Sénégal et Jeux en Ligne : Entre Passion Populaire et Logiques de Pouvoir
Au Sénégal, la montée des jeux en ligne s’impose comme un phénomène majeur. De jeunes travailleurs précaires, des étudiants, mais aussi des chômeurs investissent ces plateformes. Ce n’est pas seulement une distraction : c’est un espace social, une manière de partager, de commenter, de construire un quotidien souvent marqué par l’incertitude économique. Mais derrière cette vitalité se cache une réalité plus sombre : l’appropriation de ces pratiques par des entreprises transnationales qui y voient une manne financière.
Les plateformes affirment offrir un accès simple et ouvert. Il suffit d’un smartphone, d’une connexion fragile, pour participer à ce nouvel univers numérique. En apparence, il s’agit d’une démocratisation. Pourtant, ce discours masque un système profondément inégalitaire. Les profits se concentrent entre les mains de quelques firmes. Les joueurs, eux, alimentent ce circuit sans jamais en tirer de bénéfices structurels.
Le jeu en ligne au Sénégal ne peut être séparé de la logique plus large du capitalisme numérique. Les plateformes collectent des données, organisent la dépendance, modèlent des habitudes de consommation. Ce n’est pas seulement un marché : c’est un outil de contrôle. Chaque clic devient source de profit. Chaque minute passée se transforme en valeur pour des actionnaires lointains.
L’exemple de 22 Bet illustre cette dynamique. Présentée comme une plateforme de divertissement, elle capte l’énergie populaire et la convertit en flux financiers. Les joueurs croient participer à un espace de liberté, alors qu’ils renforcent une économie d’extraction. Ce processus ne se limite pas aux paris eux-mêmes : il s’accompagne de publicités ciblées, de notifications permanentes, d’une mécanique pensée pour retenir et épuiser l’attention.
Plus de la moitié de la population sénégalaise a moins de 25 ans. Ces jeunes, confrontés au chômage massif et à l’absence de perspectives, trouvent dans les jeux en ligne une échappatoire. Mais ce qui apparaît comme un refuge devient rapidement un piège. La dépendance se mêle à la frustration. Le jeu devient miroir de la précarité : beaucoup misent l’argent qu’ils n’ont pas, espérant transformer leur situation, et se retrouvent davantage appauvris.
Le jeu, au Sénégal, ne se limite pas aux plateformes numériques. Il existe une culture populaire du pari, déjà présente dans les courses de chevaux, dans la lutte traditionnelle, ou dans les petits jeux de quartier. Les entreprises internationales s’appuient sur cette tradition pour légitimer leur emprise. Elles prétendent prolonger une pratique culturelle, alors qu’elles en modifient profondément la nature, la détournant au profit d’intérêts étrangers.
La diaspora sénégalaise, souvent éloignée, n’échappe pas à cette logique. Les transferts financiers qui soutiennent des familles entières sont parfois détournés vers le jeu en ligne. Des plateformes ciblent directement ces communautés, jouant sur la nostalgie, sur le lien au pays. Ici encore, l’argent devient capté par des circuits transnationaux, échappant aux besoins collectifs.
Les femmes, souvent invisibilisées dans les analyses, participent elles aussi à ces dynamiques. Certaines jouent, mais beaucoup subissent les conséquences : budgets familiaux amputés, violences domestiques liées aux pertes, déséquilibres économiques. Le jeu en ligne révèle donc une dimension genrée de l’injustice sociale, trop rarement prise en compte.
Face à cette emprise, des résistances s’organisent. Associations de jeunes, collectifs communautaires, campagnes de sensibilisation rappellent que le jeu n’est pas neutre. Ils inventent d’autres manières de penser le divertissement : tournois sportifs gratuits, festivals culturels indépendants, espaces numériques coopératifs. Ces initiatives prouvent qu’un autre usage du numérique est possible, libéré de la logique de prédation.
Il est impossible de comprendre l’essor des jeux en ligne sans évoquer l’héritage colonial et néocolonial. Les structures économiques héritées du passé ont créé une dépendance vis-à-vis des capitaux étrangers. Aujourd’hui, les plateformes numériques prolongent cette logique : elles exploitent les failles d’un système façonné pour extraire la richesse du pays et l’orienter vers l’extérieur. Les jeux en ligne deviennent ainsi un outil contemporain de domination économique.
Dans le numérique, le profit n’est pas seulement une question d’argent misé : c’est aussi une question d’attention captée. Chaque seconde passée sur une plateforme est transformée en valeur par la publicité, la collecte de données, la création d’habitudes. Les joueurs ne sont pas seulement des consommateurs, mais des producteurs de richesse involontaires. Leur temps, leur concentration, leurs désirs deviennent une matière première, exploitée au même titre que les ressources naturelles.
La question des jeux en ligne ne peut pas être laissée aux seuls acteurs économiques ou aux institutions. Elle doit devenir un sujet de débat public, porté par les travailleurs, les jeunes, les associations, et les communautés locales. Car c’est là que se joue l’avenir : soit accepter que les plateformes façonnent la société selon les règles du capitalisme global, soit construire des alternatives populaires où le numérique devient un outil d’émancipation.
Les jeux en ligne ne sont pas condamnés en soi. Ils pourraient devenir un espace de créativité, de solidarité, de partage. Mais tant qu’ils sont dominés par les logiques du capitalisme global, ils resteront un outil de dépendance et de dépossession. Le défi, pour le Sénégal, n’est pas d’interdire mais de transformer. De reprendre la main. De faire du numérique non pas un terrain d’exploitation, mais un espace collectif, construit par et pour le peuple.
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