Du bon usage de l’espoir aujourd’hui

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Du bon usage de l’espoir aujourd’hui

Réflexion sur l’agir en commun de notre temps

Mame Mor Ndiaye

À une époque où l’espoir n’a plus bonne presse (a-t-il d’ailleurs eu un jour une bonne réputation ?), où le monde est frappé par une crise sanitaire sans précédent qui présage comme conséquence, une crise économique, il est indispensable de s’interroger sur l’espoir aujourd’hui. La nécessité d’une telle interrogation vient aussi en partie du fait que l’espoir se trouve au cœur de nos vies  — puisqu’il fait vivre   — or, force est de reconnaître qu’il est repoussé ou du moins, souvent très peu traité par la philosophie. En outre, le discours qui prévalait avant la crise sanitaire selon lequel les européens auraient le moral en berne, pour prendre cet exemple — quoiqu’individuellement chacun continue à espérer — conduit à s’interroger sur les moyens de redonner à la notion complexe d’espoir sa dimension collective. L’espoir n’est pas facile à cerner et à saisir dans une définition précise : il semble avoir un caractère insaisissable. Jugé comme « force motrice, élan pour l’action[1]», sa nature composite mêle affects et calculs[2] en son sein. À en croire Monique Atlan et Roger Pol-Droit : « L’espoir est bien une émotion, il concerne la sensibilité, il nous affecte, nous transporte, nous sort de la passivité en impliquant actes immédiats ou projetés, volonté, intentions[3] ». On voit là qu’en tant qu’émotion, l’espoir fait partie de la définition de l’humain comme dépositaire d’une volonté engagée concrètement dans un projet, malgré qu’il fasse fond sur une dimension d’incertitude. À n’en pas douter, sans espoir, il y a le risque d’un monde clos : l’espoir donne la possibilité d’une issue à condition qu’il soit pensé et tempéré. Toutefois, l’espoir est aussi complexe et ambigu, étant donné qu’il se dessine à travers différentes figures : il y a des espoirs louables et alléchants, mais aussi des espoirs meurtriers, noirs et tragiques. Ainsi, s’impose la nécessité d’un exercice de lucidité en vue d’un bon usage de l’espoir qui,  — c’est le cas de le dire  — est comme une sorte de matière brute appelant à être passé au filtre d’un tamis afin de déblayer tout ce qui est espoir vain, espoir illusoire, espoir négatif. Tous ces éléments aiguisent donc une problématique saisissante dont il faut prendre la mesure : de quel type d’espoir a-t-on besoin aujourd’hui face aux défis immenses qui nous attendent ? Comment faire advenir un espoir qui se cristallise autour d’une volonté commune de contribuer à une action collective afin de répondre aux enjeux du moment ? La prise en charge de cette problématique implique un travail systématique sur l’usage approprié de l’espoir en vue de dépasser la scission espoir individuel et espoir collectif, obstacle à toute réponse convenable aux défis collectifs de notre temps.

Notre approche ne consiste ainsi nullement à produire un référentiel normatif univoque autour duquel doit s’articuler tout bon usage de l’espoir. Mais, il s’agira plutôt d’un travail de réflexion qui aura pour principal souci d’apporter des éléments d’éclairage sur la nature de l’espoir, la défiance d’un grand nombre de personnes par rapport à l’espoir politique, et surtout en définitive le chemin qui mène vers le bon usage de l’espoir collectif.

 

I)                  L’espoir : une matrice énergétique de l’humanité

L’espoir est une « matrice énergétique[4] » inhérente aux humains, destinée à inhiber le nihilisme passif du désespoir. C’est comme un ressort qui meut et incite les hommes à l’action, sans quoi, ils s’empêtrent fatalement dans le gouffre du grand désespoir. C’est donc la source d’une énergie permanente qui fait avancer continûment les humains dans le sens où « […] ce n’est en fait rien de précis, de représentable, ni même de concret que cherche l’espoir. Il est animé entièrement par le pur mouvement des retrouvailles, la quête du processus qui a permis d’atteindre la plénitude[5]». L’espoir serait donc de l’ordre d’une poussée vitale qui entretient la dynamique des actions humaines. Sous ce rapport, il y a lieu de préciser que  « ni les dieux, ni les animaux n’espèrent[6] ». Autant affirmer ainsi définitivement que l’espoir est spécifiquement humain, c’est le propre de l’homme comme le relève très justement Bergson : « L’homme est le seul animal dont l’action soit mal assurée, qui hésite et tâtonne, qui forme des projets avec l’espoir de réussir et la crainte d’échouer[7]». Preuve en soit : à chaque objectif que l’homme se propose, raté ou atteint, il ne cesse de continuer à espérer et à se projeter dans une action future avec d’autres objectifs. « L’espoir est bien cette "matrice énergétique" s’investissant d’un but à l’autre sans jamais s’épuiser pour autant[8]».

Le lien étroit entre espoir et action humaine s’esquisse, par conséquent ici et se comprend davantage en référence à Sartre, dans son livre d’entretien avec Benny Levy intitulé L’espoir maintenant où ils soutiennent que « l’espoir fait partie de l’homme[9] » comme  une manifestation authentique de sa liberté. Il faut en effet, l’énoncer de manière péremptoire : Sartre considère que l’espoir se confond avec l’action et lui est consubstantiel. Mais comment comprendre ce rapport d’intrication entre espoir et action ? Il faut remarquer que s’il en est ainsi, c’est parce qu’une des définitions de l’espoir fournit par Sartre montre bien que « l’espoir est le fait même de poser une fin comme devant être réaliser ». On voit dès lors à la faveur de cela que l’espoir n’est pas ce qui émerge de l’action, il n’est pas un effet secondaire de l’action, mais se confond avec elle. Ce qu’il faut comprendre ici, c’est que l’espoir n’est pas un impératif mais une nécessité, autrement dit, rien ne sert d’enjoindre les individus à espérer puisque de toute manière, ils sont voués à l’action, or celle-ci ne peut véritablement s’effectuer sans ce moteur qu’est l’espoir.

Si l’on fait un pas en arrière dans l’histoire pour se référer à la légende de la boîte de Pandore dans la mythologie grecque[10], on s’aperçoit que l’espoir (Elpis) est également, toujours lié aux possibles a priori indiscernables. Il faut se rappeler que c’est l’histoire d’une femme ravissante du nom de Pandore, qui, face à l’interdit de Zeus de ne jamais ouvrir le jarre —  qui tenait l’humanité à l’abri des tourments de la vie —, décide par un excès de curiosité de lever cet interdit. Elle  enleva le couvercle de la jarre, d’où se dispersèrent tous les maux — tristesse et malheur — de la terre avant de le refermer sous les ordres de Zeus. Mais seul l’espoir resta à l’intérieur : dès lors on ne sait pas si c’est un mal cloué au fond de la jarre ou un bien destiné à dissiper les maux. De là, il faut comprendre le statut catégorial ambigu de l’espoir : « Attente à la fois fondée et incertaine, Elpis rappelle sans cesse qu’il n’y a pas de félicité parfaite chez les humains, pas plus que de misère complète ni de malheur intégral. La notion apparaît ici à la fois humainement centrale et indéterminée[11] ». Il faut bien le souligner ici : la situation actuelle du monde donne à ce propos toute force persuasive dans la mesure où après quelques mois de confinement dus à la crise sanitaire, on est encore au creux de la vague, mais on n’a pas abandonné tout espoir d’une sortie de la tête de l’eau. En effet, on parle de nos jours d’une lueur d’espoir au regard du fait que le virus est sous contrôle et que les activités économiques redémarrent un peu partout dans le monde. Ce qui atteste tout naturellement que l’espoir est indéracinable chez les humains : c’est en quelque sorte le principal rouage dans le mécanisme de l’identité agentive de chaque être humain.

Aussi, l’espoir n’est-il pas fondamentalement lié à la temporalité du point de vue individuel comme du point de vue collectif. On ne peut pas parler d’espoir sans la dimension du futur, même si cette attente est liée au passé et à la mémoire. François Hartog mobilise le concept de « régime d’historicité[12] », pour montrer l’existence du rapport entre les attentes d’une époque et la manière dont elle perçoit son passé immédiat : au Moyen-Âge, les évolutions étaient fort lentes de sorte que les gens attendaient pour les générations futures, grosso modo, une existence semblable à la leur, qui était aussi semblable à celle de leurs grands-parents. En revanche, à partir des temps modernes, tout s’accélère puisque les mutations techniques, scientifiques ont provoqué le sentiment que ce qui va advenir sera fondamentalement différent, de ce qui a été et du présent actuel. À partir de là, se dessine le rapport profond et intime entre le temps et l’action touchant toute sorte d’espoir : un espoir authentique incite à l’action et celle-ci implique par avance la prise en compte de la dimension temporelle vers le futur. À ce titre, Sartre  souligne que lorsqu’on pose une fin alors on pose l’action pour l’atteindre et on commence à espérer. Sartre et Benny Levy disent que « l’espoir n’est pas une illusion lyrique ». Ce qui suggère qu’il ne faut pas seulement espérer pour se consoler en disant « espérons, espérons !!! », comme on dit « marchons, marchons » sur la scène des opéra sans bouger. Ce qui ne serait donc qu’une consolation vaine et creuse, dans le sens où tout espoir implique une action et suppose une première action. À n’en pas douter, il existe de l’incertitude touchant ce rapport au faire, mais c’est là aussi tout le sens et la portée incitatrice de l’espoir. Ernst Bloch[13] reprend ce schème en faisant de l’espoir l’axe majeur de l’histoire de la création et de l’invention humaine : l’espoir est chez lui le principe de toute action humaine par excellence. C’est donc un fait à vouloir rendre patent : l’espoir est impossible à tuer chez l’humain, il renaît toujours ou il résiste toujours en dépit des échecs et des déceptions, sa persistance est sans faille.  À en croire Monique Atlan et Roger-Pol Droit, contrairement à ce que l’on prétend ordinairement l’espoir « […] forme, au contraire, l’essence même de la psychè, sa ressource, son énergie indéfiniment reconstituée[14] ». En dernière instance, le constat montre bien que l’espoir est une partie constitutive de la structure de l’humain. Pour autant, il semble paradoxalement être mis hors-circuit dans le champ de la philosophie et bien au-delà : comment l’espoir aussi bien individuel que collectif, a-t-il pu être mis en berne, éteint ou parfois systématiquement rejeté par tous? Aurait-il été indûment mais sciemment l’objet d’un meurtre organisé de la modernité ?

II)               Une crise philosophique de l’espoir

La philosophie occidentale s’est totalement désintéressée de la notion d’espoir : soit elle y est absolument indifférente soit elle lui fait un procès à charge. C’est ce qu’il convient de nommer « la crise de l’espoir » qui, traversant tout un pan de l’histoire de cette discipline, dont il s’agit ici de mettre en scène. Pour ce faire, commençons par Les Anciens qui avaient par essence une conception négative de l’espoir : c’est ainsi qu’Aristote faisait de l’espoir  le songe d’un homme éveillé. Mais plus profondément encore, toute une série de raisons ont été mobilisées par les philosophes en faveur d’un rejet absolu de l’espoir. Selon Épicure le sage n’espère pas : si vous n’espérez rien, vous n’avez rien à redouter. Dans la Lettre à Ménécée[15], Épicure préconise de ne rien espérer sous peine de perdre la tranquillité d’esprit et donc de plonger dans les eaux troubles. Cette lettre faite de conseils méthodiques pour parvenir à la sérénité grâce au raisonnement se veut un instrument de récusation de toute attente, aussi bien l’attente heureuse que la crainte : le problème c’est qu’en espérant, nous craignons par là même que ce que nous souhaitons n’advienne pas. Ce qui est jugé néfaste dans l’espoir, c’est qu’il transporte vers un ailleurs autre que l’instant présent : l’espoir trouble l’instant. Chez les Anciens l’espoir est un pathos, entendu au sens d’une émotion, passion, douleur et trouble. Les espoirs sont conçus comme des désirs vides et perturbateurs : ce sont des affects qui font obstacle au jugement rationnel. De ce point de vue, l’espoir serait donc déraisonnable et immaitrisable car il tend à basculer l’individu dans l’irrationnel  et la passion, tandis que la vie pleine et surtout celle sereine se juge à l’aune du contrôle de la raison. Un autre argument qui porte à se détacher de l’espoir tient au fait qu’il va de pair avec la crainte qui en est la contrepartie. Cette structure bipartite forme ce que Monique Atlan et Roger-Pol Droit appellent à juste titre un « couple infernale[16] », dont il faut se détacher — selon les Anciens — étant donné que lorsqu’on espère quelque chose, on craint qu’il n’arrive pas : les deux sont consubstantiellement liés. Pour autant, il y a lieu de faire remarquer que même si les Anciens ont « ostracisé » l’espoir, il n’a jamais été complètement évacué. Même ceux qui tentent de l’éradiquer, l’admettent par certains côtés à en croire nos auteurs : « Chacun d’eux admet en effet l’existence de « bons usages » possibles de l’espoir, par exemple, pour consoler les ignorants, rassurer les faibles ou faire obéir le peuple[17] ». Au demeurant, l’espoir peut conserver alors son utilité pour les non-sages : l’espoir peut avoir une certaine efficace.

Nous voici déjà sur le chemin d’une critique que Spinoza reprend en ce qu’il considère l’espoir comme la matrice de la superstition : les hommes se laissent  emporter par les rêves, les illusions qui tirent leur étoffe de cet affect hybride, or  le sage s’en libère, aussi longtemps qu’il vit sous la conduite de la raison. « Plus nous nous efforçons de vivre sous la conduite de la raison, plus nous faisons effort pour nous rendre moins dépendants de l’Espoir[18] ». Il est donc avéré que chez Spinoza aussi, la vie sous la conduite de la raison est celle de « l’homme libre », c’est-à-dire libéré de l’espoir qui est une véritable chaîne, une entrave  plongeant le non-sage dans une posture de servitude. En revanche, le sage incarne la réalisation complète de l’humain, détaché de tout affect de l’ordre de l’espoir.

Il faut savoir aussi que ce rejet de l’espoir a couru jusque dans la philosophie contemporaine. Un philosophe comme André Comte-Sponville dans son traité du désespoir et de la béatitude reprend cette critique mais sous l’angle de la question du désespoir, différent des tourments de la déception, des affres de la désespérance. C’est ici l’absence d’espoir dont il fait le centre d’inertie de sa théorie de l’art de vivre : un désespoir qui est synonyme de lucidité face au monde comme il va. À ses yeux le désespoir est « le degré zéro de l’espérance […], une espèce d’état sans avenir, puisqu’il n’est pas d’avenir qui ne soit d’espérance[19] ». Ainsi, André Comte-Sponville préconise de vivre sans espoir pour vivre pleinement heureux. Il prône une philosophie essentiellement pratique qui vise à vivre mieux : en s’exerçant à dissiper les illusions, les fausses craintes, et les vaines préoccupations, parce qu’à ses yeux « le dernier espoir, c’est de n’avoir plus à espérer[20]… ». Voilà une déclaration catégorique qui assigne un statut téléologique à l’apparition du caractère prétendument salvateur de l’absence d’espoir.

III)            Éclipse et défiance généralisée à l’encontre de l’espoir collectif

La défiance ancestrale à l’égard de l’espoir qui a traversé l’histoire de la philosophe n’a pas épargné notre époque et d’ailleurs, on pourrait dire qu’il en est le trait caractéristique. En effet, il existe une désaffection subite et un désespoir généralisé à l’égard des actions collectives et des mobilisations  nationales. Que faut-il repérer derrière ce malaise de la culture ? Il faut le placer dans une situation socio-économique générale et dans la perte de confiance à l’encontre de toutes les puissances publiques : ce sont les déceptions démesurées et apparemment insurmontables qui en sont la cause. Les temps troublés inhibent toute tentative d’espoir, de perspective et de monde meilleur : en effet, les représentations des lendemains qui chantent se sont heurtées au Goulag, aux guerres et massacres. Or, au niveau individuel la question de ce rejet ne se pose pas parce que l’espoir intime de chacun existe et s’affermit, là où l’espoir collectif est en berne : les avenirs radieux semblent être aujourd’hui éteints, éclipsés ou du moins déçus. Ce paradoxe assumé témoigne du fait que l’espoir est quelque chose d’indéracinable en chaque personne, mais sa dimension collective serait perdue au motif que l’on a la crainte de la crainte : on ne supporte pas la déception d’un espoir non abouti donc on préfère éliminer pour de bon tout espoir collectif.

On ne peut pas nier que le XXe siècle a été celui d’une violence sans précédent qui a amené à l’effondrement des espoirs investis dans la civilisation occidentale qui, pourtant était porteuse de progrès. L’apathie et l’inhibition de la sensibilité des individus à l’égard des discours d’exhortation procèdent ainsi d’une extinction de l’espoir collectif : les guerres, les conflits, et le cauchemar totalitaire comme effet dévastateur de l’espoir d’un monde égalitaire en sont les principales causes. Elles suscitent un regard désabusé face à ces discours, que les gens tiennent pour vains et dépourvus de contenu. Ainsi, selon, Monique Atlan et Roger-Pol Droit nos contemporains seraient des « citoyens qui se réfugient dans l’indifférence, par refus d’être dupes[21]». En d’autres termes, le désespoir submerge tout et fleurit partout provoquant pour certains le procès de l’espoir en raison de son caractère prétendument mortifère et pour d’autres sa mort définitive.  En tout état de cause, il semble que dans toutes les nations développées, le court terme domine, faute d’avenir envisagé ou visible les gouvernants se limitent aux affaires courantes : le plus grand travail est de gérer le quotidien à courte vue, sans une préoccupation du futur. La plupart de gens s’attachent à maintenir le statu quo en tentant d’esquiver les polémiques et les soubresauts : il n’y a presque aucun « regard sur un au-delà d’elle-même, sans réel souci d’un avenir à inventer[22] ». Aujourd’hui, à travers les sondages le constat montre que l’espoir est en berne, ou du moins l’avenir est entrevu en sombre : « l’espoir se découvre entravé, inhibé, paralysé. Il n’a certes pas disparu, mais semble à l’arrêt, bloqué[23] ». La cause vient de la proximité entre le penchant à la compassion qui tire son énergie de la politique-spectacle et le régime de temporalité investi par « le présentisme[24] ». Néanmoins, il faut s’arrêter un instant sur ce concept de l’historien François Hartog, qui désigne le fait que nous vivons dans de sorte de présent perpétuel qui absorbe les autres dimensions temporelles — le passé et le futur — et qui se caractérise à la fois par l’hypertrophie de l’instant et par sa vacuité, son aptitude à accueillir tout ce qui se passe. Cet état de choses que recouvre ce concept tient de l’échec des représentations du progrès au XXe siècle : on a fini par ne plus vouloir penser l’avenir ; le futur était plus à craindre qu’à désirer. On est entré dans ce rapport faussé au temps qui débouche fatalement sur l’éclipse de l’espoir collectif. Il faut s’appesantir sur ce concept de présentisme pour saisir le désappointement de nos contemporains à l’égard de l’espoir : il renvoie, en dernière instance à une situation un peu étrange où « toute la représentation collective du temps historique se centre sur le présent[25] ». La conséquence est claire : le temps d’héritage s’affaiblit et la continuité de l’histoire s’étiole en raison de la tentation d’écarter le futur, les lendemains, les buts à s’assigner dans le long cours de risques et d’incertitudes mais aussi la tendance à perdre de vue ses richesses. C’est donc en définitive, une tendance qui cherche à se débarrasser de l’avenir, ne plus s’en souciés car il est vécu sur le mode du fardeau : nous souhaitons désormais seulement la répétition du moment présent et de son état de confort. Tel est, semble-t-il le sort actuel de nos contemporains, mais néanmoins, faut-il conclure que l’espoir collectif est définitivement et irrémédiablement mort et enterré ?

 

IV)             Caractéristiques du bon usage de l’espoir

 

À cette question il faut répondre négativement, dans le sens où un bon usage de l’espoir collectif demeure malgré tout possible sous certaines conditions : on verra ici certains traits de caractère de cet usage approprié de l’espoir. Mais avant de poursuivre la réflexion sur ce point, il nous faut évacuer ce que n’est pas un bon usage de l’espoir au regard du monde actuel et de ses péripéties. Comme on le sait, l’espérance n’est pas l’espoir et ne sied pas dans notre contexte de crise : ce qui caractérise foncièrement l’espérance c’est l’attente d’une béatitude éternelle promise à chacun personnellement pour une existence dans le royaume céleste. Par exemple, les chrétiens  considèrent qu’après la venue du Christ, il n’y a plus rien à attendre ou à espérer sur terre car il semble que tout est donné à cette occasion. Avec la venue du  Messie la rédemption est par-là même annoncée et la résurrection a eu lieu : il n’y a plus rien à espérer donc pour le chrétien. De même et à quelques exceptions près, certaines représentations erronées occultent la compréhension du versant messianique de l’espoir chez les juifs : l’idée d’un Messie incarnée est erronée puisque c’est un messianisme sans messie[26]. L’espoir juif est une attente-espoir qui ne charrie aucune impatience : « Cet espoir juif, si ardent soit-il lance donc un défi incessant à l’espoir lui-même. Puisqu’il détecte, balaie, congédie tous les faux espoirs, les illusions d’espoirs notamment celle de l’attente passive d’une résolution assurée[27] ». C’est vraisemblablement, l’espoir d’un horizon lointain sans cesse qui recule quand on veut l’atteindre : en réalité, c’est une attente démesurée qui est submergée dans ce qu’on espère d’inédit. En outre, on songe aussi à un espoir injuste repérable dans la figure de ce que Rawls appelle le free rider[28], c’est-à-dire le passager clandestin. C’est par exemple le cas de celui qui, dans les luttes sociales ne prend pas part à la grève, tout en espérant bénéficier des acquis sociaux de la revendication. C’est un espoir injustement infondé même si son  objet est possible ou désirable.

 Il difficile de recourir à la philosophie pour une réorientation de l’espoir dans le temps de l’histoire, mais il semble qu’en cette période désenchantée, ce qui était de l’ordre de l’utopie est entré dans l’espace des possibles. D’évidence, la fonction de l’espoir consiste pour l’individu à être disposé à agir comme si notre espoir sera satisfait. L’espoir s’accompagne d’une attitude optimiste : en espérant, on voit les facteurs dépassant notre pouvoir comme étant favorables. Puisque nous tendons au désirable tout en baignant dans l’incertitude, l’espoir est fondamental et colore notre vie d’optimisme. Toutefois, l’espoir peut porter sur une panoplie de choses : un horizon terrestre, un évènement humain, un bien que l’on désire, une espérance religieuse, une vie après la mort, des vertus pratiques ici-bas, mais aussi l’espoir de nuire à ceux qu’on déteste, l’espoir de vengeance et l’espoir d’avoir soixante-douze vierges après s’être fait sauter avec sa ceinture explosive etc. Il y a donc toute une série d’avatars effrayants de l’espoir, de sorte qu’il faut se défaire de tout ce qui est parasitaire dans l’espoir à travers un exercice de lucidité consistant à abdiquer les espoirs vains, illusoires, et toute cette tentation de la pensée magique. Et, pour ce faire, la voie royale serait d’abord de transformer notre relation à la crainte qui se traduit par une trop grande précaution et une résignation inquiète. Cet exercice de lucidité et de discernement revient aussi à susciter une meilleure connaissance d’un espoir élaboré et affiné : ce qui pourrait relancer et réorienter la dynamique de l’espoir. Son mécanisme vise également à stériliser par la raison la passivité c’est-à- dire la simple velléité qui laisse dans l’impuissance. Le principe du jeu se résume très justement par ces propos : « la raison […] [29]doit donc en matière d’attente, savoir rester lucide et réaliste, éviter de tomber dans l’excès, de verser dans l’illusion. Soupeser ce qui peut nous arriver, en chaque circonstance, exige de combiner réflexion et prudence ». Il ne faut pas par ailleurs, s’en tenir à l’espoir incantatoire dont on use et abuse les hommes politiques : l’espoir n’est pas de l’ordre de l’injonction, c’est-à-dire qu’on ne peut pas obliger à espérer. Donc l’entreprise du bon usage de l’espoir doit nous inviter à éviter la démagogie et les louanges stériles qui sont en réalité des prédications sans effet, refrains sans impact.

Comment rendre l’usage approprié de l’espoir dans le débat publique et ne plus adopter l’attitude de désabusé en invoquant les risques ? Même si on vit dans un présent désillusionné sans rêve, sans avenir et dépourvu d’imaginaire, qui débouche sur un meurtre organisé de l’incertitude et donc de l’espoir collectif, sa résurgence s’avère nécessaire. Comme le relève Monique Atlan et Roger-Pol Droit, « pourtant, l’espoir est l’enjeu collectif de notre siècle[30] ». L’urgence philosophique se trouve dans le fait de ramener l’espoir au cœur de l’attention commune dans le sens où il faut un récit collectif qui donne forme à l’espoir, pour obvier à une sorte de désinvestissement du politique qui nous laisse désarmés face aux menaces, à l’instar des crises qui prévaut actuellement. Il faut savoir que le pessimisme ambiant tout comme l’espoir sont contagieux. Ce faisant, on a besoin de l’expérience du passé pour ne pas répéter quelques espoirs mal aboutis et aussi on a besoin de cet horizon du temps : l’espoir demande une attente. Ce qui suggère encore l’exigence de la dimension politique de l’espoir : les hommes politiques doivent prendre conscience de leur responsabilité, étant donné que c’est par le réinvestissement du politique que se fera l’articulation entre espoir individuel et espoir collectif. Le contexte de crise a montré que nous sommes dans un monde où la mobilisation de tous pour des actions collectives comme réponse globale s’avère décisive pour faire face aux défis et enjeux de notre temps. Cela suggère que l’idée de ramener l’espoir collectif est plus que jamais dans l’ère du temps sans que ce soit l’effet d’un décret arbitraire mais plutôt, le résultat d’une nécessité pratique. Catherine Chalier affirme à juste titre que « L’espoir est toujours en partage[31] ». On entend derrière ce propos l’idée que de même qu’on ne pense pas seul mais aux autres, de même qu’on n’espère pas seul. S’il est bien pensé et choisi, l’espoir ne peut se vivre et s’incarner en cavalier seul : il ne relève pas d’une odyssée solitaire. On en veut pour preuve, l’espoir porté aux générations futures pour une meilleure prise en charge écologique de l’environnement qui prévaut actuellement grâce à des figures exceptionnelles comme Greta Thunberg.

La question du bon usage de l’espoir implique une réflexion voire un questionnement sur la fabrique de cet espoir : de quoi est-il constitué ? Pour l’essentiel, une bonne part de la réactivation de « l’esprit d’utopie[32] » d’Ernst Bloch sur le devenir politique  constitue sa matrice générale, et sur le fond duquel nous appelons de nos vœux. Cet espoir tient aussi d’une attitude complexe constituée par le jugement que nous avons des raisons d’agir, de rêvasser et d’éprouver des émotions à la façon propre de l’espoir collectif qui s’esquisse ici. C’est là tout le sens de  l’esprit d’utopie — il faut en dire un mot — qui consiste en un regard vers l’avenir avec l’intime conviction qu’il sera meilleur que le présent dans le sens où on sait ce à quoi faire face. Comme on le sait, l’utopie est un rêve mais son impulsion, son mouvement vers l’avant et l’élan qu’elle peut susciter, importe par-dessus tout. Elle témoigne du fait que l’avenir est ouvert à la série des possibles, contrairement à ce qui est inscrit sur la porte de l’entrée de l’Enfer imaginé par Dante qui rappelle que sans espoir, les mortels serions littéralement désespérés : « Laissez toute espérance, vous qui entrez[33] ». Ce qui donne à voir que le monde du damné est un monde défini et clos, or dès qu’il y a quelque chose qui n’est pas fini alors un espoir demeure.

De surcroît, si l’espoir vient du corps et s’il procède de ce que Spinoza appelle le conatus à savoir la puissance de persévérer dans son être, alors sa survivance va de soi et demande seulement la réouverture des possibles. Or, la lassitude collective et l’éclipse de l’espoir collectif ou du moins sa mise en berne est souvent imputable des hommes politique, de sorte qu’une politique de l’espoir semble presque tenir d’une gageure. En effet, lorsque le ministre français de l’économie[34] compare cette crise économique qui s’annonce à la crise de 1929 — ce qui est légitime — il nous semble qu’il ferait plus de sens, en tentant mobiliser des énergies positives plutôt qu’à affirmer que l’on tend directement vers l’abîme économique. Il est vrai que, selon La Banque de France — pour ne prendre que cet exemple —  la chute du PIB au premier trimestre est de l’ordre de  -6%, ce qui préfigure une récession exceptionnelle. Mais ce serait mieux de proposer un discours qui donne des perspectives aux individus comme l’a fait le directeur de l’OMC qui invite à une prise de conscience en vue de réaliser cet espoir collectif à la faveur d’un travail d’ensemble pour une croissance mondiale : « nous devrions chercher à tirer le meilleur parti de tous les moteurs potentiel de la croissance durable pour inventer cette situation. Les gouvernements du monde entier peuvent et doivent jeter les bases d’une reprise forte et socialement inclusive[35] ». Au regard donc de notre contexte économique actuel et des pistes de réponses esquissées, il semble que « l’horizon d’attente[36] » annonce un chantier immense qui nécessite de grands efforts dans un cadre global. « L’horizon d’attente », concept forgé par l’historien allemand Reinhart Koselleck, permet de rendre compte utilement de la situation à laquelle nous sommes confrontés. Il recouvre tout ce qui est envisagé comme possible, c’est-à-dire ce qui est espéré ou ce qui est craint : tout l’ordre du possible et du « non encore advenu », tel qu’on peut l’imaginer dans le présent. Il laisse entrevoir la possibilité d’un déploiement à l’échelle collective d’un espoir résolument tourné vers la mise en commun d’un véritable destin politique, symbole de ce bon usage de l’espoir longtemps absent en raison du pessimisme ambiant ou des revendications corporatistes ininterrompues.

 

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In fine, force est de constater que sans espoir le monde serait anesthésié, dévitalisé et soumis au renoncement. Mais heureusement, l’espoir s’enracine au cœur de l’humain et peut se déployer collectivement en réponse à des enjeux globaux. C’est justement ce à quoi on assiste de nos jours et qui donne sens à une réflexion sur l’usage idoine de l’espoir, lequel ne saurait manquer de se cristalliser autour d’une sensibilité commune, d’un moi commun et agissant  en vue de dépasser la rhétorique pessimiste de la résignation présomptive. Et, des voix autorisée comme celle du Pape François s’élèvent pour indiquer la direction de l’espoir que nous avons besoin : à l’occasion du discours urbi et orbi de pâques, il a expliqué que cette situation de crise sanitaire et toutes les conséquences qui en découlent  doivent  être le moment déclencheur de la contagion de l’espoir d’un monde plus solidaire et davantage fondé sur un commun vouloir de vie commune. Ce qui d’une part, tient lieu d’une illustration opportune d’un espoir affranchi du carcan de l’immédiateté permanent et de l’abdication astucieuse caractéristique de notre temps. D’autre part, cette contagion de l’espoir atteste du fait qu’un espoir collectif est non seulement possible mais souhaitable : face à des problèmes communs, seule une mobilisation des tous, fondée sur un espoir pensé et mesuré à l’échelle collective, peut donner naissance à des réponses à la hauteur des exigences et enjeux du moment. C’est la raison pour laquelle le bon usage de l’espoir par les temps qui courent, ne peut simplement être celui qui réduit l’espoir à une seule de ses dimensions, celle de l’espoir individuel. Mais plus encore, il se doit de faire souffler le vent d’une aspiration collective à des actions d’ensemble auxquelles tous ou presque adhèrent à des degrés divers ; tout bon esprit en conviendra.

 

Bibliographie

 

 Atlan Monique et droit Roger-pol, l’espoir a-t-il un avenir??, Flammarion, 2016

Azevêdo Roberto  Discours officiel à la date du 09/04/2020 extrait diffusé sur [https://www.france24.com/fr/20200409-coronavirus-la-fin-d-un-monde].

Bergson Henri, Les deux sources de la morale et de la religion, PUF, 2013

Bloch Ernst, Le principe Espérance, Gallimard, 1976.

Bloch Ernst, L’Esprit de l’utopie, Gallimard, 1977.

Chalier Catherine, Présence de l’espoir, Seuil, 2013.

Comte Sponville André, Traité du désespoir et de la béatitude, PUF 2011.

Dante, La divine Comédie, Albin Michel, 1995.

Épicure, Lettre à Ménécée, Traduction et commentaires du philosophe français Marcel Conche, PUF, 4" éd, 1995.

Hartog François Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Seuil, 2002

Hésiode, Les Travaux et les jours, Les Belles Lettres, 1986.

Koselleck Reinhart, Le futur passé, EHESS, 1990, p. 310

Lemaire Bruno, Point de Presse du 09/04/2020.

Rawls John, Théorie de la justice, § 21, Tr. C. Audard, Paris, Seuil, 1997, p. 157.

Sartre et Benny Lévy, L’espoir maintenant. Les entretiens de 1980, Verdier 1991.

Spinoza, L’Éthique, Trad. C. Appuhn, GF Flammarion, 1983, p. 265. 

 


[1] Atlan Monique et droit roger-pol, l’espoir a-t-il un avenir??, Flammarion, 2016, p. 13.

[2] Ibid. p. 14.

[3] Ibid. p. 134.

[4] Ibid. p. 110

[5] Ibid.

[6] Ibid. p. 241.

[7] Bergson Henri, Les deux sources de la morale et de la religion, PUF, 2013

[8] Atlan Monique et Droit Roger-Pol, L’espoir a-t-il un avenir??, op. cit. p. 134.

[9] Sartre et Benny Lévy, L’espoir maintenant. Les entretiens de 1980, Verdier 1991.

[10] Hésiode, Les Travaux et les jours, Les Belles Lettres, 1986.

[11] Atlan Monique et Droit Roger-Pol, L’espoir a-t-il un avenir??, op. cit. p. 36.

[12] Hartog François, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Seuil, 2002

[13] Bloch Ernst, Le principe Espérance, Gallimard, 1976.

[14] Atlan Monique et Droit Roger-Pol, L’espoir a-t-il un avenir??, op. cit. p. 111.

[15] Épicure (341-­?270 av. J.-­?C.) Lettre à Ménécée (sur le bonheur), Traduction et commentaires du philosophe français Marcel Conche Paris, Presses Universitaires de France. (1995, 4" éd.)

[16] Ibid. p. 168.

[17] Ibid. p. 169.

[18] Spinoza, L’Éthique 4, prop.47, scolie, Trad. C. Appuhn, GF Flammarion, 1983, p. 265. 

[19] Comte Sponville  André, Traité du désespoir et de la béatitude, PUF 2011.

[20] Ibid. tome I, p.10.

[21] Atlan Monique et Droit Roger-Pol, L’espoir a-t-il un avenir??, op. cit. p. 12.

[22] Ibid. p. 120.

[23]  Ibid. p. 87.

[24]  Hartog François, Régime d’historicité. Présentisme et expériences du temps, op. cit.

[25] Atlan Monique et Droit Roger-Pol, L’espoir a-t-il un avenir??, op. cit. p. 99.

[26] Ibid. p. 77.

[27] Ibid. p. 80.

[28] Rawls John, Théorie de la justice, § 21, Tr. C. Audard, Paris, Seuil, 1997, p. 157.

[29] Ibid. p. 42.

[30] Ibid. p. 237.

[31] Catherine Chalier, Présence de l’espoir, Seuil, 2013.

[32] Ernst Bloch, L’Esprit de l’utopie, Gallimard, 1977.

[33] Dante, La divine Comédie, Albin Michel, 1995.

[34] Lemaire Bruno, Point de Presse du 09/04/2020.

[35] Discours officiel à la date du 09/04/2020 extrait diffusé sur [https://www.france24.com/fr/20200409-coronavirus-la-fin-d-un-monde].

[36] Koselleck Reinhart, Le futur passé, EHESS, 1990, p. 310


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