Le chercheur sur l’islam Abdoul Aziz Mbacké Majalis revient sur l’interdiction de la mendicité annoncée par le gouvernement du Sénégal. Dans un entretien à Seneweb News où il aborde les atouts et faiblesses de l’enseignement religieux au Sénégal, le chercheur admet que l’Etat du Sénégal « a commis une erreur d’approche dans le problème des daaras ». Entretien (1ère partie)
SENEWEB : Comment avez-vous vécu l’incendie qui a coûté la vie à 9 enfants à la Médina ?
A. AZIZ MBACKE : Comme presque tous les Sénégalais. Avec tristesse et désolation. La mort dans des circonstances aussi terribles d’êtres humains, à fortiori de jeunes enfants innocents, ne peut qu’interpeller nos consciences. Surtout en imaginant, en tant que parents, qu’une pareille chose puisse arriver à nos enfants, délaissés dans les rues, sans aucune instruction ou assistance sérieuse de la société et de l’Etat durant leur courte vie. Mais dommage que chez nous l’on ne songe à poser les vraies problématiques qu’en situation de catastrophe. Et qu’une fois que l’émotion publique médiatisée aura retombé, on se retrouve presque toujours au point de départ, jusqu’au prochain désastre. Faute d’avoir pris assez de recul pour les aborder sérieusement et profondément, sans céder à l’immédiateté et à la tyrannie de l’événementiel…
Quelles appréciations Touba fait-elle de ce drame ? Avez-vous eu la réaction du Khalife ou de son entourage ?
Serigne Sidy Mukhtar, comme tous les autres guides religieux du pays, de même que tous les musulmans sincères, ne peut que compatir à la douleur de toute la nation et prier pour qu’un tel drame ne se reproduise plus. Sachant surtout, qu’en tant que chef d’une communauté qui a toujours élevé l’éducation au rang de sacerdoce, il se préoccupe de toutes les questions y afférent et, de façon plus générale, de toutes celles qui intéressent le progrès de l’Islam et de notre nation.
Cependant, à Touba comme dans beaucoup de foyers religieux du pays et même ailleurs, l’impression de beaucoup d’entre nous est, qu’au-delà de la vraie problématique des conditions de vie des enfants de la rue (souvent victimes d’exploitation), l’incendie de la Médina a été récupéré et fut le prétexte pour certains acteurs, surtout politiques, de dérouler un agenda préétabli. L’on en veut pour preuve la nature des réactions intempestives et médiatisées desdits acteurs, l’amalgame sciemment créé entre le non respect des normes d’habitation (véritablement à la base de l’ampleur prise par l’incendie) et la responsabilité des maîtres coraniques, la manière cavalière dont ce drame a été présentée à l’opinion sous l’angle presque exclusif des daaras etc. Une précipitation, fait plus grave, qui se retrouve même au sommet de l’Etat où la question de la mendicité infantile et des daaras informelles est une fois de plus abordée avec une hâte désopilante. Si l’on sait surtout la complexité de la question qui, au-delà de l’aspect purement pénal, comporte un grand nombre d’autres dimensions : sociologique, culturel, religieux, éducatif, historique etc. que l’Etat ne devrait normalement pas se permettre d’occulter, s’il aspire réellement résoudre ce problème dans le long terme…
Vous semblez perplexe sur l’efficacité de la mesure d’interdiction de la mendicité infantile…
Ce dont j’ai peur, avec la méthode expéditive et essentiellement pénale mise en œuvre, c’est que les fondements multiples et très profonds de ces phénomènes ne soient pas assez pris en compte. Au risque de créer un malentendu et même un certain rejet populaire des mesures étatiques par une bonne partie de la société, qui n’aurait pas été assez associée, il me semble, dans les processus de solutionnement mis en œuvre par l’Etat. D’où, malheureusement, un probable échec dans le long terme des mesures envisagées (comme ce fut le cas avec l’ancien régime) ou une « judiciarisation » excessive de cette question qui n’aboutirait, dans un pays comme le Sénégal, qu’à des amalgames préjudiciables à terme pour l’image de notre Etat (risquant de plus en plus d’être perçu comme un simple relai des lobbies opposés à l’Islam).
En effet, l’image assez négative que certaines franges de l’opinion, restées méfiantes et dubitatives, nourrissent envers le nouveau régime, surtout après le dérapage du candidat-président sur les marabouts « citoyens ordinaires », risque fort d’être confortée par cette sorte de mesures radicales et hâtives perçues dans l’imagerie populaire comme anti-islamiques. Car prises, à leur avis, pour satisfaire les désidératas et les pressions à peine voilées de nos bailleurs, hautement intéressés par cette question. En d’autres mots, pour satisfaire l’opinion publique internationale (ou laïciste de notre pays) au détriment de l’opinion du Sénégal profond.
Le pouvoir se doit ainsi, à notre avis, d’être plus perspicace, de préférer, dans la mesure du possible, le dialogue et le consensus aux discours va-t-en-guerre et jusqu’au-boutistes de ses faucons laïcards qui risquent bientôt de se heurter à la forte mobilisation d’acteurs religieux ou éducatifs dont le capital symbolique ne doit pas, à notre sens, être sous-estimé et reste de nature à accroitre la tension sociale, le cas échéant. Ce dont le régime actuel et notre pays n’a nullement besoin en ces temps. Au même titre d’ailleurs que son alliance politique inscrite dans une perspective électorale. C’est donc dire que, même si beaucoup d’entre nous sont globalement d’accord sur la nécessité de pallier au fléau des enfants de la rue et de la mendicité infantile, il n’en reste pas moins qu’il se pose actuellement, au niveau des pouvoirs publics, un réel problème d’approche et de méthode pour en venir définitivement à bout…
Pouvez-vous revenir sur la situation de l’enseignement religieux au Sénégal ? Quel est le rôle des daaras dans la recrudescence de la mendicité infantile au Sénégal ?
L’enseignement religieux a toujours été une aspiration profonde des Sénégalais. Je n’ai pas besoin ici de revenir sur l’ancienneté de l’Islam dans notre pays (où il a plus de mille ans d’histoire), ni sur l’importance qu’ont joué les « Serigne Fakk-taal » (marabouts enseignants) dans la propagation des principes et valeurs islamiques au sein du peuple. Démocratisant celles-ci des élites aristocratiques vers les masses populaires. Ces marabouts, à travers l’implantation de daaras à travers tout le pays, furent ainsi les artisans de l’assimilation en profondeur de l’Islam dans notre pays que James Searing appelle la « Révolution tranquille de l’Islam au Sénégal ».
Cette forme de daaras, en s’inspirant des principes de Tarbiya (éducation morale et spirituelle), surtout soufis, et des valeurs d’endurance, de stoïcisme, d’humilité et de solidarité africaines, intégrait depuis longtemps la mendicité des disciples dans son curriculum. Celle-ci faisant aussi bien partie des outils de formation que des méthodes d’autofinancement communautaire du système éducatif dans un contexte rural. Les rénovations majeures apportées au système d’enseignement traditionnel par Cheikh A. Bamba, Seydi El Hadj Malick et d’autres valeureux artisans du « Siècle Sénégalais des Lumières » revivifièrent fondamentalement cet enseignement religieux. Dans un contexte difficile de colonisation assimilatrice, où les daaras s’érigèrent en citadelles de nos valeurs socioreligieuses.
Cette œuvre fut poursuivie par leurs épigones, avec d’autres types de rénovations (Tajdîd) et de modernisations, où la mendicité était cette fois-ci exclue. Tel que démontré par le modèle de Khelcom de Serigne Saliou (qui, il faut le rappeler, prenait lui-même entièrement en charge les milliers de disciples y résidant), l’institution Al Azhar de Serigne Mourtada, les écoles franco-arabe de Serigne Cheikh Gaïndé Fatma, de Seyda Maryama Niasse, de Serigne Abass Sall etc. Il est, en ce sens, notoire que le problème de la mendicité infantile ne se soit jamais posé dans les mêmes termes qu’à Dakar dans une ville comme Touba, représentant pourtant la seconde agglomération semi-urbaine du pays… L’émergence des instituts franco-arabes, puis, plus récemment, des internats coraniques, s’inscrit dans cette dynamique d’adaptation constante de l’enseignement religieux dans un contexte urbain et moderne. Avec, cependant, toutes les limites imposées par le contexte de sous-développement de notre pays et d’insuffisance de moyens due en partie à la carence d’implication étatique.
Quelles sont les forces et les faiblesses de ce système d’enseignement religieux ?
Parmi les forces à relever, comme je l’ai dit tout à l’heure, ce système joua un rôle essentiel dans l’assimilation en profondeur de l’Islam dans notre pays. Il a ainsi permis de former des générations de citoyens éduqués aux valeurs positives de l’Islam qui ont joué un grand rôle dans l’édification de notre nation et de sa mémoire collective : El Hadj Oumar Tall, Cheikh A. Bamba, El Hadj Malick Sy, Bou Kounta, Cheikh Ibrahima Niasse, Seydina Limamoulaye, Cheikh Anta Diop etc.
Il est également connu que les principaux acteurs du secteur informel et beaucoup de Sénégalais de la diaspora (modou-modou) sont issus des daaras où ils ont acquis un certain esprit d’autodiscipline et d’adaptation aux dures conditions d’émigration. Si l’on sait le poids fondamental des activités du secteur informel et de la contribution des émigrés dans l’économie de notre pays, on peut mesurer le rôle qu’ont joué les daaras dans notre pays… Ce sont aussi les daaras qui ont façonné pour l’essentiel l’esprit d’abnégation, d’autorité et de patience des sénégalais. Esprit qui leur a permis jusqu’ici, malgré les graves crises politiques que notre pays eut à traverser, de surmonter celles-ci et de demeurer, malgré les insuffisances persistantes, l’un des pays les plus stables d’Afrique. Je n’ai pas besoin ici, pour terminer, de parler des autres avantages spirituels que l’apprentissage et la lecture fréquente du Coran, la Parole du Seigneur Tout-Puissant, peut générer en termes de baraka et de Miséricorde divine pour les croyants…
Pour ce qui est des insuffisances de ce système, elles tiennent pour l’essentiel des pesanteurs sociales et de l’inorganisation du secteur, dû à son caractère informel et à l’insuffisance d’implication des pouvoirs publics. En effet, nos sociétés africaines éprouvent souvent de réels problèmes d’adaptation et d’évolution des schémas traditionnels dans un contexte différent. Dans le cas d’espèce, beaucoup de Sénégalais (restés globalement conservateurs) éprouvent un grand mal à dissocier, dans le fonctionnement des daaras, la forme et le fond, l’essentiel et l’accessoire. Au point de ne pouvoir dissocier leur conception des daaras des conditions de vie difficiles les caractérisant dans le passé (dont la mendicité) et qui pourtant ne tenaient pour l’essentiel qu’au contexte rural et historique du Sénégal d’alors. Cette difficulté étant aggravée par notre conception traditionnelle de l’éducation qui veut que l’enfant soit très tôt soumis aux tracas de la vie pour s’endurcir, rester humble et pouvoir s’adapter à toutes les situations. Comme le démontrent, par ailleurs, la tradition des spartiates rites d’initiation en Afrique, même dans les sociétés restées animistes (lors de la circoncision, la formation dans le bois sacré etc.)
Un autre obstacle auquel l’enseignement religieux fait face est son caractère demeuré globalement informel. Ainsi les daaras et écoles religieuses sont-elles en général le fruit d’initiatives privées, financées essentiellement sur fonds propres par des guides religieux, des mécènes, des bonnes volontés etc. Malheureusement pour les daaras, les ressources dont disposent nos communautés religieuses ne sont pas souvent réinvesties en priorité dans l’enseignement auquel beaucoup de leaders religieux préfèrent d’autres types d’intérêts ou d’activités moins essentiels. Les daaras qui ne bénéficient pas de ce genre de ressources comptent, ou bien sur la modeste contribution des parents, ou sur la mendicité des enfants pour subvenir aux besoins alimentaires de ceux-ci. Ouvrant de facto la porte à toutes les dérives en la matière, surtout dans le contexte urbain ou semi urbain du Sénégal moderne, dont les réalités s’opposent à l’esprit de la mendicité socioéducative rurale. Car, comme cela se passe dans tous les domaines, à coté des daaras où cette mendicité pallie effectivement l’absence de prise en charge, certains individus, profitant de cette pratique, usurpent indument la fonction de maître coranique, pour exploiter impunément de jeunes enfants qui, non seulement n’apprennent rien dans ces soi-disant « daaras », mais sont exposés à tous les maux de la ville : insalubrité, maladies, crimes, accidents, pédophilie etc.
Ce qui signifie donc, en un sens, que cette situation n’est le plus souvent pas imputable à l’enseignement religieux en tant que tel, mais est plutôt le corollaire de l’absence de prise en charge sociale et la précarité des populations défavorisées qui utilisent le prétexte des daaras pour se décharger de l’entretien de leur progéniture ou, s’agissant des maitres véreux, pour vivre de l’exploitation de jeunes enfants. C’est donc le lieu de dénoncer aussi bien l’irresponsabilité notoire de certains parents qui, en confiant leurs enfants au premier venu, ne s’enquièrent pendant des années ni de leur niveau d’apprentissage ni de leurs conditions de vie, mais également la déficience de notre République qui, sans jamais leur avoir servi de carotte ne sait apparemment qu’user du bâton contre les daaras…
(suite de l’interview, voir deuxième partie)
Recueillis par seneweb News
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