Chronique du lundi : Erreurs sublimes, vérités arides…

« Shakespeare en pire. » Telle est la Une du journal français Le Monde (1-7-2016). Exprimant ainsi l’indignation de toute l’Europe devant la victoire du Brexit. Qui par son triomphe, a fait s’écrouler tout l’idéal de grandeur dont l’auteur de Hamlet a été le chantre et l’incarnation dans sa création dramaturgique. Dans notre pays aujourd’hui, le pire n’inspire plus que l’impossibilité de restaurer la faculté d’indignation face à l’inadmissible. De fait, il en est des peuples comme des individus : les difficultés sont leur lot quotidien. La grandeur se mesure alors à l’aune des efforts consentis en permanence pour les surmonter.

De ce point de vue, le Sénégal est en passe d’intégrer le cercle des pays de « perfection étroite », incapables de s’élever aux catégories supérieures, au sublime. Car comme le souligne E. M. Cioran : « Chaque peuple a ses problèmes auxquels il s’attache jusqu’à les épuiser ; ensuite il s’en débarrasse, en cherche d’autres et quand il n’en trouve plus, se repose au sein de son propre vide. »

La manifestation la plus éloquente de cette spirale du vide, c’est le comportement des Sénégalais en ce mois béni de Ramadan : mois d’abstinence, littéralement transformé en mois de bombance, dont la Korité sera le point de rupture, c’est-à-dire de basculement dans la surabondance et les excès. « Kheud » et « Ndogou » sont vécus comme la même forme crépusculaire du jeûne : « les aliments (y) remplacent les idées. » De sorte que « l’heure du repas (devient) la liturgie quotidienne du vide spirituel. »

Mais le secteur où la décadence se manifeste avec le plus de persistances est celui de la culture, au sens générique du terme, notamment dans l’Éducation, qui en est le substrat et la mamelle nourricière. En effet, tout en continuant de proclamer un idéal d’excellence, notre École n’est plus qu’une gigantesque officine où on se contente de délivrer des diplômes.

Sans au préalable avoir assuré les enseignements et installé les compétences dont ces documents auraient dû être la sanction légitime. C’est pour cette raison que cette année, année de toutes les improbabilités, tous les examens de fin d’année se tiendront. Sur la même lancée sera organisée la « fête de l’excellence » que constitue la cérémonie de remise des prix aux lauréats du Concours général.

Tous les acteurs de l’Ecole en tireront un bilan nécessairement positif : ç’aurait pu être pire, se délecte tout le monde. Refusant d’admettre que ces deux moments décisifs de la vie de l’École ne sont plus qu’une sorte de rumination rituelle des mêmes petits contentements officiels permettant à nos autorités d’entretenir l’illusion de l’excellence dans le système éducatif. De façon générale, on théorise en permanence le meilleur, pour entretenir indéfiniment le pire sans susciter l’indignation. 

C’est ainsi que récemment, n’eût été la libération de Karim Wade, l’arrestation de Déesse Major, aussi mineure que l’impertinente plainte de ces Mollahs autoproclamés, aurait été traitée comme un événement. En vérité, la prétention de cette jeune fille au statut et au titre d’artiste se résume à une sorte d’état de grâce dans la superficialité, sous forme d’attitudes lascives dont tous les humains sont capables dans leur intimité, toutes les bêtes dans leur bestialité.

Or, par leur créativité, les artistes véritables sont toujours provocateurs et impertinents, d’une impertinence initiatrice de ruptures génératrices de nouvelles positivités. Au rebours de ces élans véritablement artistiques parce que généreusement créatrice, Déesse Major, en sol mineur, se comporte exactement comme ces « poètes autoproclamés » dont parle Paul Valéry.

Qui ont « une conception si vague de la poésie, que c’est ce vague de leur esprit qu’ils prennent pour la poésie. » Quant à nos inquisiteurs de « Jamra », ils n’ont eu accès à l’objet de leur « courroux » qu’en allant le chercher et trouver dans son intimité. Si bien qu’à l’analyse, cette plainte semble n’avoir été qu’un acte de communication, et non un combat contre les vices. Insidieusement, le Sénégal se construit ainsi progressivement sur de petits riens, mais que l’on accumule si systématiquement que leur épaisseur finit par nous les imposer comme une présence à la fois insignifiante et problématique. 

En définitive, le Sénégal ressemble fort à ces nations qui « font leur chemin dans les erreurs sublimes et le terminent dans les vérités arides. » Passer le Ramadan à manger, « sauver l’année » scolaire tous les ans, réduire la création artistique à une impertinence provocatrice et dévergondée, une Assemblée nationale en flagrant délit de fraude fiscale, le cas Karim, le Protocole de Rebeuss…. , telles sont les erreurs sublimes avec lesquelles nous nous complaisons à être gouvernés. Et qui, si l’on n’y prend garde, nous mèneront à des vérités arides…