Le mal dominant

« En politique, les insensés peuvent
faire de sorte que ce soient les sages qui ont tort »

Nous méditerons encore longtemps cette victoire d’Abdoulaye Wade. Nous l’accuserons de tout. D’avoir manipulé le fichier électoral, d’avoir corrompu le commandement territorial, d’avoir acheté nos consciences. Mais cet homme n’a que deux mains. C’est peut-être lui qui a procédé à cette manipulation de grande ampleur, mais ce n’est pas lui qui est allé mettre les bulletins dans l’urne. Ce sont des sénégalais. Il a peut-être déversé partout des milliards de francs Cfa, mais c’est nous qui avons accepté de monnayer notre avenir, notre destin, notre vécu désastreux, avec un petit billet rouge. Si la machine de la fraude a tourné, il faut donc dire que c’est avec la complicité de 55% d’entre-nous. Nous en avons été le carburant. Partout, il y a eu des représentants de l’opposition, de la CENA, qui ont compté les bulletins un à un, et veillé au décompte final. On ne peut donc pas contester à Abdoulaye Wade sa victoire, sans se montrer ridicule. Il a, de tous ses concurrents, le mieux compris la réalité de nos sociétés. L’achat des consciences, la complaisance, la fraude, sont des réalités sociologiques avec lesquelles il a su compter jusqu’ici. On ne peut pas lui reprocher d’utiliser l’argent pour corrompre des gens qui n’attendaient que d’être corrompus, qu’ils soient marabouts ou simples citoyens.
Wade n’a pas inauguré la fraude dans ce pays. Il en a été la victime pendant une trentaine d’années. Son étincelle de génie, c’était la rue. Il savait mettre son froc, pour prolonger le débat électoral dans la rue. Notre opposition n’a pas su le faire. Pendant sept ans, elle a voulu tout et son contraire. Elle a été plongée dans un débat vain de préséance, alors que la population vient de trancher de façon très nette cette question. Elle s’est laissée corrompre la première, par des augmentations de salaires à l’Assemblée nationale, par des véhicules qu’elle est allée quémander, à genou, au palais de la République. Pour des logiques de salaire et pour la conservation de certains avantages comme le passeport diplomatique, elle a, au-delà du bon sens, accepté de siéger dans une Assemblée nationale dont elle niait pourtant la légalité. J’ai entendu Landing Savané demander aux populations de sanctionner ceux qui ont puisé dans les fonds politiques. Mais c’est tellement ridicule. Il a, comme tous ses ministres présents dans le gouvernement de l’alternance, profité des fonds politiques à outrance, ils ont été tous les mois tendre la main au colonel Cissokho.
Si Wade savait que s’il se retrouvait avec ce score déraisonnable, l’opposition prendrait la rue, il n’aurait jamais tenté la fraude. Mais tous ces opposants sont tous cachés dans leurs chambres climatisées de Fann Résidence et de Mermoz, appelant « le peuple à prendre ses responsabilités. A cela s’ajoutent les bourdes monumentales d’Idrissa Seck, qui a manqué de courage quand il en fallait. Renseignez-vous dans votre entourage. Les électeurs vous diront « on ne peut pas voter pour quelqu’un qui a avoué publiquement avoir volé ». C’est pourquoi il ne faut pas mépriser le choix populaire de 2007. Il a sa cohérence et sa logique. Le peuple a sanctionné le pouvoir en 2000, il a sanctionné l’opposition en 2007. La victoire de Wade ne serait sans doute pas la même sans la force de l’argent. Il s’y est bien préparé, et il a corrompu tous les segments sociaux de la société, par des augmentations de salaire, des avantages sociaux. Tous, de l’armée à la Magistrature, en passant par les professeurs d’université, le commandement territorial, ont eu leurs augmentations de salaires, sur le dos du peuple sénégalais. Ils ont été les complices de la souffrance de la population. Ils ont été les premiers à se laisser corrompre en silence. Qu’ils ne l’accusent donc pas de ce qu’ils ont déjà fait.
Mais ce qui frappe depuis quelques semaines dans le discours de l’opposition, c’est le fatalisme avec lequel ils disent que Wade ne peut pas gagner au premier tour. Ses adversaires ne contestent pas sa supériorité, ils lui contestent les « 50 % ». Eh bien dans n’importe quel scrutin à un tour, il serait devenu président de la République.

La question éthique devait être centrale, elle a été reléguée au second plan. L’opposition l’a évitée, comme si elle aussi avait quelque chose à se reprocher. La question des milliards de Taïwan, sur laquelle la preuve a été faite qu’il y a bien eu vol, les moteurs du bateau le Joola, n’ont, en aucun moment, occupé l’espace du débat électoral. Seul Moustapha Niasse a évoqué une fois la question des moteurs du bateau. Wade l’a traité de menteur, et il s’est vite ravisé, en disant qu’il n’a pas le temps d’aller chercher ses preuves. Wade et Idrissa Seck n’ont jamais été interpellés sur le « protocole de Rebeuss », la plus grande entorse qui ait été faite à la morale de ce pays. Mais mieux, Abdoulaye Wade a déclaré publiquement avoir bloqué des dossiers qui auraient jeté en prison d’anciens responsables politiques. Une bonne preuve de l’indépendance de la Magistrature ! Il a avoué avoir tenté de corrompre un journaliste, en lui donnant 50 millions de francs du contribuable. Les milliers de jeunes morts en tentant l’aventure, la hausse vertigineuse des prix, les coupures d’électricité, la faillite de nos sociétés nationales, la corruption de la magistrature ont été généreusement récompensées le 25 février dernier.
Ce qui fait mal dans le choix du 25 février, c’est que nous avons apporté 70 % de nos voix aux deux personnes qui ont eu le rapport le plus trouble avec la morale et l’argent, dans toute l’histoire de ce pays. C’est ce que donne le total des voix d’Idrissa Seck et d’Abdoulaye Wade. Après la majorité socialiste, addition du Ps, de l’Afp et de l’Urd, voilà la majorité libérale, mélange de banditisme économique et de mercenariat politique.
 Pas une seule fois, durant cette campagne, ces « libéraux » n’ont été interpellés frontalement sur ces questions, comme si tous les autres s’étaient dit « mais nous aussi nous avons fait comme eux, quand nous étions là ». Le peuple l’a compris, et il s’est dit « on nous oblige à un choix entre deux maux ». Parmi les fauves, il a choisi le mal dominant.

Mais donner 70 % de nos voix aux signataires du « protocole de Rebeuss » est tout de même inquiétant, pour l’avenir de ce pays. Ca veut dire que n’importe qui pourra détourner impunément, voler, tuer, et être récompensé généreusement. C’est en cela que le choix du 25 février est tragique pour notre cher pays. Partout dans le monde, la même question revient, « mais comment ont-ils pu faire ça ? » Attendons-nous d’en subir les conséquences, et assumons, en bons boétiens, notre servitude volontaire. La défaite du 25 février n’est pas électorale, elle est morale. C’est la victoire du vice sur la vertu. Abdoulaye Wade a toujours contesté les résultats des élections avant sa victoire en 2000. C’est un droit électoral. Il a même publié ses propres résultats, quand il était dans l’opposition. Mais sa première décision a été de menacer de prison tous ceux qui seraient tentés de contester sa victoire. Un bon signal pour tous les objecteurs de conscience, ils peuvent commencer à faire leurs valises.
Malgré tout, ceux qui espèrent un second tour de scrutin en connaissent la date. Ce sera le 3 juin prochain. En toute logique, Abdoulaye Wade va demander aux électeurs d’être cohérents, et de lui donner les moyens institutionnels de sa politique, en lui octroyant la majorité à l’Assemblée nationale. Mais c’est aussi l’occasion pour tous ceux qui estiment avoir fait une gaffe de se ressaisir. Nous avons élu un homme âgé, qui, pour des raisons aussi obscures que l’a été tout son mandat, annule tous ses rendez-vous, ses voyages, ses conférences de presse, sa visite de remerciement à Touba. Plusieurs jours après son élection historique, il n’a pas mis la tête dehors, et personne ne peut dire avec certitude où se trouve notre président élu. Mais nous continuons à trouver tout ceci normal. Les peuples ont parfois ceci de paradoxal. Plus ils sont martyrisés, plus ils deviennent obéissants.