Kaffrine – À l’approche de la nuit d’Achoura, appelée Tamkharite, l’effervescence gagne les foyers sénégalais. Cette date, correspondant au 10e jour du mois de Muharram dans le calendrier musulman, est un moment de prières, de repas familiaux, mais aussi de traditions sociales profondément enracinées. L’une d’elles, encore bien vivante à Kaffrine et dans d’autres localités du pays, voit les deuxièmes épouses, les fameuses niarel aller à la rencontre des premières épouses, appelées Awo, pour solliciter une aide symbolique en vue de préparer leur dîner.
Dans une ambiance bon enfant, ces femmes arpentent les quartiers et les marchés, munies de seaux ou de sachets, espérant recevoir un peu de mil, quelques pièces ou une bénédiction. Pour Fatou Ndao, jeune épouse dans un foyer polygame, cette démarche n’a rien à voir avec la mendicité :
« Ce n’est pas une honte. C’est une vieille coutume. En tant que niarel, on va vers les Awo, les premières dames, pour leur demander une participation. C’est une manière de reconnaître leur place. Elles peuvent nous donner du mil, un peu d’argent ou même juste une bénédiction. »
Ce rituel repose sur un échange social empreint de respect et de reconnaissance. La niarel ne se limite pas à sa coépouse directe : elle s’adresse à toutes les premières épouses du quartier qu’elle connaît. Pour Kéwé Cissé, deuxième épouse depuis plusieurs années, c’est un moment précieux :
« Je fais ça chaque année. Je pars très tôt, je fais le tour des maisons. Dès qu’une Awo me voit arriver, elle comprend. Parfois, elle me donne un bol de mil, parfois 500 francs. Ce n’est pas la quantité qui compte, c’est le geste. »
Dans les maisons, certaines Awo accueillent leurs cadettes avec chaleur, humour et bienveillance. Mariama Diop, première épouse âgée résidant à Diamaguène, raconte avec un large sourire :
« Ah ça, c’est notre moment de gloire ! Quand une niarel vient chez toi, c’est qu’elle reconnaît ton rang. Je leur donne toujours un bol de mil ou 1 000 francs, selon mes moyens. Et je prie pour elle. »
Certaines niarel ( deuxième épouse), comme Aissatou Gaye, tiennent à commencer leur tournée par leur propre coépouse :
« Je commence toujours par ma Awo. Même si on est différentes, je lui dois ce respect. Cette année, elle m’a donné deux bols de mil et un peu d’huile. Elle m’a dit : ‘Prépare bien ton couscous.’ Franchement, j’étais contente. »
Dans les marchés de Kaffrine, ce même rituel se répète. Les vendeuses reconnaissent facilement les niarel, joyeuses et élégamment habillées. Mame Coumba, vendeuse de mil, témoigne :
« Elles viennent avec des sourires. On leur donne ce qu’on peut. Parfois, c’est juste un verre de mil ou quelques pièces. Mais c’est leur façon de vivre la fête. »
Ndeye Sarr, Awo à Guinaw Rail, voit dans cette tradition un facteur d’apaisement familial :
« Je trouve que ça calme les tensions entre coépouses. Au lieu de se méfier ou de se disputer, on partage, on rit, et on célèbre. »
Même les jeunes générations semblent adhérer à cette pratique. Adama Bâ, niarel depuis moins d’un an, avoue qu’elle hésitait au départ :
« Je pensais que ce serait mal vu. Mais quand j’ai vu la manière dont les Awo me recevaient, j’ai compris que c’est une forme d’équilibre. Ce jour-là, on met l’orgueil de côté. »
Le soir venu, chaque niarel prépare son couscous avec ce qu’elle a pu rassembler : mil, huile, sucre, et parfois même un morceau de poulet offert par une Awo généreuse. Au-delà du repas, c’est surtout le lien social et le respect mutuel qui sont célébrés. Fatou Ndao, elle, n’oublie jamais la formule rituelle :
« Quand j’arrive, je dis juste : Ndimbal maa ci moom Tamkharite. Elles savent. »
Ce qui signifie : Aide-moi pour mon dîner Tamkharite. Cette demande, loin d’être gênante, traduit un jeu social codifié, empreint d’humilité et d’affection.
Pour certaines commerçantes du marché central de Kaffrine, cette tradition est même attendue avec plaisir :
« Ah les niarel, on les attend ! On leur donne un peu de mil ou quelques pièces. C’est leur Tamkharite aussi. Et ça crée des liens dans la communauté. »
Bien que moins pratiquée dans certains milieux urbains, cette coutume persiste dans les zones comme Kaffrine, où elle reflète une forme de solidarité dans des foyers souvent complexes. Une sociologue locale l’explique ainsi :
« Il ne faut pas voir la polygamie uniquement comme un foyer divisé. Cette tradition montre qu’il peut y avoir de la solidarité, de l’humour et même de la complicité entre coépouses. »
Quand la nuit tombe, chaque niarel rentre chez elle, fière de ce qu’elle a pu récolter, prête à faire mijoter le couscous de la fête. Et dans les marmites, au-delà du mil, c’est une belle leçon de respect, de paix temporaire et d’équilibre conjugal qui se cuisine.
« Tamkharite, ce n’est pas juste un plat. C’est une reconnaissance silencieuse entre épouses », conclut Kéwé Cissé, sourire aux lèvres, un seau de mil bien rempli.
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