" Le Sénégal craint le retour de ses fils enrôlés par l'Etat islamique"

Alors que l'Etat islamique recule partout, les pays qui lui ont fourni -bien malgré eux- des combattants sont sur le qui-vive. Parmi eux, le Sénégal, qui ne veut surtout pas être pris par surprise. Analyse d'Abdou Cissé, journaliste sénégalais.

L'exercice 2016 a été éprouvant pour l'Etat islamique. Depuis le début de l'année, le califat autoproclamé a perdu 16% d'un territoire qui s'étendait sur 90 800 kilomètres carrés entre la Syrie et l'Irak. A ces échecs, il faut ajouter celui de Syrte, fief libyen et ville natale de l'ancien Guide Mouammar Kadhafi, tombé le 6 décembre après six mois de combats. 

Cependant, ces défaites symboliques de l'Etat islamique ouvrent une nouvelle ère de menaces terroristes pour les pays d'origine de ses fantassins. Beaucoup craignent que ceux-ci profitent de la situation pour retourner chez eux et y importer leur lutte armée. Le Sénégal figure parmi ceux qui ne prennent pas le phénomène à la légère, comme l'a souligné le président Macky Sall lors du récent Forum de Dakar sur la Paix et la Sécurité en Afrique: "S'agissant du retour des djihadistes, nombre de pays sont confrontés à ce fléau. Le Sénégal est lui-même concerné par les jeunes venus de Libye." 

Dakar dans le viseur de l'Etat islamique

Avant même la perte de leur bastion, les djihadistes sénégalais de la branche libyenne de Daech ne cachaient pas leur désir, aux médias sénégalais et étrangers, d'en découdre avec la mère-patrie afin d'y poursuivre leur "guerre sainte".  

Des menaces prises d'autant plus au sérieux que le 13 novembre 2015, la France avait subi des attaques perpétrées en partie par ses propres fils. Sept mois plus tard, on découvre que ces assauts et ceux de Bruxelles, le 22 mars, ont été préparés en relation avec Emni, la branche de Daech chargée d'exporter la terreur à travers le monde. Il n'est pas encore établi que des Sénégalais sont membres de ce département. En revanche, il est certain que des compatriotes ont pris part aux combats, en Libye comme en Irak.  

Où sont-ils passés?

Le 25 avril 2015, Abu Jafar as-Senegaal, ressortissant sénégalais, participe ainsi à une opération kamikaze contre des militaires irakiens, faisant trois morts, à la frontière irako-jordanienne, en compagnie d'un Français et d'un Belge. Le 20 mars 2016, une position de la milice Fajr Libya à Abou Grein, en Libye, est attaquée par des djihadistes. L'Etat islamique, qui revendique l'opération, l'attribue à trois commandos dont la mission était de riposter à un bombardement fatal à des civils de Syrte. L'émir des Sénégalais en Libye, Abu Hatem, poste alors sur le réseau crypté Telegram un enregistrement audio dans lequel il soutient que trois de ses compatriotes en sont les auteurs. 

Autre preuve de l'engagement dans les combats de Sénégalais ralliés à la branche libyenne de l'Etat islamique: les décès enregistrés dans leur rang entre 2015 et 2016. Parmi ces morts, le chef de guerre Abdourahmane Mendy, qui serait décédé le 19 juillet dernier au sud du Centre de conférence Ouagadougou. Elimane Diop non plus, n'aurait pas survécu au siège de Syrte engagé le 12 mai par les milices anti-djihadistes favorables au gouvernement du Premier ministre Fayez al-Sarraj. Quid de Sadio Gassama et de tous les autres qui, ont disparu des réseaux sociaux depuis le début de l'opération? Ont-ils été tués? Sont-ils sur le chemin du retour où se sont-ils déployés sur les autres fronts libyens? 

Des liens avec Boko Haram

Quel que ce soit le cas de figure, l'Etat du Sénégal reste sur ses gardes et suit de très près tous ceux qui pourraient venir de la Libye ou des pays avec lesquels elle partage une frontière. En témoigne l'arrestation, le 12 octobre dernier, d'Abdoul Aziz Dia, activement recherché par les services de sécurité et cueilli chez lui un mois après son retour du Niger. Des puces téléphoniques libyenne, nigérienne et burkinabé sont alors retrouvées chez lui. L'un de ses proches souffle que le présumé djihadiste était en Libye et qu'il aurait subi un lavage de cerveau. Les enquêteurs cherchent sans doute à savoir s'il préparait quelque chose contre le Sénégal. 

Antérieurement, des volontaires sénégalais de Boko Haram avaient déjà été arrêtés pour avoir projeté d'établir une cellule locale de la secte djihadiste nigériane, accusations qu'ils réfutent tout en avouant avoir été invité à enseigner le Coran aux combattants de Boko Haram. Huit autres djihadistes sénégalais présumés, arrêtés en Mauritanie, ont révélé qu'en 2015, 23 de leurs compatriotes, dont un vétéran du front syrien, avaient rejoint la province de l'Etat islamique en Afrique de l'Ouest (Boko Haram). Selon la presse sénégalaise, c'est en cuisinant les intéressés que les enquêteurs ont appris qu'un trio de leurs compagnons avait regagné la terre natale depuis belle lurette. 

Au-delà de ces groupes, le Sénégal craint de voir un "loup solitaire" mener une action individuelle et la revendiquer au nom de l'Etat islamique. Un scénario qu'il ne faut pas sous-estimer. "Nous avons des partisans au pays", avait confié un djihadiste sénégalais à RFI. Un autre a refusé de décrire à l'auteur de ces lignes le trajet emprunté pour se rendre en Libye, au prétexte qu'il craignait de compromettre le retour de ses frères restés au Sénégal et qui, à ce stade, n'avaient pas encore les moyens de donner corps à leur projet.