On les compte par dizaines, par centaines voire par milliers ces mendiants et personnes en situation de handicap devenus partie intégrante du décor de la capitale sénégalaise dont ils symbolisent l’exclusion et les inégalités sociales. A cette catégorie de personnes démunies, la survie dépend de la capacité à tendre la main en toute humilité, à sillonner les rues en quête de pitance. Bienvenue à Dakar, cité du handicap, QG de la mendicité.
Dans les rues de Dakar comme devant les commerces et bâtiments administratifs, la mendicité est l’un des aspects les plus visibles de la société sénégalaise. Un phénomène dont s’est bien accommodée la capitale devenue le refuge d’expatriés, d’exilés et de nationaux, hommes, femmes et enfants, valides ou en situation de handicap.
A Dakar, si vous êtes amputé d’une jambe ou d’une main, vous avez le droit de réclamer en toute fierté votre ‘carte’ de ‘professionnel’ de la mendicité. En fauteuil roulant ou perché sur des béquilles, personne ne vous reprochera de tendre la main devant les feux de circulation. Vous êtes borgne, non-voyant ou souffrez d’une quelconque déficience d’ordre sensoriel, cela peut vous réduire à l’état de mendiant. Amusez-vous à mettre au monde des jumeaux ou des triplets, tout Dakar conviendra que la pratique de la main tendue demeure la manière la mieux indiquée de les nourrir, à défaut d’une prise en charge convenable par un conjoint qui n’a pas réfléchi à deux fois avant d’ouvrir sa braguette. Les facultés visuelles ou auditives déclinant, le troisième âge aussi peut être une porte ouverte, un bon prétexte pour grossir les rangs des professionnels de la mendicité qui pullulent dans Dakar et autres villes du Sénégal.
Une mendicité de plus en plus agressive
Il suffit en effet de faire un tour dans une gare routière de la capitale, vers les avenues Fann ou Malick Sy pour se rendre compte de l’ampleur grandissant de la mendicité, un phénomène de plus en plus agaçant. L’on se demande bien quelle est la part de responsabilité des pouvoirs publics pour y remédier. En dehors d’un arrêté spectaculaire du gouvernement sénégalais datant de 2009 et visant à interdire l’accès des mendiants à certaines rues de la capitale, sans pour autant leur proposer en retour des solutions de ‘recasement’. Des effets d’annonce qui n’ont pas l’air d’ébranler ceux qui gagnent leur vie grâce à la pratique de la main tendue, en d’autres termes le troc pléthore de prières contre pièce de monnaie.
A Dakar, est-il arrivé à chacun de croiser en toute indifférence des personnes bien portantes physiquement et aptes au travail, mais qui refusent de gagner leur vie à la sueur de leur front, préférant investir la rue, tendre la main, ramasser des miettes de survie dans une mendicité qui se veut agressive à bien des égards. La façon dont ces personnes vous épient si vous êtes touriste ou si vous êtes «bien habillé», leur insistance à vous demander un petit rond, frôlent l’agressivité même. Ils ont l’air de vous reprocher votre bonheur « apparent » comparé leur situation de misère personnelle et d’exclusion sociale. D’autre part dans les transports en commun, au départ des gares routières ou aux abords des feux de circulation, dans la rue d’une manière générale, tout individu se voit interpelé par ce phénomène. Que l’on soit cadre supérieur, élu, ouvrier, employé de bureau, colporteur, simple passant ou voyageur, les mains suspendues en l’air et en permanence vous contraignent en quelque sorte de faire « un geste », preuve de votre sensibilité voire de votre compassion devant le sort d’une catégorie de personnes à qui vous donnez tout en les méprisant. Car certains, dans un mépris notoire, vous balancent une pièce de monnaie dans le seul but de pouvoir circuler librement, pour que vous leur fichiez la paix. Donc ne se donnant pas la peine de dire « amen » aux prières que vous formulez à leur endroit.
L’enfance en souffrance, ou l’autre visage de la capitale sénégalaise
Couche défavorisée de la population, Dakar a du mal à panser ses plaies ouvertes sur le monde et visibles à tout touriste qui débarque au pays de la téranga : les mendiants sont à tous les coins de rues, devant les bâtiments administratifs, bureaux, commerces et autres lieux de rassemblement. Impossible donc de les rater. Nul ne peut les éviter, les points stratégiques demeurant leur lieu de prédilection. L’on peut toutefois relever que l’aspect le plus visible qui plus est inquiétant de ce phénomène reste lié au sort de ces enfants qui sortent de la ‘normalité’, deviennent sujets à la mendicité parce que privés de scolarité. Certains parents en situation de handicap (non-voyants pour la plupart) se font accompagner dans les rues par leurs enfants qu’ils initient à la mendicité dès le bas-âge; d’autres, en toute irresponsabilité, se soustraient à leur devoir de parents : la pauvreté persistant, se contentent, à défaut de pouvoir nourrir leur progéniture, de les envoyer dans les «daaras», ces écoles coraniques qui poussent comme des champignons dans la capitale sénégalaise. Lesquelles à leur tour les expédient dans les rues grossir les rangs des enfants-mendiants, mal nourris et réduits de fait à de piètres ‘talibés’ dont la survie dépend de la capacité à quémander avec insistance une pièce de monnaie, des restes de repas, habits usagers, entre autres.
A Dakar, évoquer la question de la mendicité des talibés revient à s’attirer les foudres des maîtres de daara et autres ‘défenseurs de l’islam’ qui prétextent le combat des Occidentaux contre l’islam pour s’ériger en bouclier contre toute velléité d’organisation, de restructuration ou de critique même des écoles coraniques. Leur tendance à tirer profit d’enfants désœuvrés, vêtus de haillons, arpentant pieds nus les rues de la capitale, matin midi et soir à la recherche de pitance, s’invitant dans les foyers sans y être conviés, très doués pour briser l’intimité d’une famille réunie autour d’un bol fumant de ‘thiébou dien’, de ‘thiéré bassé’ ou de ‘soup kanja’. Venus de pays frontaliers du Sénégal pour bon nombre d’entre eux, ces enfants victimes d’une surexploitation abusive se trouvent à la merci d’individus préoccupés moins par un apprentissage sérieux et régulier du Coran que par le versement quotidien de recettes tirées de la mendicité. L’enfance en souffrance est donc cet autre visage de Dakar, une capitale qui à l’image de tout un pays, s’accommode tant bien que mal de cette microsociété de marginaux, ces «gueux et lépreux» dont on évite le contact physique même lorsqu’il nous arrive de leur donner l’aumône dans le seul but de se donner bonne conscience, de conjurer le mauvais sort pour certains, d’aspirer à une promotion sociale pour d’autres. Car sans ces plaies ouvertes que représentent les professionnels de la mendicité, nos offrandes et actes sacrificiels ne trouveraient preneurs. Sept noix de cola, un tissu blanc, sept morceaux de sucre sur lesquels on souffle après avoir formulé ses vœux, autant de pratiques quotidiennes qui somme toute, maintiennent en équilibre une société où les inégalités ne cessent de se creuser. Aujourd’hui, si Dakar a l’air d’étouffer sous le poids de la mendicité et de l’omniprésence de ses mendiants, imaginer leur absence voire leur disparition de la cartographie sociale sénégalaise relève de l’utopie. Et ce n’est pas Aminata Sow Fall, auteure de La grève des battus, qui dira le contraire.
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