La chanson se définit-elle par la beauté, la combinaison (son agréable) des paroles ou par le sens de celles-ci ? En voulant faire dire obligatoirement quelque chose à l’œuvre d’art ne réduit-on pas sa liberté et son essence d’œuvre d’art même ? C’est évident que si c’est par la beauté qu’une œuvre est une œuvre d’art, le sens ne peut être l’essentiel, à moins de décider que sens et beauté sont finalement synonymes. Autrement dit, à moins de dire que tout sens profond est beau et tout ce qui est beau a (ou plus exactement EST) un sens même si la conscience ne le saisit pas, l’œuvre d’art n’est en rien redevable aux bergers du sens. Une telle piste pourrait trouver sa justification chez les psychologues qui postulent un déterminisme : les choses a priori insensées qu’exprime l’artiste dans son œuvre trouvent leurs profondes et mystérieuses significations dans son inconscient.

 

Mais dans les deux cas il faut admettre que l’artiste est libre aussi bien dans l’expression de sa conscience que dans celle de son inconscient, et que le beau est finalement une question de culture et d’interprétation. La sensibilité (interne) réputée être naturelle ne serait donc pas si naturelle que ça ! Nous apprenons à aimer, à haïr, à avoir la honte, à être triste. Si la conscience est intentionnelle comme le suggère Husserl, se pourrait-il que nos sentiments ne soient pas finalement nos états d’âme ? Or nos états d’âme ne traduisent-ils pas une façon d’être au monde en partie due à l’éducation ? Pourquoi certains sont-ils plus sensibles aux femmes qui portent les couleurs rouges ou celles ayant des atours gracieux ? L’artiste et son œuvre, c’est parfois comme un homme et son miroir : sa vie et son œuvre sont des vases communicants.

 

https://www.youtube.com/watch?v=rr2dGPqe0Ic

 

Alassane K. KITANE


Cette entrée a été publiée dans Politique. Vous pouvez la mettre en favoris avec ce permalien. Alerter

Vous pouvez lire aussi

Commentez cet article

Pseudo *

Votre commentaire :

Pseudo *

Mon commentaire *