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DJIBRIL DIAKHATÉ : « Dans le milieu de la lutte, il n’y a pas l’islam d’une part, et l’animisme de l’autre, mais plutôt un islam intégré à l’animisme »

Auteur: Abdoulaye Diop

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A la faveur des nouveaux enjeux développés autour de la lutte et de la musique, artistes et sportifs sont devenus de véritables supports d’exaltation de leur appartenance confrérique, ou de sublimation de l’image de leur guide religieux. Le phénomène a pris une telle ampleur qu’il suscite la controverse. Le Professeur Djibril Diakhaté, sociologue, nous apporte un éclairage sur cette irruption du religieux dans l’arène et les salles de spectacle. 
 
 
 
TOUBA MAG : On remarque, de plus en plus, la présence de symboles religieux dans des activités comme la lutte et la musique. Y a-t-il corrélation entre la religion et ces faits tels que vécus ? 
 
Djibril Diakhaté : Nous sommes dans des sociétés qui traditionnellement étaient fortement spiritualistes. On ne faisait pas en ce temps la distinction entre le monde des dieux et le monde des hommes, entre le monde des morts et le monde des vivants, le monde du visible et le monde invisible. Dans toutes les activités quotidiennes, les hommes avaient toujours tendance à se référer aux différentes divinités pour la réussite de leur quotidien. A chaque fois qu’il y avait succès dans une activité humaine, on l’imputait à la transcendance et aux forces surnaturelles. Et chaque fois qu’il y avait échec, on considérait qu’il y avait un certain nombre de sacrifices ou d’offrandes qu’on devait faire mais dont on ne s’était pas acquitté de façon convenable. Le hasard n’avait aucune place dans ces sociétés-là, parce qu’on considérait que notre monde était peuplé de forces surnaturelles. L’individu était directement en relation avec des forces divines qui imprimaient une orientation à sa conduite et qui expliquaient ou bien son succès ou bien son échec. Même dans des situations de calamité naturelle (sécheresse, inondation etc.) on considérait toujours que les hommes étaient en partie fautifs parce qu’ils avaient oublié de respecter le contrat de fidélité qui les liait à des forces surnaturelles. La spiritualité était donc fortement présente. 
 
Ce qui s’est passé entre-temps, c’est l’arrivée de la colonisation qui a bousculé ces représentations en mettant en place une nouvelle rationalité fondée sur des conceptions plutôt matérialistes. Le colonisateur avait sa propre conception du monde, celle-ci beaucoup plus articulée autour de la responsabilité humaine que de la responsabilité divine. On a ainsi développé une nouvelle cosmogonie qui a consisté à nous départir de nos représentations historiques pour nous faire croire que désormais nous étions maîtres de notre destin et qu’aucune force surnaturelle ne rythme notre vie quotidienne et n’imprime une orientation à notre avenir. Mais même si ce matérialisme de type occidental et colonial a fait du chemin, il s’est heurté à un certain nombre d’obstacles à un moment donné. Il faut bien admettre, en effet, que lorsque les hommes rencontrent des difficultés, ils finissent par trouver refuge auprès de ces forces surnaturelles pour gagner en vitalité, malgré leur scepticisme face à ces dernières. C’est ce qui fait aussi que les gens éprouvent le besoin de retourner à des considérations religieuses ; mais comme, entretemps, l’animisme a également commencé à s’effriter, on en est arrivé à une sorte de syncrétisme. C'est-à-dire que vous allez avoir des références à des considérations islamiques sur fond de croyances fortement animistes. Dans le fond, il n’y a pas de coexistence entre l’animisme et la religion musulmane mais plutôt une religion musulmane qui se déploie dans l’animisme. Ce ne sont pas des réalités qui se font face, mais qui sont plutôt côte à côte et constituent un ensemble. C’est cela le syncrétisme : cette osmose entre deux croyances. 
 
C’est ce qui explique que dans la lutte ou dans le football par exemple, les gens utilisent des versets coraniques mais sur fond d’animisme ; que dans la musique, jouée parfois dans des endroits qui ne sont ni acceptés ni tolérés par la religion, on chante malgré tout des versets. Autrement dit, le Coran a été domestiqué dans un espace animiste. Les gens avaient d’abord une tradition animiste, un substrat païen, et c’est dans ce substrat païen qu’ils intègrent la religion musulmane. Ce qui veut dire qu’il n’y a pas l’islam d’une part et l’animisme de l’autre, mais que l’on a l’islam qui est intégré à l’animisme. Et c’est cette manifestation qui explique la récurrence de la référence à l’islam, à des versets coraniques, à des figures saintes, pour se donner beaucoup plus de force et d’assurance par rapport à des épreuves musicales ou sportives auxquelles on fait face. On comprend aisément pourquoi certaines photos de personnages saints sont utilisées au niveau de l’arène, des stades de football ou d’autres disciplines sportives. On se rend également compte que les khassaïdes (poèmes religieux) sont psalmodiés dans les gradins par certains supporters, comme si en agissant ainsi, ils bénéficiaient de l’appui de cette force ou de ce personnage saint en vue de la victoire. 
 
La différence entre l’animisme et les religions révélées est que dans l’animisme, on fait des prières et on s’attend immédiatement à un résultat. Dans les religions révélées par contre, on fait une prière et on considère que de toute façon la prière va être exaucée, aujourd’hui ou demain. Lorsque les gens ont recours à ces personnages saints ou à des versets coraniques, le résultat du match de football ou du combat de lutte doit être positif tout de suite, ici et maintenant. On voit donc qu’on fait recours à l’islam, mais en lui donnant une orientation animiste. En conséquence, vous avez, ici, un espace animiste déjà balisé dans lequel on intègre l’islam… 
 
N’avez-vous pas l’impression que nos confréries, l’islam en général, sont prises en otage par la musique, la lutte et les autres sports ? 
 
D.D. : Tout à fait, c’est comme ça que cela se passe. Les acteurs de ces milieux, n’ont pas, à mon avis, une connaissance profonde de l’islam. Ils n’en retiennent, au fond, que les parties opératoires. C'est-à-dire les parties qui sont en relation avec leur intérêt immédiat. Tout le reste ne les intéresse pas. C’est comme si, en fait, on ne doit recourir à des versets coraniques, à des personnages saints que par rapport à un problème matériel ou de vécu que l’on rencontre et que l’on aspire résoudre tout de suite. Or si vous prenez les confréries de manière générale, ou l’islam si vous préférez, vous vous rendrez compte que ce n’est pas que cela. Ce n’est pas seulement le sport, ce n’est pas seulement la musique, ce n’est pas seulement un résultat que l’on veut avoir tout de suite, mais c’est toute une vie qui est régentée. C’est toute une vie politique, économique, sociale ; c’est toute une culture que représentent les confréries, que représente l’islam. 
 
Mais ces gens ne s’intéressent pas à tous ces aspects. Tout ce qui les intéresse, c’est quelques versets qui leur permettent de régler un problème immédiat. C’est pourquoi je parle d’une véritable méconnaissance et d’une utilisation tronquée des considérations religieuses le cas échéant, dans le cadre du sport ou de la musique. Ce qui veut dire qu’au fond, il y a un travail à faire à ce niveau : un travail d’éducation des masses qui doit consister à faire comprendre, une fois pour toutes, à tout le monde que l’islam ce n’est pas des séquences. L’islam, comme les enseignements des saints, ce n’est pas des séquences articulées à notre intérêt immédiat. Mais c’est une organisation du monde, un type de conception de l’éducation, une «fabrication» d’êtres humains. Donc ce sont des entreprises profondes dans lesquelles il faut s’inscrire dans leur globalité et non pas en retirer juste une séquence qui nous intéresse et qui nous permet de régler un problème ponctuel. 
 
Vous venez de parler de méconnaissance, et de plus en plus dans nos écrans de télé, on voit des lutteurs faire des ablutions ou une prière, des chanteurs, arborant l’effigie des saints, qui dansent ou adoptent des attitudes obscènes. Ne va-t-on pas vers une désacralisation même de nos religions et confréries ? 
 
D.D. : Si on n’y prend garde, on va droit vers une sorte de détournement d’objectifs. Les confréries s’inscrivent dans la perspective de la religion. Comme je l’ai déjà dit, c’est une vision du monde qui englobe tous les aspects de la vie de l’homme, tous les aspects de la vie en communauté. 
 
Mais si nous nous retrouvons avec une société de plus en plus matérialiste, où l’individualisme gagne du terrain, où l’individu se dit : « Au fond, ce que je veux c’est la résolution de mes problèmes matériels ici et maintenant », alors, effectivement, nous allons avoir ce nouvel acteur social qui va utiliser tous ces enseignements-là à ses propres fins. Il y a ici ce que j’appelle un détournement d’objectif. Il ne faut pas oublier que les confréries se sont essentiellement développées pendant la période coloniale, comme des entités de résistance culturelle parce que le colonisateur avait une mission d’évangélisation, de déculturation. Il voulait complètement nous éloigner de nos traditions et de nos croyances et nous imposer les siennes. 
 
Les guides confrériques, à l’époque, avaient compris la stratégie du colonisateur et avaient développé à leur tour un certain nombre d’actes et de stratégies leur permettant de protéger leurs adeptes de ces menées déstabilisatrices du colonisateur. Donc, à côté de la vision du monde que proposait le colonisateur, ils avaient mis en place une autre vision du monde ; et ils ont travaillé dans le sens du triomphe de cette vision du monde. Malheureusement, ce qui est en train de se passer aujourd’hui, c’est que vous avez justement des « coupeurs de route » qui ont voulu, dans une certaine mesure, détourner l’enseignement de ces saints et leur préoccupation qui est globale, pour ne retenir simplement que l’aspect bassement matérialiste. En d’autres termes, «je règle mon problème matériel ici et maintenant, et le reste ne compte pas». Vous verrez ainsi quelqu’un boire de l’alcool, fumer du chanvre, commettre l’adultère, puis réciter des versets, réciter des passages des écrits des saints, et se dire « bon j’ai réglé les problèmes ». En fait, c’est cela que j’appelle une rupture par rapport à ce qui existait traditionnellement. C’est pourquoi, il y a nécessité de veiller sur le Temple. A mon avis, je crois que les «gardiens du Temple» devraient ramener tout le monde à l’orthodoxie et rappeler que nous avons une certaine orientation, une certaine vision du monde à préserver ; et que, si on n’y prend garde, on va avoir une majorité de la population qui va penser que les considérations confrériques et les considérations islamiques ne doivent être utilisées de façon ponctuelle que pour régler des problèmes matériels. Croire cela, c’est vraiment faire fausse route. Car la religion prend en compte tous les aspects de la vie de l’homme. 
 
Les enseignements de Cheikh Ahmadou Bamba, par exemple, nous encouragent au travail. Le faisant, il ne donne pas au travail une simple signification matérielle ; il lui donne aussi une signification spirituelle. Or, aujourd’hui, les gens ont mis de côté la signification spirituelle et ne s’attachent qu’à la signification matérielle. Je dis qu’en ce moment là, on est en train de devenir « coupeur de route » parce qu’on est en train de tronquer un enseignement. C’est un enseignement global, c’est un enseignement général qui intègre tous les aspects du vécu de l’homme : l’aménagement du territoire, son occupation, la distribution des revenus, la gestion ou la gouvernance des hommes, la transparence, la tolérance, l’ouverture, la communication, le partage, la solidarité, la vertu ; bref, c’est un ensemble de choses qui étaient développées par les guides confrériques pour mettre en place leur stratégie contre le colonisateur. Mais aujourd’hui il y a évidemment nécessité pour ceux-là que j’appelle les « chefs d’entreprise » de ramener l’orthodoxie. Je les appelle des « chefs d’entreprise » parce que cette entreprise-là a une orientation : c’est fabriquer des hommes. C’est un chantier qu’ils ont en charge. Ces « chefs d’entreprise » ou « de chantier », doivent ramener tout le monde à l’orthodoxie, au véritable enseignement qui a été développé par les guides et qui est en phase avec les exigences de la religion. Il faut fabriquer des hommes, des hommes dans tous leurs aspects mais pas seulement des profiteurs. 
 
Source Touba Mag via Majalis.org
Auteur: Abdoulaye Diop
Publié le: Samedi 17 Septembre 2011

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