Avorter en Afghanistan : comment les femmes sont poussées à risquer leur vie
Privées de contraception et d'accès aux soins, contraintes d'avorter en secret, des Afghanes racontent les risques qu'elles prennent pour interrompre une grossesse non désirée. Une réalité qui révèle l'effondrement des droits sexuels et reproductifs des femmes sous le régime taliban.
"Si quelqu'un l'apprend, on va finir en prison". C'est ce que Bahara, 35 ans, rencontrée par l'AFP, s'est vue répondre lorsqu'elle s'est rendue dans un hôpital de Kaboul, capitale de l'Afghanistan, pour supplier qu'on l'aide à avorter. Dans le pays repris par les Taliban en août 2021, avorter – ou aider quelqu'un à le faire –, est un crime passible d'emprisonnement.
C'est son mari, au chômage, qui a ordonné à cette mère de quatre filles de "trouver une solution" : il ne voulait pas d'une cinquième fille. Depuis le retour des Taliban, les filles sont bannies des collèges, des lycées, des universités et de la plupart des emplois, et coûtent donc plus d'argent qu'elles ne peuvent en rapporter.
"On peut à peine les nourrir. Si c'était un garçon, il aurait pu aller à l'école et travailler", explique Bahara.
Entrave grave à l'accès aux soins
Derrière ces avortements clandestins se dessine une violence profondément genrée et économique. Dans un pays où les filles sont exclues de l’école, du travail et de l’espace public, la naissance d’une fille est perçue par certaines familles comme un fardeau financier. Une réalité qui pèse directement sur les décisions reproductives des femmes, souvent prises sous contrainte.
Si bien que mardi 11 décembre, le Tribunal populaire pour les femmes en Afghanistan a rendu un jugement historique sur la persécution des femmes dans le pays, à la suite d'audiences qui s'étaient tenues plus tôt dans l'année.
Dans ce jugement figure notamment un point concernant les atteintes au droit à la santé. "Depuis 2021, les autorités de facto en Afghanistan ont imposé des mesures restrictives et discriminatoires qui entravent gravement l'accès des femmes et des filles aux soins de santé, y compris à la santé sexuelle et reproductive".
"Fausses couches"
Lorsqu'ils ont repris le pouvoir en 2021, les Taliban, qui suivent une interprétation stricte de la loi islamique, n'ont pas changé la loi sur l'avortement.
Mais ils vérifient régulièrement que des avortements ne sont pas pratiqués dans des hôpitaux, suscitant la panique des médecins et poussant les femmes à avorter clandestinement, racontent ainsi à l'AFP une dizaine de personnes travaillant dans le secteur de la santé.
Vingt ans auparavant, le retrait des Taliban du pouvoir avait permis l'entrée d'organisations humanitaires en Afghanistan, permettant la fourniture de fonds pour l'éducation des filles, mais aussi une planification familiale et un meilleur suivi des naissances
"Nous étions plus libres de pratiquer des avortements, il y avait des ONG qui nous soutenaient, pas de contrôles du gouvernement", témoigne auprès de l'AFP une gynécologue de Kaboul. "Aujourd'hui les médecins ont peur car si les ordonnances sont contrôlées en pharmacie, c'est très dangereux. Donc davantage de femmes essayent à la maison".
L'hôpital ayant refusé de l'aider, Bahara a donc fini par se rendre au marché pour se procurer une tisane à base d'une variété de mauve, connue pour provoquer des contractions. Mais cette plante abortive peut, si elle est mal dosée, endommager les organes et causer d'importantes hémorragies. Prise de saignements intenses, Bahara est finalement retournée à l'hôpital, prétextant être tombée pour ne pas être dénoncée. "Ils m'ont opérée pour enlever les restes du foetus. Depuis, je me sens très faible."
Auprès de l'AFP, d'autres Afghanes ont ainsi témoigné – sous couvert d'anonymat pour leur éviter tout risque de représailles du pouvoir taliban, mais aussi de la société ultraconservatrice. L'une d'elles a avalé un médicament connu pour sa toxicité sur le foetus, une autre raconte avoir écrasé son ventre avec une lourde pierre.
En 2017 (avant le retour des Taliban au pouvoir), un article du Guardian rapportait déjà une augmentation des avortements non sûrs en Afghanistan, camouflés, selon des soignants, en "fausses couches" pour éviter la stigmatisation ou la répression.
Des réseaux comme la "Pill Force" distribuaient alors clandestinement des pilules abortives, pour aider des étudiantes mariées à poursuivre leurs études en évitant des grossesses non désirées. Un réseau qui illustre que, faute d'accès légal, les femmes s'organisaient déjà pour contourner les interdits, souvent dans des conditions dangereuses et risquées.
Depuis le retour des Taliban, l'accès à la contraception se ferait plus difficilement encore. En février 2023, l’organisation médiatique de femmes afghanes "Rukhshana" affirmait : "Ce n’est plus qu’une question de jours avant que l’accès aux moyens contraceptifs soit complètement banni dans les provinces de Kaboul et de Balkh".
Les Taliban auraient, selon ce média, ordonné aux pharmacies d’interdire la vente de contraceptifs sous prétexte que la loi islamique le proscrit. Des informations qualifiées de "fausses" par le gouvernement afghan, bien que plusieurs sources en aient témoigné.
L'année suivante, une enquête de Vanity Fair révélait toutefois la pénurie de contraceptifs à laquelle les femmes afghanes doivent faire face depuis l'arrivée des Taliban au pouvoir. Une situation donnant lieu à un trafic dangereux mené par le Pakistan, entre médicaments frelatés et plaquettes de pilules vendues à prix d'or.
Selon le Département des affaires économiques et sociales des Nations unies (DAES), moins de la moitié des Afghanes ont actuellement accès à des moyens de contraception tels que les préservatifs, les implants, ou la pilule. "Les coupes budgétaires dans les services de santé et la fermeture forcée des services de planning familial mettent en danger l'accès à une contraception moderne".
"On m'a dit que ça m'aiderait"
La fermeture ou la réduction de cliniques financées par les ONG suite au retrait de financements internationaux menace aussi les services de santé reproductive, réduisant encore davantage l'accès aux soins sûrs de grossesse et d'avortement.
Le nombre d’établissements de santé a été réduit de moitié et seuls 297 des quelque 400 districts que compte le pays, répartis dans 34 provinces, disposent encore d’infrastructures sanitaires, déplore le tribunal populaire pour les femmes en Afghanistan.
En avril 2025, selon le même tribunal, on estimait à 620 le nombre de décès maternels pour 100 000 naissances vivantes, soit une augmentation de 19 % de la mortalité maternelle.
Dans ce pays où le taux de mortalité maternelle et infantile est parmi les plus élevés au monde, l'avortement est en théorie admis en cas de grave danger pour la femme enceinte, mais ce droit est en pratique rarement accordé.
Alors, interrogé sur la question, le porte-parole du ministère afghan de la Santé, Sharafat Zaman – qui rappelle que, selon les Taliban, avorter revient à "tuer une vie" – répond que bien que le gouvernement s'inquiète des conditions dans lesquelles les avortements clandestins sont pratiqués, il n'est pas responsable des "problèmes" rencontrés par certaines femmes qui décident d'avorter dans ces conditions, dans la mesure où le gouvernement autorise certaines interruptions de grossesse.
Malgré les interdictions, certaines pharmacies prennent tout de même le risque de vendre des médicaments abortifs sans prescription.
Mais si certains personnels de santé peuvent offrir aux femmes concernées une bienveillante complicité, d'autres n'hésitent pas à demander des sommes exorbitantes, dans l'un des pays les plus pauvres du monde.
"À quatre mois de grossesse, j'ai découvert que j'étais encore enceinte d'une fille", raconte à l'AFP Nesa, déjà mère de huit filles et un garçon. "Je savais que si mon mari l'apprenait, il me mettrait dehors", poursuit-elle. "J'ai supplié une clinique de m'aider. Ils m'ont demandé 10 000 afghanis (130 euros) que je n'avais pas".
La jeune femme s'est donc procuré, en pharmacie, un médicament antipaludique – contre-indiqué en cas de grossesse, car potentiellement toxique pour le fœtus. "On m'a dit que ça m'aiderait", dit-elle.
"J'ai commencé à saigner et j'ai perdu connaissance. On m'a conduite à l'hôpital, j'ai supplié les médecins de ne pas me dénoncer. Et ils ont enlevé chirurgicalement les restes de foetus".
Une autre jeune femme, âgée de 22 ans, témoigne de l'avortement clandestin qu'elle a subi après avoir eu une liaison hors mariage – un acte considéré comme plus problématique encore, et pouvant mener à des "crimes d'honneur".
"Ma mère a contacté une sage-femme, mais elle a demandé trop d'argent. Alors ma mère m'a ramenée à la maison, a placé une très lourde pierre sur mon ventre et l'a écrasé".
Exclues des centres de santé
Les spécialistes de santé publique observent ce phénomène dans tous les pays où l’avortement est criminalisé : les femmes n’y avortent pas moins, mais dans des conditions plus risquées. L’OMS estime que les avortements non médicalisés sont responsables de 39 000 à 47 000 décès de femmes chaque année dans le monde, principalement dans les pays où l’accès à l’IVG est restreint.
Seules 34 % des femmes en âge de procréer vivent dans des pays où l'avortement est autorisé sur simple demande (ce qui ne représente que 77 pays au total), rappelle de son côté l'ONG Center for Reproductive Rights (CRR).
En Afghanistan, c'est l’effondrement du système de santé, combiné à la répression des femmes, qui rend ces pratiques particulièrement dangereuses.
"Les femmes ont été interdites d’accès aux centres de santé sans la présence d’un mahram (tuteur masculin) ; des restrictions ont été imposées à la capacité des professionnelles de santé à exercer ; des directives ont été émises obligeant les universités médicales à exclure les femmes des études de médecine ; et les femmes sont dissuadées de s’inscrire dans des instituts proposant des formations en maïeutique, soins infirmiers, radiologie ou odontologie", dénonce, mardi dans son jugement, le Tribunal populaire pour les femmes en Afghanistan, évoquant des femmes souffrant ou mourant de maladies évitables.
Il y a un an, Heather Barr, directrice adjointe de la division Droits des femmes à Human Rights Watch (HRW) avait déjà alerté : "Si l’on interdit aux femmes d’être soignées par des professionnels de santé masculins, et qu’on leur interdit ensuite de se former pour devenir professionnelles de santé, les conséquences sont claires : les femmes n’auront pas accès aux soins de santé et en mourront."
Ainsi, en Afghanistan, l'avortement clandestin n'est ni un choix individuel, ni une transgression isolée, mais le produit d'un système qui exclut les femmes de l'école, du travail et des soins, et les contraint à mettre leur santé – parfois même leur vie – en danger pour reprendre un minimum de contrôle sur leurs corps.
Commentaires (1)
Ces gens n'ont rien de bon à offrir à l'humanité. Je ne sais si culturel ou religieux
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