Trois jeunes rescapés victimes de tortures. (Photo Baptiste de Cazenove.)
Si un détenu s’avère insolvable, il le paye de sa vie. «Un Ethiopien affirmait n’avoir personne à même d’offrir sa libération. Les gardes se sont acharnés sur lui et sa blessure au bras s’est infectée au point que des vers se sont développés. Puis ils l’ont menacé de prendre ses organes pour les vendre en dédommagement.» Yonas marque une pause. «Finalement,ils l’ont achevé au couteau.» Les détenus enveloppent alors la dépouille dans un drap pour qu’il retrouve dans la mort quelque dignité. Le corps pourrira trois jours dans le makhzan, avant que Yonas et un autre compagnon ne soient forcés de l’enterrer dans le désert.
Epuisé par cet effort de mémoire, Yonas semble absent. Un de ses colocataires s’approche pour l’enlacer. Il sursaute, les coudes prêts à protéger son visage. «Deux autres otages ont succombé sous nos yeux», ajoute-t-il dans un souffle. Les premiers versements arrivent enfin. 2 000 dollars, encore 5 000, à nouveau 2 000. Semaine après semaine, sa sœur se démène, s’endette. Et grâce à la vente de ses terres en Erythrée, la mère de Yonas apporte 10 000 dollars. Western Union transfère, Abou Omar encaisse.
Six mois et 40 000 dollars plus tard, c’est donc au Caire que Yonas a trouvé asile. Tous ne connaissent pas cette chance. «Beaucoup de réfugiés meurent après leur libération, même après avoir payé leur rançon», explique la militante Meron Estefanos. Certains décèdent des suites de leurs blessures ou sont revendus à d’autres Bédouins. D’autres sont abandonnés dans le désert. S’ils sont rattrapés par l’armée, ils seront détenus pour avoir pénétré illégalement dans une zone militaire. Et s’ils tentent de traverser la frontière, ils risquent d’être abattus par les soldats. Selon les comptes rendus des morgues, plus de 5 000 réfugiés et migrants seraient morts dans le Sinaï ces cinq dernières années.
Quelque 500 survivants habitent aujourd’hui dans la capitale égyptienne. Ils ont été pris en charge à leur arrivée par le HCR. En plus d’une assistance médicale et psychologique, ils reçoivent pendant six mois 420 livres égyptiennes mensuelles (45 euros). «Mis en commun pour payer le loyer et la nourriture, détaille un colocataire de Yonas. Mais que se passera-t-il ensuite ? Travailler ?» Le chômage explose en Egypte et la langue demeure un obstacle. Leur intégration est d’autant plus délicate qu’ils gardent des séquelles, comme le relate une jeune Erythréenne, violée à répétition par ses tortionnaires : «Je ne sors pas dans la rue, trop de choses m’évoquent le Sinaï. Des voix, des rires et même certains visages m’effrayent.» Une peur exacerbée par des rumeurs d’enlèvements au Caire.
Beaucoup se résignent, suspendus à l’espoir que l’ONU les réimplante dans un pays tiers. Une démarche longue si elle survient. Cet attentisme, Yonas le refuse. A défaut de pouvoir mettre fin à ce trafic, il cherche à en atténuer les conséquences. Quotidiennement, il veille un survivant à l’hôpital. En contact avec les treize derniers otages d’Abou Omar, il les soutient, les encourage et coordonne leurs communications avec l’extérieur. Un jour, une bonne nouvelle tombe enfin. Les rançons de trois d’entre eux ont été payées. Ils vont être rapatriés au Caire. Un rapatriement à haut risque car, sur cette route, les check-points de l’armée sont minutieux. Les ex-otages sont travestis pour tromper la vigilance des soldats, ils revêtent un niqab. Bientôt, le chauffeur employé par le trafiquant avertit Yonas de son approche. Mais les heures s’écoulent et l’angoisse grandit. Le chauffeur a confié les Erythréens à un taxi en banlieue du Caire qui a pris peur et les a livrés à la police.
Les villas du trafiquant Abou Omar près d'El-Mehdiya, à la frontière israélo-égyptienne. (Photo Baptiste de Cazenove.)
Anéanti, Yonas tente de rassurer les familles restées au pays. Elles s’emportent au téléphone : «J’ai payé la rançon, où est mon frère ?» Sans papiers, ces trois Erythréens sont, comme leurs centaines de concitoyens, incarcérés dans les prisons égyptiennes : des migrants économiques au regard des autorités, et non des demandeurs d’asile. Cette qualification, habile, permet à l’Egypte de refuser au HCR l’accès aux prisonniers, rendant impossible l’identification de leur statut de réfugié. Elle permet surtout de déporter ces migrants à leurs frais dans leur pays d’origine, au mépris de la convention de Genève, dénoncent des ONG. Pourtant, en Erythrée, ils risquent «fortement d’être torturés et placés arbitrairement en détention», s’alarme Amnesty International. Dans les mois suivants, ces jeunes auront réintégré le service militaire à vie, le même qu’ils avaient fui.
De l’abattement à l’optimisme, la frontière est parfois ténue. Quelques jours plus tard, dans un appartement occupé par des survivants, une émanation âcre saisit les narines. Trois adolescents désinfectent leurs chairs putréfiées, brûlées à vif. Leurs gestes sont lents, méticuleux. Comme les autres survivants, ils ont été brutalisés et affamés jusqu’à devenir ces corps décharnés qu’ils entrevoient dans le reflet d’une vitre. Mais, contrairement à eux, ils ont été délivrés de leur makhzan. Un puissant cheikh, un chef de tribu bédouin, leur a rendu la liberté.
C’est à El-Mehdiya, dans la province excentrée du nord du Sinaï, que ce cheikh habite. L’autoroute qui y conduit dévoile une des plus pauvres régions, livrée à des gangs bédouins en guerre pour le contrôle des trafics d’armes, de drogues et de marchandises. Ce désert est également le repère de jihadistes armés. Galvanisés depuis le renversement par l’armée de Mohamed Morsi, président issu des Frères musulmans, ces islamistes lancent des attaques aussi spectaculaires que mortelles contre les forces de sécurité. Mais le laisser-faire des autorités a vécu. Renforts de troupes, destructions de caches, arrestations massives… une laborieuse opération de nettoyage du Sinaï est en cours depuis juillet.
Un calme précaire règne néanmoins aux abords d’une route ensablée qui s’enfonce au sud de Gaza. Nous sommes à El-Mehdiya, à quelques centaines de mètres de la frontière israélienne. Seuls des oliviers et des fermes isolées s’accrochent aux dunes. La route se transforme en piste et débouche sur une demeure surplombant les environs. Cheik Mohammed Ali Hassan Awad y tient conseil entouré des sages de sa tribu. Ce jeune Bédouin à la barbe longue et soignée est un homme pieux. Salafiste, il puise dans l’islam une doctrine rigoriste. «Vous n’infligerez ni n’endurerez aucune injustice», martèle-t-il, citant le prophète. Cette parole guide son action. Le cheikh combat le trafic d’êtres humains.
Quatre ans plus tôt, «nous avons recueilli un premier Africain évadé d’un camp de torture», se souvient-il. Depuis, grâce à ses prêches et à des manifestations, il est parvenu à isoler ces trafiquants. Personne ne communique et ne commerce plus avec eux. Ce boycott se révèle efficace, le nombre de trafiquants aurait diminué. Une vingtaine de groupes restent néanmoins actifs. Une estimation corroborée par les témoignages des survivants. Le cheikh emploie aussi la force pour délivrer des otages. 300 individus ont ainsi été sauvés, dont les trois adolescents arrivés récemment au Caire, en plus de six Erythréens. Ces derniers sont encore là. A l’heure de la prière, l’assemblée gagne la mosquée voisine. Seuls restent les Erythréens, tous chrétiens. Avec eux, un Bédouin monte la garde, kalachnikov au bras, car d’ici nous apercevons des villas, les palaces des trafiquants.
Ce trafic international perdure en totale impunité. Seule l’opération militaire qui est sur le point de s’achever dans le nord du Sinaï est momentanément venue le perturber. Dans sa traque des islamistes, l’armée a découvert 144 otages en octobre alors que leurs trafiquants prenaient la fuite. Désormais emprisonnés, ces réfugiés sont progressivement déportés dans leur pays d’origine. Toujours en Egypte et, pour la première fois, un homme accusé de complicité dans cette traite va être jugé. Mais «les centaines de personnes impliquées dans ce trafic n’ont jamais été inquiétées par la justice égyptienne, déplore-t-on à Human Rights Watch. En ne prenant aucune mesure, les autorités portent une part de responsabilité.»
Pour certains survivants, la responsabilité de ce drame incombe au régime érythréen. «Si nous n’étions pas contraints de fuir notre pays, ce problème n’existerait pas», se désespère l’un d’eux. D’autres décèlent dans cet enfer une machination orchestrée pour les dissuader de s’évader. Pour leur part, des enquêteurs du groupe de contrôle de l’ONU révèlent que, sur la base de témoignages et de reçus de virements,des rançons ont été payées «directement à des représentants des autorités érythréennes». Et que des personnalités importantes des services de sécurité sont impliquées dans cette traite.
De telles révélations ne surprennent guère Yonas, que nous retrouvons après notre expédition dans le Sinaï. Avec un autre survivant du makhzan d’Abou Omar, il préfère s’attarder sur nos photos prises au cœur de la zone de détention des otages. Elles défilent sur l’écran de l’ordinateur. Le style chinois des villas, dernière exubérance des trafiquants, tous deux le connaissent. Là, constatent-ils, une villa se construit, signe que cette traite prospère. Ils observent l’existence d’une décharge. Des vêtements aux motifs africains s’y entassent à côté de sacs plastiques remplis de cheveux crépus. «Souvent, ils nous rasaient la tête», confirme Yonas. Dans cette décharge se trouvent des flacons de désinfectant et des poches de perfusion, «avec lesquelles la femme d’Abou Omar nous maintenait en vie», expliquent-ils. Les clichés se succèdent. Soudain Yonas exulte : «C’est ici ! Ce sont les villas d’Abou Omar. Désormais, personne ne pourra dire qu’il ne savait pas.»
Ce reportage inédit a obtenu en 2013 le prix France Info-«XXI».
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