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Kamel Jendoubi à RFI: «Ben Ali est un long accident de l’histoire tunisienne»

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Kamel Jendoubi à RFI: «Ben Ali est un long accident de l’histoire tunisienne»
Il se souvient bien de l’ère Ben Ali. Pour cause, Kamel Jendoubi a vécu exilé en France pendant 17 ans à cette époque. De retour en Tunisie deux jours après la chute du régime, il est ensuite devenu le président de l'Instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE), et il a mis en place les premièrs scrutins démocratiques de l'après-révolution, en octobre 2011. Aujourd'hui membre du Comité pour le respect des droits de l'homme et des libertés en Tunisie, il se confie à RFI après le décès de l’ancien président, survenu jeudi 19 septembre en Arabie saoudite.
RFI : Quel souvenir gardez-vous du président défunt ?

Kamel Jendoubi : Le souvenir que j’ai, c’est un monsieur qui a pris le pouvoir par effraction, c’est un coup d’État qu’on a qualifié de coup d’État « médical ». Un monsieur qui, au départ, avait avancé des promesses de changement, on l’appelait d’ailleurs « l’homme du changement ». Et ses promesses n’ont pas été respectées, loin de là : après sa prise de pouvoir en 1987, il y a eu des élections d’apparence relativement libres en 1989 – mais finalement complètement truquées.

Si l’on parlait à l’époque d’un homme de changement, c’est tout de même qu’il y avait un vrai espoir d’amélioration à son arrivée au pouvoir ?

Oui parce que la fin de règne de M. Bourguiba a été terrible pour le pays. Il y avait une confrontation très forte avec les islamistes et Bourguiba a décidé de « couper des têtes » en somme, risquant même de faire plonger le pays dans une crise gravissime. C’était une période très instable, très incertaine et pleine de dangers. Le coup d’État apparaissait ainsi pour beaucoup comme un soulagement en fin de compte, une espèce d’annonce d’une nouvelle époque pour la Tunisie. Ce qu’il a saisi rapidement d’ailleurs avec cette fameuse déclaration du 7 novembre 1987, dans laquelle se trouvaient des éléments relatifs à la liberté, des engagements d’abandonner la présidence à vie… des ingrédients qui sonnaient comme une annonce libératrice.

Mais un espoir finalement déçu ?

Oui, très vite on s’est aperçu que les bonnes intentions de la déclaration du 7 novembre étaient en réalité de la poudre aux yeux. C’était plutôt pour permettre à monsieur Ben Ali de gagner du temps pour s’installer et régler ses comptes envers certaines personnalités jugées dangereuses pour le pouvoir. Très vite, il a donc montré son vrai visage : un despote, un autoritaire. Ça a commencé par une répression qui a visé les islamistes, les partisans d’Ennahdha à l’époque, et puis progressivement le champ de la répression s’est élargi à toute expression critique. La Tunisie est en fait devenue une sorte de caserne bien gardée, où la peur régnait en maître. On ne pouvait même pas parler en famille sans peur d’être dénoncé, je ne parle même pas dans la rue ou dans les taxis, je dis en famille ! Tous les téléphones étaient sur écoute, les fax bloqués ou contrôlés. C’était donc un régime policier qui encadrait tout ce qui bougeait, et avec la complicité de l’Occident, notamment la France. Celle-ci le soutenait pour, disait-elle, prévenir du danger islamiste et intégriste. Or, on constate que la répression des islamistes a été quasiment vaine puisqu’au lendemain de la révolution, ils sont revenus aussi forts si ce n’est plus, en se targuant de l’image de victimes, ce qu’ils étaient en partie.

Et cette « caserne » que vous évoquez se cantonnait uniquement à l’expression politique ?

Non, l’expression artistique également et même la recherche scientifique. Très peu de recherches ont été menées, sur le plan sociologique par exemple, sur le phénomène de la montée de l’islam en Tunisie. Parce qu’on empêchait les chercheurs d’aller dans les quartiers, dans les mosquées, pour comprendre les soubassements qui ont produit par la suite des phénomènes comme l’embrigadement des jeunes. La Tunisie a produit des masses nombreuses de jeunes jihadistes qui ont sévi, non seulement en Tunisie mais ailleurs, en Libye, en Syrie, en Irak, partout… Et c’est selon moi le produit de l’échec monumental de la dictature, du manque de liberté : les monstres, les jeunes jihadistes ont été fabriqués dans les prisons de monsieur Ben Ali. Il se targuait à l’époque d’avoir arrêté des centaines voire des milliers des jeunes. Mais on ne parle pas d’un homme seul, il s’agit d’un régime, de tout un système.

Les observateurs ont parfois parlé de système « mafieux », mis en place par le « clan Ben Ali ». Au-delà du champ politique, on peut dire qu’il y avait une vraie captation de l’économie nationale ?

Oui, le système Ben Ali me reprochait justement à l’époque d’avoir écrit plusieurs articles sur le sujet. En 1997, j’ai notamment rédigé une tribune pour Le Monde qui a été considérée comme une déclaration de guerre. Et je ne suis pas le seul. Vous savez, la Banque mondiale avait fait aussi une étude très intéressante après coup, après la révolution. Elle montrait effectivement la captation d’une partie très importante des richesses du pays par le clan de monsieur Ben Ali, et par ses ramifications au niveau de l’appareil d’État ou au niveau des régions. Certaines régions étaient plus favorisées que d’autres, d’où le problème du régionalisme constaté par la suite. Car les régions qui se sont révoltées en décembre 2010 et janvier 2011, ce sont en réalité les régions qui ont été délaissées par le système. Ce n’est pas un hasard si les prémices de la révolution ont débuté dans le bassin minier en 2008, donc bien avant 2011.

Et aujourd’hui, quel est l’héritage laissé par monsieur Ben Ali, comment le perçoivent les Tunisiens ?

Les Tunisiens sont divisés. Les neuf années depuis la révolution ont provoqué un sentiment de fierté, nous avons acquis une liberté - la liberté d’expression en particulier - mais il y a un « mais ». Pour beaucoup de gens, pour les couches populaires, pour les régions à l’intérieur y compris même pour une partie de la classe moyenne, la situation ne s’est pas améliorée. Au contraire, elle s’est dégradée. On constate ainsi une espèce de nostalgie. Il y a quelques nostalgiques idéologiques et politiques, qui regrettent l’heure où le pays était tenu d’une main de fer. Eux sont largement minoritaires. Pourtant, il y a ce que j’appelle des nostalgiques économiques et sociaux. Quand on parle avec eux, ils répondent systématiquement : « Sous le régime Ben Ali, je pouvais diner avec 5 dinars, aujourd’hui avec 20 dinars je ne peux plus le faire, je n’ai pas de médicaments etc… ». Il y a effectivement une forme de nostalgie légitime mais qui n’est pas propre à la Tunisie, on l’a constaté ailleurs. Or au final, à mon avis, monsieur Ben Ali n’a rien laissé au pays. Paix à son âme mais je ne pense pas qu’il a laissé une marque telle que celle de Bourguiba par exemple. Non, monsieur Ben Ali, c’était vraiment, vraiment, une longue parenthèse qui équivaut à un long accident de l’histoire de notre pays.  


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