Khadiyatoulah FALL
Lequotidien.sn du 5 février 2016
Prof Khadiyatoulah Fall, titulaire de la Chaire CERII, co-directeur du Centre d’excellence CELAT, Université du Québec à Chicoutimi qui publie sous peu un livre sous le titre « De quoi le radicalisme islamique est-il le nom?? » analyse pour Le Quotidien du Sénégal (lequotidien.sn) « l’Affaire de la caricature » de Serigne Touba par Jeune Afrique.
Le « vivre ensemble » en Afrique fait face aujourd’hui à deux « monstres du mimétisme » : le « monstre des djihadistes » et le « monstre des caricaturistes ». Les premiers ont singé de l’islam radical la même lecture littéraliste des Textes, la même conception intégriste de la foi, la même évacuation des libertés fondamentales, le même musèlement des comportements des individus, la même furie et la même barbarie. Les seconds, victimes d’un suivisme borné de l’anticléricalisme, n’ont pas su s’affranchir du mimétisme caricaturiste outrancier à l’égard des croyances religieuses. Malgré leurs apparentes différences et divergences, ces deux « monstres du mimétisme » se rejoignent dans la volonté de déstabilisation et de perturbation. Et le cas de la caricature par Jeune Afrique du révéré guide Cheikh Ahmadou Bamba l’illustre bien.
C’est dire qu’à notre sens, la caricature de Jeune Afrique rejoint la démarche des djihadistes, la démarche de ceux qui, au Mali et ailleurs, détruisent des mausolées, s’attaquent à des musées... Elle rejoint l’attitude de ceux-là qui méprisent nos saints guides religieux?; ceux qui combattent notre manière africaine d’être musulmans. Les deux extrémismes donnent à lire en effet le même mépris envers notre manière de croire, envers nos mythes fédérateurs, envers notre manière de faire société. Le caricaturiste de Jeune Afrique, en offensant un pilier de notre conscience, une facette de notre sensibilité identitaire, ne cherchait-il pas à ridiculiser notre manière d’être musulman ? Ce journaliste était-il sans savoir qu’il allait heurter des sensibilités?? Pensait-il que les Sénégalais n’allaient pas réagir?? N’est-on pas en droit de penser que son acte était un geste prémédité de provocation??
Le geste du journaliste de Jeune Afrique est incontestablement un geste d’irrespect à l’endroit d’un chef religieux, le vénéré guide Cheikh Ahmadou Bamba, dont les faits et le parcours historique ont l’admiration de tous les Sénégalais et qui fait partie de nos mythes fédérateurs. Son geste reflète le mépris civilisationnel que certains Occidentaux ont encore à l’endroit des cultures africaines qui seraient toujours à éduquer ou qui seraient dans la déraison. Son coup de crayon peint un peuple « irrationnel », un peuple de « paradoxe », un peuple de « déraison ». En effet, en grossissant les traits d’un peuple supposé vénérer Serigne Bamba avec telle tenue vestimentaire et crucifier un jeune chanteur pour un sac de femme, le journaliste participe à la fabrique du mépris et de l’infériorisation de l’islam noir et de ses guides. Autrement dit, le journaliste a voulu suggérer qu’il y aurait une rupture entre ce qu’il pense que Serigne Bamba montre, c’est-à-dire un hors du réel, un détachement par rapport aux choses terrestres et les attentes de jeunes représentés par Waly Seck qui seraient animés d’un goût de la vie, d’une avidité de vie. Donc une société ancrée dans des références passéistes face à une jeunesse marquée par la modernité et la soif de la vie.
Deux figures se mêlent ici : un mépris de l’islam et un mépris à l’endroit d’une figure emblématique de notre islam. Le journaliste a voulu frapper fort !Il a non seulement voulu heurter des sensibilités, mais il a cherché à déstabiliser les Sénégalais en ciblant une valeur forte qui a acquis une ascendance qui lui donne un statut de modèle. SerigneBamba est un mythe fédérateur, un lieu de mémoire, un patrimoine partagé que le cours du temps ne fait pas décliner. Il y a eu certes une forte violence symbolique dans l’action du journaliste, mais ce que l’on a cependant vu lors de la manifestation de samedi dernier, c’est plutôt une mobilisation pacifique de jeunes, et en grand nombre, pour dire non au mépris.
Il est trop tôt pour mesurer toute la portée de la maturité sénégalaiseen face de ce geste prémédité de provocation. Là où certains s’attendaient à voir un Sénégal qui dérape, un Sénégal qui déraisonne, les Sénégalais ont su dire leur indignation, mais dans le calme. Comme dirait le chanteur Souleymane Faye « Balle takkul, sagaarxenul, geej-gi debordewul… »?! Autrement dit : Nulle casse face à l’inélégance et l’insolence de l’offense?!
Il est tout aussi prématuré pour tirer tous les enseignements du geste de hauteur du leadership éclairé du Khalife Sidy Makhtar Mbacké dans ces moments où partout peut se créer un foyer de tension. Alors que certains souhaitaient exaspérer un conflit de valeurs pour créer la tension et dire que l’Afrique musulmane ne peut s’asseoir à la table de la tolérance, de la mesure et du pluralisme des valeurs, nulle « fatwa » ou « ndigueul » de la part du sage Khalife Serigne Sidy Makhtar Mbacké qui aurait pu donner à des ennemis de l’islam l’occasion d’exploiter la situation.
Toutefois, pour qui sait tendre l’oreille, deux leçons se font entendre de tout ceci. Le premier : notre monde se construira dans la liberté d’expression qui sait respecter « le sacré des uns et des autres », en autant que ces sacrés n’aillent pas à l’encontre de la dignité humaine et n’autorisent le mépris des plus faibles, des plus vulnérables. Le second : un peuple qui imite tout, mais aussi un peuple qui ne questionne nullement ses valeurs risquent tous les deux de sombrer dans la stagnation civilisationnelle. Il faut s’ouvrir, mais cependant « jamais au risque de se perdre dans un ailleurs incontrôlé. »
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