Comme le révèle, en effet, les chercheurs Michel Mietton et Dumas Dominique dans leur étude intitulée « Le delta du fleuve Sénégal, Une gestion de l'eau dans l'incertitude chronique », « Cette forte pluviométrie a entraîné une première onde de crue dès le début du mois d’août, mais qui est écrêtée par le barrage de Diama, ce qui préserve temporairement Saint-Louis des inondations ». Toutefois, les fortes précipitations persistant dans tout le bassin versant, l’eau est donc demeurée à un niveau élevé les jours suivants.
Mais les deux nouvelles ondes de crue enregistrées lors de la deuxième quinzaine d’août, puis la 4ème en début septembre ont précipitées l’atteinte de la côte d’alerte du barrage (2,15 m) et des lâchers, qui excèdent « 1500 m3/s dès le 22 août, montent jusqu’à 1600-1700 m3/s durant la première quinzaine de septembre et 1800 m3/s le 20 septembre 2003, alors que la ville est déjà inondée ». Le seuil d’inondation à Saint-Louis qui est de 1,2 mètre a été donc dépassé à partir du 8 septembre 2003 avec une montée des eaux atteignant 1,35 mètre le 28 septembre 2003 et se maintenir à 1,33 mètre jusqu’au 3 octobre 2003.
Plus grave, selon le Professeur Boubou Aldiouma Sy (professeur titulaire en géographie à l’UGB), qui revient en détails sur les causes ayant précédées l’ouverture de la brèche, « la montée de la crue risquait d’entraîner l’ouverture naturelle d’une brèche à la racine de la Langue de Barbarie, soit à 5 km au nord de la ville, ce qui constituerait une menace pour tous les quartiers situés immédiatement au Sud. Ils n’ont pas eu le temps d’étudier les effets de cette ouverture parce qu’il fallait ouvrir ou laisser Saint-Louis englouti par les eaux ».
Face à cette menace croissante, les autorités municipales ont saisi l’État, demandant la prise de mesures d’urgence « pour faire baisser le niveau des eaux ». « Une brèche artificielle de 4 m de large sur 1,5 m de profondeur est créée le 3 octobre dans la Langue de Barbarie, à 7 km au sud du pont Faidherbe, là où la flèche littorale était la plus mince, atteignant une largeur de 100 mètres environ », souligne Pr Sy.
Élargissement rapide, dégâts énormes
L’ouverture de la brèche a effectivement eu un effet salvateur contre les inondations puisqu’au bout de 48 heures (le 5 octobre 2003) le niveau du fleuve a drastiquement baissé retombant en dessous de la côte de 1 mètre puis 0,40 mètre dix jours après changeant -de manière durable- l’inondabilité de cette ville amphibie (Saint-Louis a d’ailleurs été épargné par la crue de 2024).
Cependant, au même moment, le revers de la médaille est cinglant. L’élargissement (plus de17 mètres par jour) de la brèche est tout simplement renversant. De 4 mètres sur 1,5 mètre de profondeur le 3 octobre 2003, elle est passé à 80 mètres le surlendemain (5 octobre 2003), 330 mètres trois semaines plus tard, 800 mètres, 1 500 mètres de large sur une profondeur de 6 mètres en début 2006…
Aujourd’hui, la brèche s’est élargie sur plus de 8 kilomètres, emportant tout sur son passage avec le courant de dérive nord-sud. Un pan entier de la bande de filaos et même des villages entiers comme Doune Baba Dièye érigé sur une lagune, ont été littéralement ravagés. De Gandiol à Moumbaye en passant par Mouit, la perte de terres destinées aux activités maraichères est énorme. « Plusieurs espaces de maraichage ont été ravagés d’autres impactés par l’entrée massive de l’eau sur-salée de la mer », renseigne le Pr Sy.
Entre 600 et 1500 morts
La communauté pêcheurs est la plus impactée. La brèche artificielle a fortement impacté l’ancienne embouchure (que l’équipe de Seneweb a visité dans le cadre de ce grand reportage), devenant la nouvelle embouchure car rendant l’ancienne souvent impraticable. Obligés d’emprunter cette nouvelle voie, très dangereuses du reste, pour aller en mer, plusieurs pêcheurs y ont trouvé la mort et plusieurs autres portés disparus.
Mbaye Diagne, pêcheur, ressasse le cauchemar qu’il a vécu ici en 2007. « J’ai perdu 5 de mes frères le même jour dans cette brèche. Ils étaient en train de voyager avec ma pirogue lorsque l’embarcation a heurté un banc de sable. Ils étaient 13 à bord et les 5 sont décédés sur le coup », raconte-t-il, le visage triste. Le bilan officiel fait état de plus de 600 morts depuis l’ouverture de la brèche. Des chiffres sous-évalués selon Mbaye Diagne qui parle de plus de 1500 morts.
Ces accidents mortels causés par les dépôts sédimentaires au niveau de la brèche charriés par le courant de dérive. « Il y a en effet un courant de dérive nord-sud en contact avec le désert du Sahara qui apporte une grande quantité de sable. C’est ce qui crée des dépôts de sédiments à très faible profondeur, ici et là, mais qui ne sont pas visible. Ce sont ces dépôts de sable que les pirogues heurtent et se renverses faisant des centaines de morts », explique Pr Sy.
Dragage de la brèche, 8 milliards CFA jetés à l’eau
Accédant à la requête des pêcheurs, les autorités (municipales et étatiques) ont tenté d’apporter une solution pérenne à ce problème à travers le dragage de la brèche. Une opération d’un coût de 8 milliards de francs CFA lancée en grande pompe en 2021 et qui devait permettre -à terme- une navigation sécurisée sur ce chenal n’a fait que trop de morts. A en croire le spécialiste (Pr Sy) la volonté est louable mais l’option n’était pas la bonne.
« On avait dit aux autorités qu’on ne pouvait pas draguer la brèche puisque les dépôts de sables sont transportés par le courant de dérive nord-sud de Gokhou Mbathie jusqu’au nord de Nouadhibou, le courant est en contact avec le désert du Sahara. Donc vous draguez, 6 mois après cela revient au même », confie-t-il. Le temps a donné raison au géographe puisque les travaux de dragage ont été finalisé en janvier 2022 et jusqu’à présent les accidents se succèdent. 14 pêcheurs y ont perdu la vie entre janvier et février 2025.
A la place du dragage, les spécialistes avaient invité les décideurs à laisser la nature évoluer et de procéder à une surveillance permanente des dépôts de sable et de baliser la brèche en fonction de celle-ci.
« On leur a demandé de ne pas intervenir. Quand la brèche atteint son extension maximum au sud, elle va se stabiliser naturellement. Au lieu de dépenser 8 milliards CFA pour draguer la brèche, vous avez besoin de quelques centaines de millions pour acheter un drone pour survoler l’ouverture de la brèche une fois par semaine pour restituer la topo bathymétrie (la topographie de fond) et ajuster les phares et balises afin de créer des couloirs de sortie et d’entrée », suggère-t-il, rappelant que la nature se suffit à elle-même.
La preuve, le village de Doune Baba Dièye, complètement englouti par les eaux entre 2012 et 2013, s’est totalement reconstitué.
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