Ainsi agissait Ceerno Suleymaan Baal, le fondateur de l’ALMAAMIYAT (1770-1880)

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Ainsi agissait Ceerno Suleymaan Baal, le fondateur de l’ALMAAMIYAT (1770-1880)

Ainsi agissait Ceerno Suleymaan Baal, le fondateur de l’ALMAAMIYAT (1770-1880)[1]

Préfaçant l’ouvrage du professeur Oumar Kane « La première hégémonie peule. Le Fuuta Tooro de Koli Tengella à Almaami Abdul » publié en 2004, tiré de sa thèse déposée en 1961 ; Amadou Makhtar MBOW, ancien directeur général de l’Unesco, affirme :

 « Le renversement, en 1776, de la dynastie des Deeniyankkobe(un groupe social du Fuuta) est une véritable révolution par la façon dont il s'est opéré comme par ses objectifs. Cette révolution constitue une rupture avec toutes les pratiques connues jusque-là dans le Fuuta Tooro. Elle ne vise ni à changer de dirigeant dans une continuité dynastique, ni à conquérir le pouvoir au profit d'un homme. Elle est une œuvre collective d'intellectuels voués au salut public, qui se fixent comme objectif de créer un nouveau type d’état fondé sur des principes de démocratie et sur le règne de la justice et de l'équité.»

 

Ceerno Suleymaan Baal était le leader de ce groupe d’intellectuels, anciens pensionnaires de l’Université de Pir Saniokhor, l’une des plus vieilles institutions de l’enseignement supérieur en Afrique de l’ouest. C’est lui qui a mené la révolution dont il est question supra et constitué les fondements de l’Almaamiyat comme une nouvelle forme d’Etat au Fuuta Tooro.

Meneur de l’expérience politique la plus bouleversante au Sénégal, figure marquante de son XVIIIème siècle, Ceerno Suleymaan Baal n’en est pas pour autant très bien connu. Son œuvre particulièrement et l’Almaamiyat en général, n’occupent qu’une place secondaire dans l’histoire de ce pays. Il faut savoir que cette histoire est souvent écrite sans tenir compte (par ignorance ou négligence !) des sources manuscrites en langue ou caractères arabes.

Aujourd’hui, l’éthique et la bonne gouvernance étant au centre des discours et références politiques et le réarmement moral au cœur des préoccupations, le réinvestissement de tout le patrimoine du Sénégal, sans aucune discrimination, est une impérieuse nécessité. A cet effet, il importe de revenir sur les recommandations de Ceerno Suleymaan Baal qui pourraient constituer un viatique pour tous  ceux qui s’engagent en politique et une orientation pour retrouver le meilleur chemin.

 

A)     Ceerno Suleymaan Baal et la constitution de l’Almaamiyat

Suleymaan Baal est né à Boode, dans la région de Tooro vers 1720. Il est issu d’une grande famille maraboutique, celle de Ceerno Asso. Il débuta sa formation au sein de celle-ci avant d’aller en Mauritanie où il séjourna longtemps dans la prestigieuse école  de Cheikh Fadel. Il s’y est même marié avec une mauresque, qui est la mère de son fils Boubakar Suleymaan.  Après l’achèvement de sa formation en Sharia, il est retourné au Fuuta, avec des disciples que lui a confiés son marabout. Mais, à son arrivée il constata que ses anciens promotionnaires et amis ont suivi Amar Fall à Cayor pour approfondir leurs connaissances. Il faut noter que ce grand érudit, descendant de la famille royale cayorienne, avait délocalisé son déjà célèbre foyer d’éducation  à Pir pour être à l’abri de la tyrannie des autorités et de l’insécurité qui régnait au Fuuta. Suleymaan Baal décida d’y aller             rejoindre ses amis. Après Pir, il est parti au Fuuta Jalon qui avait déjà connu une révolution islamique avec Karamoko Alfa.

Sa formation ainsi achevée, Ceerno Suleymaan Baal  décida de rallumer son foyer (école) à Bode et d’y mener la mission qu’il s’est assignée. A savoir : sensibiliser et appeler à lutter contre la domination des maures, à s’insurger contre la tyrannie des Satigis et l’esclavage afin de mettre en place un Etat juste. Pour ce faire, il sillonna le Fuuta de long en large et envoya des correspondances aux ulémas réputés. Intelligemment, il a pu gagner à sa cause plusieurs chefs traditionnels et a su attirer définitivement à lui les Sebbe Koliyaabe, guerriers indomptables sur lesquels reposait essentiellement la puissance des Satigis (titre de prince des deeniyankkoobe).

Fort de l’adhésion des Fuutankkoobe (ressortissants de Fuuta), Suleyemaan Baal réussit à supprimer le muudo horma (Mesure de la quantité de mil que chaque chef de famille devait verser périodiquement aux maures), à chasser les maures des territoires du Fuuta, à défaire le régime deeniyankke, à interdire l’esclavage et sécuriser  la région.

 

La phase de libération-sécurisation terminée, Suleymaan Baal s’attela à la construction de l’Almaamiyat. Il convoqua  à Cilony (certains disent Hoorefonnde) un nombre considérable d’uléma et notables du Fuuta.  C’est cette assemblée (une véritable Constituante) qui a abolit l’ancien régime et énoncé les principes constitutionnels qui fondent le nouvel Etat comme suit :

 

1°)-le Fuuta est un et indivisible. Le fleuve n’est pas une frontière, car c’est la même population peulh qui habite sur les deux rives. Il va de Dagana à Njorol, de Haayre Ngaal au Ferlo.

 

2°)-l’égalité de tous devant la            justice ;

3°)-les chefs de provinces et de village assistés des Qaadis, connaitront les affaires locales conformément aux prescriptions islamiques ;

 

4°)-les conflits entre collectivités voisines sont soumises à l’arbitrage de l’Almaami qui prononce le jugement ou indique la marche à suivre pour régler le différend ;

 

5°)-tout individu a droit d’appel auprès de l’Almaami s’il se sent lésé par un chef ou par un jugement ;

 

 6°)-l’impôt, le produit des amendes  et tous les revenus de l’Etat doivent être utilisés à des actions d’intérêt général ;

 

7°)-l’Almaami, responsable de la Défense, peut requérir les services  de tous les hommes valides à cette fin ;

 

8°)-orphelins, enfants et vieillards doivent être protégés. ;

 

9°)- le titre royal de Satigi est banni, le nouveau chef du pays portera désormais le titre d’Almaami;

 

10°)-l’Almaami doit être désigné par les Jaagorde (Collège de grands électeurs) venant des six provinces du Fuuta. Cette décision doit être entérinée par le batu fuuta (Congrès des fuutankkoobe).

 

S’agissant des critères d’éligibilité et des conditions d’exercice de la fonction d’Almaami, l’assemblée décida de suivre les recommandations de Ceerno  Sulymaan Baal.

 

B)      Les recommandations de Ceerno Suleymaan       Baal

Cheikh Moussa Kamara reprend, dans son ouvrage Zuhuur al bassaatiin fi al taarikh al sawaadiin à la page 540 du premier tome, les recommandations de Ceerno Suleymaan Baal en discours direct. Nous traduisons sa citation, en énumérant les recommandations, comme suit :

 

 « Ceerno Suleymaan Baal encourageait et parlait à son armée   ainsi: La victoire est dans la persévérance… Je ne sais pas si je sortirai de cette guerre vivant. Toutefois, je vous recommande, si je ne suis plus de ce monde,

1°) – d’exiger, pour  assumer la fonction d’Almaami, un homme désintéressé, qui ne mobilise les biens de ce monde ni pour sa personne ni pour ses proches ;

2°) – si vous le voyez s’enrichir, démettez-le et confisquez les biens qu’il a acquis.

3°) – s’il refuse la démission, destituez-le par la force et  bannissez-le ;

4°) – remplacez-le par un homme compétent quelle que soit sa lignée ; 

5°) –veillez bien à ce que l’Imaamat ne soit jamais héréditaire

6°) – n’intronisez qu’un méritant. »    

                            

Le profil et les critères d’éligibilité de l’Almaami étant ainsi dégagés, le choix de l’assemblée se porta à l’unanimité sur le nom de Suleymaan Baal. Mais, ce dernier se récusa formellement en disant : «  Je ne suis qu’un chef de guerre (Mujaahid), cette fonction ne m’est pas destinée. » Et il exigea que le choix se fasse sans délai, pour qu’il n’y ait pas discontinuité du pouvoir : « avoir un mauvais chef, vaut mieux que de n’en avoir pas du tout », affirmait-il.

 

Après ce refus, l’assemblée était obligée de mettre en place un comité électoral chargé de lui proposer des candidats. Celui-ci était dirigé par Alfa Amar Seydi Yero Busso qui a parcouru le Fuuta pour rencontrer les potentiels imaams. A l’arrivée, Abdul Kader Kane fut désigné et élu à l’unanimité par les Jaagorde malgré ses fortes réticences. En effet, avant d’accepter la fonction du premier chef d’état élu de Fuuta-Tooro et environnant, sachant qu’il lui reviendrait la redoutable tâche de concrétiser l’Almaamiyat tel que préconisé par Ceerno Suleymaan Baal, Abdul Kader Kane a formulé ses exigences à l’assemblée. Il demanda, entre autres, qu’on s’engage à ne jamais le trahir ; à ouvrir dans chaque village un foyer d’éducation ; que les villageois se choisissent,  pour assurer la relève du régime défait, un imam et son suppléant pour diriger les prières ; un qaadi et son suppléant pour rendre la justice ; qu’on lui laisse lui, le pouvoir de nommer le chef de village. Il ajoutait que toute dîme levée sur les récoltes et sur les troupeaux soit destinée aux pauvres du Fuuta Tooro uniquement. L’assemblée lui concéda ses exigences tout en lui conseillant d’associer les jaagorde dans la gouvernance. Ce consensus a permis à Almaami Abdul Kader de régner sur le Fuuta pendant plus de trente ans (1776-1807). Un règne qui a bien transformé le Fuuta Tooro et fait rayonner son modèle politique au-delà de ses frontières. La création de la République démocratique lébou du Cap-vert, indépendante du royaume du Cayor, n’est pas sans lien avec cette expérience. Louis Faidherbe dit à son propos : « Depuis Abdul Kader, le Fouta n’a plus retrouvé cette union qui en fit la puissance la plus formidable de toute l’Afrique. »

Enfin, disons que Ceerno Suleymaan Baal a réussi à changer profondément la situation sociopolitique du Fuuta à partir du 18ème siècle. Il y a introduit un système aristocratique qui a transformé le pays en terre de sciences, d’intellectuels, de liberté et d’asile. Il donna dignité, respectabilité et fierté aux fuutankkobe. Mais sa  vision, qui ressemblait à de l’hallucination en son temps, ne peut être sans susciter d’interrogations. Il faut dire que ses orientations démocratiques ne sont connues à l’université qu’en 1973, après la soutenance du mémoire de maîtrise de Professeur Rawane Mbaye. Ce dernier, à notre connaissance, est le premier à traduire de l’arabe les recommandations de Ceerno suleymaan Baal. Jusqu’ici, les intellectuels du Sénégal, très au fait de ce qui s’est passé au dix huitième  siècle en France, s’étonnent de cette vision avant-gardiste. La forme étatique proposée par Ceerno Suleymaan Baal, avant la naissance des états modernes de la France et des États-Unis, a paru tellement nouveau pour son époque, que les historiens et observateurs avertis ont du mal à la qualifier. Almaamiyat, Etat théocratique, Etat islamique, Etat Toorodo, tout y passe. Mais, étant donné que la démocratie musulmane n’est pas encore intégrée, comme la démocratie chrétienne, dans la nomenclature européenne, ils n’ont pas encore franchi le pas pour l’appeler République Musulmane Démocratique de Fuuta.

 

Cela dit, il reste à savoir pourquoi une société qui a bénéficié de tant d’expériences politiques hésite-t-elle à se mettre devant, pour promouvoir son modèle au lieu de vouloir tout importer  ou rester sur la défensive par rapport à l’évolution du monde? Pourquoi le Sénégal n’est pas, à partir de cette expérience, le porte étendard de l’islamisme en Afrique? Pourquoi la transmission-valorisation de cette expérience pose problème ? Pourquoi a-t-on institutionnalisé l’ignorance du dix-huitième siècle sénégalais riche en politique ?

 

Mamadou Youry SALL

Enseignant-Chercheur

UGB


[1] Cette contribution est extraite de la communication présentée au Colloque International des Musulmans de l’Espace Francophone (CIMEF)  tenu à Dakar, Sénégal, du 23– 26 août 2013
Voir le texte intégral dans : http://www.arabisants.org/Suleymaan%20BAAL.pdf

 


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