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Dans l’ombre des tambours : la parole des griots décryptée par le sociologue Djiby Diakhaté

Auteur: Aicha Fall

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Dans l’ombre des tambours : la parole des griots décryptée par le sociologue Djiby Diakhaté

Figures tutélaires de la tradition orale, les griots ont longtemps incarné la mémoire vivante de l’Afrique de l’Ouest, gardiens des généalogies et passeurs de valeurs. Mais que reste-t-il de ce prestige ancien dans un Sénégal travaillé par la modernité, le numérique et la mondialisation ? Loin d’être de simples laudateurs, ces maîtres de la parole oscillent désormais entre héritage et adaptation, mémoire et quête de reconnaissance, ancrage communautaire et exposition médiatique.

À travers cette conversation approfondie, le Pr Djiby Diakhaté, sociologue à l’Université Cheikh Anta Diop et Président du Conseil Scientifique de l'Institut Africain de Management (IAM), spécialiste des dynamiques sociales et éducatives, livre une analyse nuancée. Connu notamment pour ses recherches sur les enjeux culturels et géopolitiques des relations entre le Sénégal et la Chine, il décortique ici les mutations d’une figure emblématique : le griot, à la fois gardien du passé, acteur du présent et parfois controversé protagoniste de la scène sociale contemporaine.

Le griot a longtemps été vu comme dépositaire de la mémoire, de la parole et des généalogies. Cette fonction a-t-elle encore un poids réel dans la société sénégalaise contemporaine ?

Dans la société sénégalaise traditionnelle, le griot occupait une place centrale. Il était le gardien de la mémoire et de la tradition, chargé de transmettre le savoir de génération en génération. Sa parole faisait office de trait d’union entre le pouvoir et les sujets, notamment au sein des cours royales où il relayait les décisions et informations importantes. Il jouait également un rôle de médiateur social, intervenant pour apaiser les conflits entre individus ou groupes, et veillait à la reproduction des valeurs morales en chantant les louanges de ceux qui les incarnaient. Le griot était ainsi une pièce maîtresse dans la mécanique sociale traditionnelle.

Avec l’évolution de la société et l’influence de facteurs externes, cette place a toutefois changé. Aujourd’hui, certains griots tendent à rechercher des ressources en mettant leur parole au service de personnes aisées ou proches du pouvoir, quitte à transiger avec certains principes. Cette dérive alimente l’idée que le griot chercherait avant tout à s’enrichir. Mais cette vision mérite d’être nuancée : de nombreux griots restent fidèles à leur mission originelle, en continuant à se mettre au service de la communauté. L’Association des communicateurs traditionnels illustre cet engagement à préserver les principes fondateurs et à protéger la fonction sociale du griot.

Comment des figures comme Biram Gaye ont-elles contribué à la construction et à la transmission des mémoires collectives au Sénégal ? Peut-on les rapprocher, à certains égards, du travail des historiens dans la manière de structurer les récits de pouvoir, d’identité ou de légitimité sociale ?

Le griot peut être rapproché de l’historien, même si leurs démarches diffèrent profondément. L’historien s’attache à la rigueur scientifique : il collecte et analyse les sources avec une exigence de rationalité, d’objectivité et d’universalité, en cherchant à établir des liens de causalité. Le griot, pour sa part, magnifie les personnes et les événements. Il raconte le passé en insistant sur les valeurs et les principes qui doivent être transmis. Son récit, empreint d’agiographie, tend à sublimer certaines figures ou actions, parfois en usant du superlatif. Ce n’est pas une histoire scientifique, mais une histoire qui vise à revivifier et sauvegarder l’âme de la tradition.

La parole griotique, souvent associée à la louange, est-elle encore perçue comme légitime aujourd’hui ? Ou bien tend-elle à être vue comme intéressée, voire instrumentalisée selon les contextes ?

Aujourd’hui, on distingue plusieurs catégories. Le griot familial reste fidèle à sa mission traditionnelle. Il ne cherche pas d’intérêt matériel et se consacre à transmettre les hauts faits de la famille de génération en génération, afin d’offrir aux descendants une assise morale et identitaire. À côté de cela, certains griots interviennent lors de cérémonies sans y être invités, inventant parfois des récits pour obtenir une rémunération. Leur objectif principal est alors l’argent, quitte à transformer la parole en dithyrambe.

Il existe également des griots très en vue, parfois extrêmement riches, qui se présentent aux cérémonies dans le faste, rehaussant le prestige de l’événement en échange de fortes sommes. Enfin, une autre catégorie, regroupée au sein d’associations de communicateurs traditionnels, s’attache à préserver la cohésion sociale et à maintenir vivants les principes hérités des ancêtres.

On voit des griots présents aussi bien dans les cérémonies traditionnelles que dans les médias, les réseaux sociaux, voire les événements politiques. Qu’est-ce que cette polyvalence révèle de la transformation de leur rôle ? Sont-ils devenus des figures culturelles adaptables ou conservent-ils une fonction sociale profonde ?

Le griot est avant tout maître de la parole. De ce fait, aucun instrument de communication ne lui est étranger. Il utilise tous les canaux disponibles pour transmettre ce qu’il appelle la « bonne parole », c’est-à-dire celle qui renforce les liens sociaux, valorise les valeurs morales traditionnelles et perpétue le lien entre les vivants et les ancêtres.

On les retrouve donc aussi bien dans les activités culturelles, sportives ou politiques que sur les réseaux sociaux. Certains y cherchent des avantages matériels, mais leur présence traduit surtout leur capacité d’adaptation et leur volonté d’amplifier leur message à travers les moyens contemporains.

Peut-on parler aujourd’hui d’une nouvelle génération de “griots numériques” ?

Effectivement, le numérique constitue un nouvel outil pour eux. Beaucoup utilisent aujourd’hui les réseaux sociaux ou les plateformes digitales pour toucher un public plus large. Certains deviennent influenceurs ou créateurs de contenus, tout en gardant leur rôle traditionnel de gardiens des valeurs et de la cohésion sociale.

Il arrive cependant que des dérives apparaissent. Certains, au nom d’une appartenance à un groupe ou à une sensibilité, tiennent des discours susceptibles de fragiliser l’unité sociale. Mais ces cas restent marginaux. La formation des griots dès le plus jeune âge, leur éducation à la responsabilité de la parole et le statut social protecteur dont ils bénéficiaient traditionnellement leur confèrent une légitimité forte. Même dans l’espace numérique, la plupart continuent à jouer un rôle essentiel dans la préservation des valeurs et le maintien de la cohésion sociale.

La transmission du savoir griotique (récits, chants, généalogies) repose-t-elle toujours sur un cadre structuré entre générations ? Ou assiste-t-on à une fragmentation, voire à une perte de ce patrimoine oral ?

Le rôle du griot dans la transmission demeure. À travers les récits, la musique et les cérémonies familiales, il continue à assurer la continuité de l’histoire et des savoirs. Cependant, l’impact de cette transmission tend à s’affaiblir auprès des jeunes générations, davantage tournées vers les réseaux sociaux et ouvertes à des influences extérieures.

Le griot joue-t-il encore un rôle de médiateur social ou politique dans la société actuelle ? Ou cette fonction a-t-elle glissé vers d’autres figures d’autorité comme les marabouts, les journalistes ou les élus ?

Il reste un médiateur social incontournable. La présence de marabouts, de journalistes ou d’élus n’a pas effacé son rôle. On retrouve des griots auprès des autorités religieuses ou dans les organes de presse, où ils interviennent comme communicateurs traditionnels. Leur parole continue à être écoutée et respectée dans les situations de médiation sociale ou politique.

Comment expliquer les tensions persistantes entre le prestige traditionnel du griot et les formes de stigmatisation sociale qu’il peut encore susciter dans certains milieux ?

Historiquement, ils appartenaient à une caste distincte. Aujourd’hui, certains individus qui n’appartiennent pas à cette caste revendiquent néanmoins cette fonction, par exemple en tant que chanteurs ou laudateurs. Cette situation crée une concurrence entre ceux qui sont légitimement héritiers de cette tradition et ceux qui tentent d’y accéder sans disposer de la légitimité sociale et historique.

Cette rivalité engendre des tensions et nourrit parfois des discours stigmatisants, réduisant le griot à une figure intéressée, manipulatrice ou opportuniste. Pourtant, la fonction, dans sa dimension authentique, conserve tout son prestige et continue de représenter une force de cohésion et de transmission dans la société sénégalaise.

Auteur: Aicha Fall

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