CHRONIQUE DE L’IMPROVISTE - Jungle fever ou la fièvre du crépuscule

Le 19 mars 2000 est assurément un jour inoubliable, comme l’a été celui de la proclamation de l’indépendance du Sénégal. Les manifestants et casseurs d’hier deviennent directeurs de sociétés nationales, les militants qui distribuaient les tracs deviennent ministres, et beaucoup de personnes qui jusqu’à cette date avaient rêvé de Dakar avant de la connaître, occupent désormais des positions dans des bureaux et des cabinets. Quelle griserie ! Les places au premier rang dans les manifestations, les dorures, le mobilier national, le salut des gendarmes en faction, les voitures avec chauffeur, les escortes avec gyrophare, les déménagements-aménagements dans des quartiers plus « dignes » de leur nouveau statut, les textes qu’on « pond » et qui deviennent loi, dans un style de western de cinéma, ce genre de film qui raconte sans fin le passage de la force à la loi… et les à-côtés sensuels du pouvoir…

Une nouvelle classe d’apparatchiks naît, d’anciens adversaires deviennent des souteneurs et missionnaires décatis, se repentant de leur passé, capitulant au présent et se préparant sûrement à un mercenariat pour le futur, nouveaux compagnons précieux, assurance-vie autant que bons petits soldats. Toute fierté évaporée et toute honte bue, dans un élan amoureux qui a mis du temps à naître. Pour quelques uns qui n’y croyaient pas, la première rencontre avec le pouvoir a apporté cette ivresse qui fait zigzaguer.

Dans cette Alternance de l'affect, très peu d’idées constructives. S’il y en a elles sont reléguées au purgatoire L'heure est encore à l'élaboration des "projets" pour donner une once de contenu à leur "désir d'avenir". Pour cela, leur méthode est de prendre quotidiennement des "bains de foule", de consulter les "militants" en espérant que la ballade sera fructueuse. Le mythe du terrain fonctionne à plein, couplé à une rhétorique des "enchantements" et autres incantations.

L'une des caractéristiques de l’Alternance, est, à n’en pas douter, la carnavalisation et la « caravanisation » de la vie politique, surtout devant les écrans de la télévision nationale, qui, en dehors de très brefs moments d’information répand surtout du spectacle de mauvais goût. Comme celui de Monsieur Assane Diagne, que l’on a filmé avec toute sa suite, qui s’est rendu dans son village pour saluer son ancien instituteur et raconter en long, en large et en profondeur, que malgré son inscription tardive en première année d’école primaire, est arrivé à rattraper puis à devancer quatre croûtes, dont son frère aîné. Il fallait voir le décor et les acteurs: costume, cravate, grosse berline, chaussures dont le cuir bêlait encore, à côté d’un ancien instituteur, qui apparemment, n’avait jamais reçu son « allarba serigne ». Il ne manquait plus que les confettis lancés par des bouffons, pour que le spectacle carnavalesque fût complet.

J’ai vu, Monsieur Georges Tendeng, arriver à un « colloque sur le partenariat Canada-Sénégal en formation professionnelle et technique », portant une cravate aux couleurs du drapeau du pays du bailleur de fonds et floquée de la feuille d’érable. Des spectacles de cette nature, on en a vu et revu. On en a ri parfois. Aujourd’hui, on crie de rage, mais on a surtout envie de se révolter.

Et telle une moule dont on titille le muscle, l’Alternance s'est repliée sur elle- même. Le temps passe et les coteries deviennent plus agressives. Surtout après l’épisode des Chantiers de Thiès. On est wadiste et on se bouscule, on crie à tue-tête, pour se faire remarquer de Maître, par un entourage plein « d’affection », dont quelques membres font partie des meubles de famille. Ou bien on se voit reprocher d’être seckiste, et « payer » d’être FIDEL(e) à un homme, qui en voulant assumer son ambition, l’a trop montrée. Ceux qui veulent faire carrière sont poussés à l’intrigue. Les coups bas, les crocs en jambes, les accusations d’atteinte à la sûreté de l’Etat, et autres bassesses, se firent jour dans la confusion des idées, le cynisme, la langue vipérine: aucun des trois éléments ne fit défaut.

Le régime de sectarisme, qu'est devenue l’Alternance repose sur un jeu de compromissions et de dissimulation structurelles, une combinaison d'autoritarisme et de dérive politicienne. Il ne se passe plus un jour sans qu’on découvre une nouvelle frontière intra sénégalaise, sournoise et horripilante : sénégalais(e), mais d’ethnie toubab, anciens combattants qui se sont « débrouillés » pour (sur)vivre jusqu’au 19 mars, pour être indemnisés, nouvelle majorité qui défile devant la porte du 3ème millénaire, ceux qui chantent « pincez tous vos koras » et ceux qui entonnent « l’hymne à l’Afrique », le drapeau national qui flotte devant l’Etat-major de l’armée de Terre et dont l’étoile verte a été éteinte par un baobab, la Division des Investigations Criminelles, instrumentalisée. Même le 19 mars est devenu la propriété de Maître, de sa dynastie et de sa galaxie. Le comble du comble a été la remise en doute de la sénégalité de Jean Paul Dias, « victime » d’une animosité partagée. D’ailleurs, ne lie-t-elle pas davantage qu’une amitié commune ? Ceci est tout simplement indigne de ce pays. On ne pourra pas descendre plus bas.

En fait, tout se tient. Si on en est rendu là, c’est parce que l’ « héritier » auto-proclamé de Senghor, est resté chef de parti et de clan, ce qui ne fait que révéler l’oubli dont la République a été l’objet, en laissant se diluer ses fondements. A six mois des élections, se rendant compte qu’ils ont passé le plus clair de leur temps à parader, à postillonner et à s’écouter, il ne leur reste plus qu’une chose : jeter la clé du château après l’avoir pillé. Ce pouvoir, devenu aussi évanescent qu'une volute, n'a plus d'autre but que sa propre pérennité, incarnée par des hommes et des femmes allergiques à la critique, qui exigent qu’on leur obéisse, tiennent rigueur à ceux qui les prennent au mot, prompts à leur tailler des croupières, tenant des propos « assassins » qu’on approuve au plus haut niveau, afin que chacun puisse en apprécier la maléfique substance.

Tout, dans le système actuel, dévalorise les citoyens, suscite l'incantation, avantage la crétinisation, s'oppose au débat, institutionnalise l'irresponsabilité et entrave la marche démocratique. Cette République est devenue, en moins de sept ans une paroisse de papistes sans curé, avec des rites qui obéissent à des lois liberticides, sans transcendance, imposées, à des citoyens qu’on prend pour des demeurés. Il y a quelque chose de pathétique et de tragique dans tous les crépuscules. De la même manière que l’institution religieuse ritualisait l'obéissance à la Révélation par à l'intermédiaire de la caste sociale des prêtres, l’Alternance formalise l'acceptation de la « raison d'Etat » par le biais d’huberlulus qui se voient déjà en train de « proposer des réformes à l’Assemblée nationale, pour que la nationalité ne soit reconnue que par le droit de sang ». Les bases d’une Nation s’effondrent quand l’imagination des hommes qui la dirigent ou y prétendent se forge autour de lignes descendantes et exclusives et le mépris, s’il intervient en politique, prépare ou instaure le fascisme. Cet obscur écuyer de fanges boueuse ne sera par exaucé par ce pays qui est le nôtre. A tous, « droit du sol et droit du sang » mélangés.

On peut diriger un « Mouvement légistalif », on peut apprendre le droit pendant des années, le pratiquer longtemps et faire tout le reste de travers. Ne dit-on pas qu’il vaut mieux la fermer et passer pour un crétin, que l’ouvrir et montrer au monde entier qu’on en est un ?