Pendant quarante-huit ans, Gérard de Villiers a écrit des romans d’espionnage étrangement prophétiques. Intrigué, The New York Times Magazine a tenté de percer le mystère. L'auteur mythique des S.A.S est mort le 31 octobre à l'âge de 83 ans.
En juin 2012, un thriller de gare a été publié à Paris : Le Chemin de Damas.
Sur la couverture vert et noir, accrocheuse, une femme à la poitrine
généreuse, pistolet automatique en main ; à l'intérieur, une intrigue
truffée des inévitables courses-poursuites en voiture, explosions et
conquêtes sexuelles. A la différence de la plupart des livres de poche,
pourtant, celui-ci a attiré l'attention des officiers de renseignement
et des diplomates de trois continents.
Le roman, qui se déroule
en pleine guerre civile syrienne, brosse des portraits saisissants du
président contesté Bachar El-Assad, de son frère Maher, ainsi que de
plusieurs de ses lieutenants et alliés peu connus du grand public. Il
décrit un coup d'Etat avorté soutenu en sous-main par les services
américains et israéliens. Plus frappant encore, il retrace une attaque
contre un centre de commandement du régime syrien situé à proximité du
palais présidentiel de Damas, et ce un mois avant qu'un attentat ne se
produise exactement au même endroit, tuant plusieurs hauts responsables
du régime. "Ce livre était prophétique", m'a confié un ancien analyste
du Moyen-Orient, fin connaisseur de la Syrie, qui préfère garder
l'anonymat. "Il vous fait mieux comprendre que tout ce que j'ai jamais
vu l'atmosphère qui règne véritablement au cœur du régime, la façon dont
ces gens opèrent." L'ouvrage en question était la dernière livraison de
Gérard de Villiers, un homme de 83 ans qui écrit depuis près de
cinquante ans la fameuse série d'espionnage S.A.S. au rythme de
quatre ou cinq titres par an. Ses ouvrages sont d'étranges hybrides :
des romans de gare à succès, qui servent également de fonds de
renseignements aux agences d'espionnage du monde entier.
Les vrais secrets d'espionnage transposés dans une fiction populaire
De
Villiers a passé le plus clair de sa vie à cultiver ses relations avec
des espions et des diplomates qui semblent s'amuser à se voir transposés
(sous des noms soigneusement camouflés), avec leurs secrets, dans une
fiction populaire, et l’on trouve systématiquement dans ses livres des
informations totalement inédites sur des complots terroristes, des
opérations d'espionnage et des guerres. D'autres romanciers populaires,
comme John Le Carré et Tom Clancy, pimentent certes leurs intrigues de
quelques scénarios tirés de la réalité et de jargon d'espionnage, mais
les livres de Gérard de Villiers anticipent l'actualité et parfois même
les événements.
Il y a près d'un an, il publiait un roman
sur la menace que constituaient les groupes islamistes dans la Libye
postrévolutionnaire, s'intéressant particulièrement aux combattants de
Benghazi et aux efforts de la CIA pour les contrer. Les Fous de Benghazi est
sorti six mois avant la mort de l'ambassadeur des Etats-Unis J.
Christopher Stevens et présente des détails (totalement confidentiels à
l'époque) sur le centre de commandement de la CIA à Benghazi, qui serait
par la suite au cœur de la polémique sur la mort de l'ambassadeur. De
Villiers n'en était pas à son coup d'essai : d'autres épisodes de la
série comportent des prédictions encore plus étonnantes. En 1980, dans Le Complot du Caire,
il mettait ainsi en scène l'assassinat d'Anouar El-Sadate par des
militants islamistes, un an avant l'attentat qui coûta la vie au
président égyptien. Quand je lui ai demandé d'où il tenait ce flair, il
m'a répondu avec un haussement d'épaule typiquement français : "Les
Israéliens savaient que ça allait arriver et ils n'ont rien fait."
Védrine à de Villiers : "Vous et moi avons les mêmes sources"
Bien que de Villiers soit pratiquement inconnu aux Etats-Unis, ses éditeurs estiment que les S.A.S. se sont vendus à près de 100 millions d'exemplaires dans le monde, ce qui, avec les James Bond
de Ian Fleming, en ferait la série la mieux vendue de tous les temps.
Et c'est très certainement la plus longue série littéraire jamais écrite
par un seul auteur : le premier titre, S.A.S. à Istanbul, est
paru en 1965, et de Villiers travaille actuellement au 197e épisode.
En dépit de leur perspicacité géopolitique, les ouvrages de Villiers
inspirent un certain mépris aux intellectuels français. ("Désolé,
monsieur, nous ne vendons pas ce genre de choses ici", m'a asséné le
patron d'une grande librairie parisienne.) On comprend aisément pourquoi
: ouvrez au hasard n'importe quel S.A.S., et vous surprendrez
sans doute Malko (Son Altesse Sérénissime, héros éponyme de la série),
l'espion aristocrate au penchant marqué pour la sodomie, dans une scène
de flagrant délit très explicitement restituée.
Dans
une aventure récente, il rencontre une princesse saoudienne (inspirée
d'un personnage réel qui a fait de Beyrouth son terrain de jeux
érotiques) tout à la fois dominatrice et nymphomane. Au début de leurs
premiers ébats, elle regarde une vidéo porno gay dont Malko parvient à
la distraire par un savant assortiment de positions acrobatiques.
L'auteur
consacre presque autant de pages à la vie sexuelle des méchants,
décrivant des viols sauvages dans un insoutenable luxe de détails
physiologiques. Dans un autre épisode récent, la petite amie d'un
général syrien de sinistre réputation subit l'assaut brutal de son amant
dopé au Viagra et se rappelle soudain qu'il s'agit de l'homme qui a
terrorisé le peuple du Liban pendant des années. "C'est cette idée qui
déclencha son orgasme", écrit de Villiers.
"L'élite française prétend ne pas le lire, mais, en fait, ils se jettent
tous dessus", m'a assuré l'ancien ministre des Affaires étrangères
Hubert Védrine. Lui-même fait partie des rares personnes qui admettent
sans vergogne avoir lu presque toutes les aventures de Malko, précisant
qu'il les consultait avant de se rendre à l'étranger pour s'informer de
la façon dont les services français évaluaient la situation dans tel ou
tel pays.
Il y a une dizaine d'années, de Villiers a ainsi reçu un coup de fil du
Quai d'Orsay : c'était le ministre qui le conviait à déjeuner. "Je
pensais que quelqu'un me faisait une blague, se souvient-il. D'autant
que Védrine est de gauche et que je ne le suis pas du tout." Lorsqu'il
arriva au rendez-vous, Védrine l'attendait dans sa salle à manger privée
donnant sur la Seine.
"Je suis ravi de vous rencontrer, mais, dites-moi, pourquoi vouliez-vous
me voir ?" demanda le romancier au ministre. Védrine esquissa un
sourire et l'invita à s'asseoir. "Je voulais vous parler car je me suis
rendu compte que vous et moi, nous avons les mêmes sources."
Des femmes en jarretières ou enchaînées
De
Villiers a bâti une immense fortune sur sa plume et habite un superbe
hôtel particulier sur l'avenue Foch, à deux pas de l'arc de Triomphe.
Cet hiver, je suis allé le rencontrer chez lui et, après avoir patienté
un bref instant sur le palier du quatrième étage, une lourde porte de
bois s'est ouverte. Je vis alors apparaître devant moi un monsieur à
l'allure distinguée dans un costume de tweed brun, au visage allongé et
émacié, et aux grands yeux noisette. Depuis son accident cardiaque – une
dissection aortique survenue il y a deux ans –, il marche avec un
déambulateur, mais se déplace à une vitesse étonnante. Il me précéda
dans un couloir de belle hauteur sous plafond et me fit entrer dans son
bureau, qui fait également office de temple à la virilité vieille école
et aux perversions érotiques.
A côté de moi, une statue en acier
représentait une femme accroupie avec un vrai fusil automatique MP-44
entre les jambes. "Celle-ci s'appelle La Guerre", m'indiqua mon
hôte. Au milieu de la pièce, une figure féminine nue penchée en avant
regardait le spectateur entre ses jambes écartées. D'autres femmes,
tantôt dans le plus simple appareil, tantôt en jarretières ou
enchaînées, semblaient me fixer depuis des tableaux ou des couvertures
de livre. Sur les étagères, de petites figurines en ivoire
représentaient diverses formes d'accouplements et d'orgies. Des armes à
feu classiques – une kalachnikov, une Tommy Gun, une Winchester –
étaient accrochées aux murs, et des piles d'ouvrages sur le
renseignement et les affaires militaires s'entassaient sur les tables.
Entre les photos de l'auteur posant en compagnie de divers soldats et
seigneurs de la guerre d'Afrique, d'Asie et du Moyen-Orient, je
remarquai dans un cadre une lettre de Nicolas Sarkozy, qui le félicitait
pour son dernier S.A.S., assurant qu'il lui en avait beaucoup
appris sur le Venezuela. "Il dit qu'il me lit, mais c'est faux, grogna
de Villiers. Chirac, lui, me lisait. Giscard aussi."
Une petite
heure plus tard, nous redescendîmes et il me fit monter dans sa Jaguar
noire pour me conduire à l'autre bout de la ville, à la brasserie Lipp
[dans le VIe arrondissement], grand rendez-vous des vieux lions de
l'intelligentsia parisienne. Tandis que nous jouions des coudes parmi la
clientèle pour rejoindre notre table, un bel homme au visage tanné par
le soleil le héla de l'autre bout de la salle. C'était Jean-Paul
Belmondo, l'acteur fétiche de la nouvelle vague. Sourire carnassier aux
lèvres, il fit signe à de Villiers d'approcher pour lui souffler quelque
chose à l'oreille.
"C'est la table n° 1", m'expliqua de Villiers quand nous prîmes place.
"Celle que prenait toujours Mitterrand.
"
Un serveur empressé l'aida à s'asseoir et de Villiers commanda une
virile collation d'un douzaine d'huîtres de Bretagne arrosées d'un verre
de muscadet. Voyant que je regardais son déambulateur, il entreprit de
me raconter son accident cardiaque : il avait bien failli y passer et il
était resté trois mois cloué sur un lit d'hôpital. "Quand on tombe de
cheval, il faut tout de suite remonter, sinon on est foutu." Il était
parvenu à tenir son rythme habituel de publication, même pendant son
hospitalisation, et son malaise n'avait eu qu'une seule conséquence
grave : il avait utilisé dans un manuscrit le vrai nom d'un chef de
bureau de la CIA en Mauritanie et, après l'accident, dans la confusion,
il avait oublié de le modifier dans la version finale. "Ils étaient
furieux à la CIA, avoua-t-il. J'ai dû m'expliquer, et mes amis de la
DGSE leur ont aussi présenté des excuses en mon nom."
"Je suis une machine à écrire"
Parmi les nombreux mythes qui entourent le romancier,
l'un voudrait qu'il emploie une équipe d'assistants pour l'aider dans sa
production prodigieuse. En réalité, il fait tout lui-même,
s'astreignant à un rythme de travail qui n'a pas changé depuis un
demi-siècle. Pour chaque livre, il passe environ deux semaines à voyager
dans le pays où se déroule l'action, puis six autres à écrire. Les
épisodes sortent chaque année à intervalles réglés : janvier, avril,
juin, octobre. Il y a six ans, à 77 ans, de Villiers est passé de quatre
livres par an à cinq, sortant deux volumes sur le même thème en juin.
"Je ne suis pas une machine à baiser, je suis une machine à écrire."
De Villiers est né à Paris en 1929, d'un père dramaturge
incroyablement prolifique et dépensier qui publiait sous le nom Jacques
Deval. Lui-même a commencé à écrire dans les années 1950 pour France-Soir
et d'autres journaux. A ses débuts, au cours d'un reportage en Tunisie,
il accepta de rendre un service à un agent du renseignement français
qui lui demandait de transmettre un message à des membres de La Main
rouge, une milice coloniale classée à droite. Il finit par comprendre
qu'il avait été utilisé comme pion dans un projet d'attentat et il eut
la chance de s'en tirer vivant. A son retour à Paris, il demanda des
comptes à son commanditaire, qui ne manifesta aucune sorte de regret.
Cet incident lui apprit que "les types du renseignement se contrefichent
de la vie des civils : ils sont totalement blasés". Loin de se
décourager, de Villiers se laissa séduire par ce mélange de risque et de
calcul cynique.
En 1964, il travaillait à temps perdu sur un
roman policier lorsque son éditeur lui apprit que Ian Fleming, le père
de James Bond, venait de décéder. "Tu devrais prendre le relais", lui
lança-t-il. Il n'en fallut pas davantage. Quelques mois plus tard, le
premier S.A.S. était dans les librairies. Bien que les ventes
aient légèrement baissé depuis la période faste des années 1980,
l'auteur gagne toujours entre 800 000 et 1 million d'euros par an et
passe ses étés dans sa villa de Saint-Tropez, où il se prélasse sur son
yacht le jour et, le soir venu, il fait la tournée des fêtes de la
jet-set avec son Austin Mini.
La gauche française l'a longtemps méprisé pour ses opinions très à
droite.
"Nous sommes étranglés par le politiquement correct",
s'exaspère-t-il, traitant à plusieurs reprises des individus de "pédés"
au fil de notre conversation. Sa réputation de raciste et d'antisémite
relève néanmoins largement du mythe. L'un de ses plus proches amis n'est
autre que Claude Lanzmann, juif et militant de gauche, réalisateur du
documentaire de référence sur l'Holocauste, Shoah. Et, depuis
quelques années, bien que les ventes aient ralenti, les intellectuels et
journalistes français s'intéressent de plus en plus à lui. "Il est
devenu une sorte d'institution, assure Renaud Girard, le grand
correspondant à l'étranger du Figaro. "Même Libération publie des articles à sa gloire."
De Villiers a créé son héros Malko en 1964 à partir de trois de
ses connaissances : Yvan de Lignières, officier supérieur du
renseignement français, un trafiquant d'armes autrichien et un baron
allemand nommé Dieter von Malsen-Ponickau. Mais, comme cela arrive si
souvent, sa fiction s'avéra prémonitoire. Cinq ans après la sortie de
son premier titre, le romancier rencontra Alexandre de Marenches,
personnalité éminemment charismatique qui dirigea le renseignement
extérieur pendant plus de dix ans et devint une légende du
contre-espionnage à l'époque de la guerre froide. De Marenches était
très riche et était issu de l'une des plus vieilles familles de
l'aristocratie française.
Il
s'était distingué pendant la Seconde Guerre mondiale et se fit par la
suite construire son propre château sur la Côte d'Azur.
Il fut
également derrière la création d'un réseau fantôme rassemblant des
agents de renseignements de divers pays sous la bannière du Safari Club,
qui mena des opérations clandestines contre les espions soviétiques en
Afrique et au Moyen-Orient. "Il faisait du renseignement pour s'amuser,
assure de Villiers. Il lui arrivait même de ne pas décrocher le
téléphone quand Giscard l'appelait." En un mot, de Marenches n'était pas
loin du génial espion aristocrate qu'avait imaginé de Villiers et, dans
les années 1970, à mesure que leur amitié s'affermissait, les relations
du romancier avec le milieu du renseignement français s'approfondirent
et demeurent tout aussi solides à ce jour.
Des scènes de sexe très crues pour un Américain, pas pour un Français
De
Villiers a toujours eu un faible pour l'horreur et le décadent. L'un de
ses modèles en la matière fut le journaliste et romancier italien
Curzio Malaparte, surtout célèbre pour son roman Kaputt, un
récit glaçant écrit à la première personne sur les lignes allemandes
pendant la Seconde Guerre mondiale. Un autre fut Georges Arnaud, auteur
de plusieurs livres d'aventures populaires dans les années 1950.
"C'était un drôle de type. Il m'a avoué un jour qu'il avait commencé
dans la vie en assassinant son père, sa tante et la bonne." (Crimes pour
lesquels Arnaud fut jugé et acquitté, peut-être par un jury truqué.) Je
me demandais jusqu'à quel point il n'avait pas également été influencé
par Simenon, le célèbre auteur belge de romans policiers,
remarquablement prolifique lui aussi : on disait qu'il ne lui fallait
pas plus de dix jours pour boucler ses romans, et il en a signé près de
deux cents.
Selon la rumeur, il aurait également couché avec 10
000 femmes, des prostituées pour la plupart. La comparaison fit rire mon
interlocuteur. "J'ai vaguement connu Simenon", concéda-t-il, enchaînant
sur une anecdote salace qu'il tenait de la stoïque épouse du romancier –
une partie de jambes en l'air en bord de route, dans la neige, à
Gstaad.
Il me fournit la transition pour l'interroger sur ses propres
préoccupations. "J'ai eu beaucoup de maîtresses dans ma vie,
répondit-il. C'est pour ça que j'ai tant de problèmes avec les
légitimes. En Amérique, on dirait que je suis un coureur de jupons." Il
s'est marié quatre fois, a deux enfants et vit actuellement avec une
jeune femme de trente ans sa cadette, une jolie blonde que j'ai
entraperçue chez lui. Lorsque je lui parlai des scènes de sexe très
crues des S.A.S., il eut un petit rire satisfait : "Pour un Américain, peut-être. Pas en France."
Une
chose est sûre, de Villiers n'a pas d'ambition littéraire. Bien qu'il
soit un grand admirateur de Le Carré, il n'a jamais essayé de faire de
l'espionnage le prétexte de quelque drame humain compliqué. Il écrit
comme il parle, par salves aussi laconiques qu'éloquentes, avec un sens
de l'humour morbide. Lorsque je lui demande si ça ne le dérange pas que
personne ne prenne ses livres au sérieux, il ne cherche pas le moins du
monde à s'en défendre. "Je ne me considère pas comme un homme de
lettres, répond-il. Je suis un conteur. J'écris des contes pour adultes.
Et j'essaie d'y mettre un peu de substance."
Je ne savais rien de cette "substance" jusqu'au jour où un ami m'a
conseillé de lire La Liste Hariri, l'une des nombreuses aventures de Malko situées au Liban.
Le mystère de “La Liste Hariri”
Publié
début 2010, ce livre traite de l'assassinat de l'ancien Premier
ministre libanais Rafic Hariri. Ayant moi-même passé des années à
enquêter et à écrire sur la mort de Hariri, j'étais curieux de voir ce
que de Villiers avait à en dire. Je fus impressionné par la précision
des descriptions de Beyrouth et de Damas, des noms de restaurants, de
l'atmosphère des quartiers et des portraits de certains chefs de la
sécurité que j'avais connus à l'époque où j'étais chef de desk du Times à Beyrouth. Mais une véritable surprise m'attendait dans les pages suivantes : La Liste Hariri fournit
des informations détaillées sur le complot compliqué, ourdi par la
Syrie et exécuté par le Hezbollah, pour assassiner Hariri. C'est l'un
des grands mystères du Moyen-Orient, et je trouvai des informations
spécifiques qu'aucun journaliste, à ma connaissance, ne pouvait
connaître au moment de la parution du livre, y compris une liste
complète des membres du commando et un exposé de la façon dont le
Hezbollah et ses alliés syriens éliminaient systématiquement tous les
témoins potentiels.
Je
fus encore plus impressionné après un entretien avec un ancien membre
du Tribunal spécial des Nations unies pour le Liban qui avait enquêté
sur la mort de Hariri. "Quand La Liste Hariri est sorti, tous
les membres de la commission étaient stupéfaits, me confia-t-il. Chacun
se demandait littéralement qui, dans l'équipe, avait pu vendre ces
informations à de Villiers – car il était évident que quelqu'un lui
avait montré les rapports de la commission ou les rapports originaux des
services libanais."
Je posai la question à de Villiers. L'esquisse d'un sourire de triomphe
éclaira son visage. Il était en fait ami depuis des années avec l'un des
plus hauts responsables du renseignement libanais, un homme austère qui
en sait probablement plus que n'importe qui d'autre sur les meurtres
non élucidés du Liban. C'est lui qui a fourni au romancier la liste des
assassins de Hariri. "Il a eu du mal à se la procurer, et il voulait que
les gens sachent, commente de Villiers. Mais il ne pouvait pas faire
confiance aux journalistes." J'étais l'un de ceux auxquels il ne faisait
pas confiance. J'ai interviewé plusieurs fois ce personnage sur la mort
de Hariri, mais il ne m'a jamais parlé de cette liste. De Villiers
avait aussi rencontré des cadres haut placés du Hezbollah, dans des
réunions organisées, dit-il, par les renseignements français. A croire
que ces types n'avaient jamais lu ses romans.
Beaucoup d'espions rêvent de le rencontrer
Curieux
de savoir ce que les espions eux-mêmes avaient à dire de De Villiers,
j'ai mené discrètement ma petite enquête dans la communauté du
renseignement français et je me suis rendu compte que son seul nom était
un sésame très efficace, même parmi des gens qui trouvaient le sujet
légèrement embarrassant. De tous ceux qui ont accepté de me parler, seul
un ancien patron de la DGSE a juré ne jamais lui avoir donné aucun
tuyau. Notre entretien s'est déroulé dans un couloir sombre devant son
bureau, où nous avons parlé de choses et d'autres avant que je ne
prononce le nom du romancier. "Ah... Gérard de Villiers ! Je ne le
connais pas", m'assura-t-il avec un gloussement empreint de mépris, qui
laissait entendre qu'il n'avait même pas lu ses livres. Puis, après un
silence, il avoua : "Mais il faut reconnaître qu'il a parfois
d'excellentes sources. On voit d'ailleurs qu'il s'est amélioré dans les
derniers romans."
Un autre ancien barbouze reconnut sans fausse pudeur entretenir
depuis des années des relations amicales avec de Villiers. Je le
retrouvai dans un café de Saint-Germain-des-Prés par une froide
après-midi brumeuse et, en sirotant son café, il débita joyeusement les
services qu'il lui avait rendus – en le rancardant sur certains
dossiers, mais aussi en lui présentant des collègues et des spécialistes
des explosifs, des armes nucléaires et du piratage informatique. "Quand
de Villiers décrit dans ses livres des agents du renseignement, tous
les gens du métier savent exactement de qui il s'agit", souligne-t-il.
En
fait, il est devenu une telle personnalité que beaucoup rêvent de le
rencontrer. Il y a même des ministres de pays étrangers qui vont le voir
quand ils passent à Paris. Un troisième ancien fonctionnaire me parla
de l'auteur comme d'une sorte de collègue. "On se voit de temps en temps
et on partage des informations", me confia-t-il autour d'un café dans
un hôtel parisien. "Je lui ai présenté quelques sources sensibles. Il a
un don, une excellente compréhension intellectuelle de ces questions de
sécurité et de terrorisme."
Il a ses entrées dans tous les services de sécurité, et il n'y a pas que
les Français pour dire ce genre de choses : de Villiers a depuis des
années des amis proches dans les cercles du renseignement russe. "Il
décroche des interviews que personne d'autre ne peut obtenir – aucun
journaliste, personne. Les gens qui ne parlent pas lui parlent",
m'affirme Alla Shevelkina, une journaliste qui a travaillé comme fixeuse
à l'occasion de plusieurs voyages de De Villiers en Russie.
Des munitions de mitrailleuse sur la table du salon
Aux
Etats-Unis, un ancien agent de la CIA qui connaît de Villiers depuis
des décennies renchérit : "Je conseille à nos analystes de lire ses
livres, car ils contiennent beaucoup d'informations véridiques. Il a ses
entrées dans tous les services de sécurité et il connaît tous les
acteurs."
Pourquoi tout ce petit monde confie-t-il tant de secrets à un auteur de
romans de gare ? Je profitai de ma dernière entrevue avec Gérard de
Villiers dans le salon de son appartement parisien par une froide soirée
d'hiver pour lui poser la question. Il
partait le lendemain pour un voyage de repérage en Tunisie et, devant
moi, sur la table du salon, près d'un assortiment de bouteilles de
scotch et autres alcools coûteux, je vis traîner une bande de munitions
de mitrailleuse. "Ils ont toujours une bonne raison", dit-il en
caressant distraitement l'un de ses deux chats à poil long, avec la
désinvolture d'un méchant d'une aventure de James Bond dans ses moments
de détente. "Ils ont envie que ces informations sortent. Et ils savent
que mes livres sont lus par beaucoup de gens et par toutes les agences
de renseignements."
Renaud Girard, le vieil ami et compagnon de voyage de Villiers,
passa prendre un verre à l'appartement et proposa une explication plus
simple. "N'importe qui est prêt à parler à quelqu'un qui apprécie son
travail. Et c'est rigolo. Si la source est un attaché militaire, il
montrera à ses amis le livre dans lequel son personnage est esquissé."
Et, ajouta-t-il, si, en plus, une source a une charmante épouse,
celle-ci apparaîtra dans une scène de sexe avec Malko, ce qui plaît
aussi beaucoup à certains. "Ceux qui ont lu les livres aiment bien se
retrouver dans un épisode."
J'interrogeai de Villiers sur son prochain roman, et son regard
s'éclaira. "Je reprends une vieille histoire : Lockerbie."
L'intrigue
part du principe que le tristement célèbre attentat de 1988 contre un
avion américain était l'œuvre de l'Iran – et non de la Libye. Les
Iraniens ont fait des pieds et des mains pour convaincre Muammar Kadhafi
d'endosser la responsabilité de l'attentat, le présentant comme une
opération de représailles après que des missiles américains avaient
abattu un avion de ligne iranien, six mois plus tôt, m'expliqua
l'auteur. Cette théorie du complot circule depuis longtemps, mais n'a
jamais été avérée. Pourtant, après mon retour aux Etats-Unis, j'appris
que de Villiers était sur une piste. Un ancien agent de la CIA me
confirma que les "meilleurs renseignements" sur l'explosion de Lockerbie
font état d'un rôle actif de l'Iran.
C'est un sujet très
controversé à la CIA et au FBI, précisa-t-il, en partie parce que les
preuves contre les Iraniens sont classées secret défense et ne peuvent
être produites devant un tribunal ; mais, à l'agence américaine,
nombreux sont ceux qui sont convaincus que l'Iran a commandité
l'attentat.
De Villiers se retira pour boucler ses bagages pour la Tunisie, non sans
avoir joyeusement donné quelques avis cyniques sur le printemps arabe.
("Le plus clair dans l'histoire, c'est que les Frères musulmans ont mis
le grappin sur toute la région.")
Il a sur d'autres sujets une
vision tout aussi tranchée et désabusée. "La Russie ? La Russie, c'est
Poutine. Les gens se sont bercés d'illusions en se disant qu'avec
Medvedev il y aurait du changement. Je n'y ai jamais cru." Et la Syrie ?
"Si Bachar tombe, la Syrie tombe. Il n'y a rien d'autre pour assurer la
cohésion de ce pays."
Girard et moi, nous nous versâmes un autre scotch, et il se mit à me
raconter ses aventures avec de Villiers. Les ex-femmes de Villiers
revenaient dans beaucoup d'histoires et elles semblaient toujours avoir
le chic pour débarquer à Gaza ou au Pakistan dans les tenues les plus
inadaptées. "Un jour, vers 1995, nous sommes allés ensemble dans le
bastion du Hamas, et Gérard était avec sa femme, qui portait un
chemisier très provocant, sans soutien-gorge. Des jeunes gens se sont
littéralement mis à nous lapider et nous avons dû nous sauver."
Il se faisait tard, et Girard semblait avoir épuisé son stock
d'anecdotes. "Il a 83 ans et ne lève pas le pied, conclut-il. Il
continue de se rendre au Mali et en Libye, même depuis son accident
cardiaque." Il marqua une pause, plongea le regard dans son verre et
reprit : "Je me rappelle une fois, pendant la rébellion en Albanie, en
1997 [consécutive au pillage des stocks d'armes de l'époque communiste],
nous étions assis tous les deux sur un toit et nous avons parlé de la
mort. Il m'a dit : ‘Moi, je ne m'arrêterai jamais. Je continuerai à
appuyer sur le champignon jusqu'à mon dernier souffle.'"
(source courrier-international) .