C’est le triomphe définitif d’un système de domination, quand les dominés se mettent à chanter ses vertus [Ng?g? wa Thiong’o, Décoloniser l’esprit, Paris, La Fabrique, (1986), 2011, p. 45].
Oumar Sankharé est professeur de lettres à la Faculté de lettres et sciences humaines de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar (FLSH/UCAD). Il a été récemment invité à l’une des meilleures émissions de télévision au Sénégal (« L’Entretien »), animée par le brillant journaliste sénégalais Sada Kane. C’était le 14 avril 2014 sur la 2stv (vidéo disponible sur YouTube). Le professeur devait parler de son nouveau livre Le Coran et la culture grecque.
Ce qui m’a intéressé dans cet entretien, ce n’est pas tant sa deuxième partie qui concerne plus directement le livre, lequel d’ailleurs avait suscité plus de passions débordantes ? parfois politisées par des récupérateurs ou des déçus de la politique du nouveau régime ?, que de débats intellectuels sérieux et fructueux.
Je réagirai donc sur la première partie où le professeur soutient sans ambiguïté que le français fait partie du patrimoine culturel sénégalais, une parmi la mosaïque linguistique sénégalaise. Cette affirmation du professeur m’a rappelé le débat qu’il y a eu entre deux grands écrivains africains: Chinua Achebe et Ng?g? wa Thiong’o, sur le statut africain des langues dites étrangères. Pour le premier, l’anglais est bel et bien une langue africaine tout comme le français l’est pour professeur Sankharé.
Je vais d’abord essayer de restituer la pensée du professeur, en la situant dans le champ littéraire africain. Je le ferai en rappelant ses propos, que je transcris ici, puisque l’émission malheureusement en français, est destinée à l’élite francophone. L’italique est justifié puisque vous pourrez vous-mêmes juger des conséquences néfastes d’une langue incomprise de la majorité. Ensuite je contextualiserai ses prises de position pour pouvoir enfin apporter des solutions à long terme aux problèmes de l’usage des langues africaines dans les institutions républicaines.
Après une brève présentation de l’auteur, le journaliste Sada Kane effectue cette précision qui révèle beaucoup de choses sur une certaine catégorie d’intellectuels sénégalais :
- Alors ce qu’il faut dire en vous présentant pour qu’il soit complète la présentation, 76 ans (répétition), après Léopold Sédar Senghor vous êtes le deuxième (africain) agrégé de grammaire (française) depuis 2011, alors est-ce que c’est une sorte de parachèvement de cette fascination qu’exerce sur vous cet homme qui est un peu votre modèle ?
- Oui, j’ai tenu à être agrégé de grammaire comme mon modèle Léopold Sédar Senghor et c’est pourquoi 76 ans après je l’ai repassée.
- Alors en plus de votre modèle de fidélité à Léopold Sédar Senghor, vous avez initié le Cercle des amis et disciples de Senghor, n’est-ce pas?
- Oui, oui, nous avons une association qui s’occupe essentiellement de littérature senghorienne, donc chaque fois nous organisons soit des colloques soit des conférences. Et c’est pour cela d’ailleurs, vous êtes, et ce n’est pas surprenant aussi, un défenseur vraiment de la langue française. D’ailleurs vous publiez régulièrement dans les journaux des articles qui, pour indiquer, comment, du bon usage de la langue française…En fait c’est pour cela que vous publiez ces articles.
- Oui, parce que je me suis rendu compte que, il y a dans les journaux, dans les ouvrages, beaucoup de fautes de français (Sada Kane rajoute: dans les radios et les télévisions. Et son interlocuteur de continuer [dans les radios et les télévisions], et c’est pourquoi j’ai voulu y remédier.
- J’écrivais effectivement dans Le Quotidien, mais depuis que notre ami Biaye a quitté Le Quotidien, j’ai arrêté ces écrits (Sada Kane ajoute: J’avoue que c’est des articles que je découpe et que je garde moi hein !
- (le professeur l’interrompt). D’ailleurs le Président de la République lui-même, Macky Sall, quand il m’a vu il m’a dit pourquoi vous avez laissé ce travail-là, puisque moi je les suivais beaucoup et j’ai gardé tous vos articles, Ah ben oui, parce que ça sert beaucoup !
- Alors aujourd’hui on vous découvre, moi et d’autres, arabisant…
- (il coupe encore). Je voudrais dire aussi que, souvent certains disent ouais il faut abandonner la langue française au profit des langues nationales. Moi je ne suis pas d’accord. La langue française fait partie de notre patrimoine.
- Ce qu’il faut savoir c’est que le français n’est pas né sur le sol de l’Hexagone. Le français est une langue de colonisation: c’est le latin, qui a été introduit par le conquérant Jules César qui ait donné progressivement le français au fil des siècles, parce que les langues évoluent, mais le français n’est pas né en France. Le français est né en Italie. C’est Rome qui a donné à la France sa langue. La France a gardé sa langue le latin qui a évolué. Mais nous pourquoi ne garderions-nous pas notre langue? Parce que c’est devenu notre langue, un patrimoine de l’histoire (Sada Kane: Vous dites que le français nous appartient, c’est ce que vous dites). Il nous appartient, parce que c’est l’histoire qui nous l’a légué. Nous avons commencé à y mettre notre marque, comme on parle de français njallaxaan (sénégalisme ou parlure locale), ce n’est pas le français de l’Hexagone. Senghor a créé beaucoup de mots, y a des termes que, un Français ne peut pas connaitre.
Pour comprendre la pensée du professeur Sankharé, il faut remonter à la colonisation française. L’historien ghanéen Adu Boahen a soutenu que la colonisation n’a été qu’une simple parenthèse de l’histoire africaine puisqu’elle n’a pas eu beaucoup d’impacts sur l’arrière-pays. La thèse de Boahen est plus plausible dans les anciennes colonies britanniques où les Africains avaient une certaine marge de manœuvre en ce qui concernait l’éducation en langues locales et la gestion du pouvoir politique. Voilà pourquoi le Kiswahili, le Yoruba, le Setswana sont devenus des langues officielles au Kenya, au Nigeria et au Botswana, en plus de l’anglais, toujours considéré comme langue de prestige. Voilà pourquoi sur le plan de la diversité linguistique, les pays africains anglophones sont en avance sur ceux francophones et lusophones dont le monolinguisme à l’écrit fait partie des causes de leur sous-développement.
Pour le cas francophone, sénégalais en particulier, la politique d’assimilation a beaucoup, sinon plus, marqué les populations urbaines (Saint-Louis et Dakar par exemples) que celles rurales (du sud et du sud-est, zones conquises que dans le tard). Mais, je crois fondamentalement qu’à des degrés divers, la colonisation s’est fait et continue de se faire sentir dans l’ensemble du pays grâce à l’institution scolaire. La colonisation française avait permis, malgré le colonisateur, d’éduquer le colonisé pour lui faire porter la cause coloniale au plus profond des pays, relayant ainsi l’effort de conquête à moindres coûts. L’élite politique avec beaucoup d’instituteurs reconvertis, reprenait dans le même temps les méthodes violentes de gouvernance héritées du colonisateur: l’inclination à donner des ordres aux « subalternes », la politique de la chicotte, la tenue vestimentaire, la prononciation des lettres à la bourgeoisie parisienne, etc.
Le français est une langue fascinante nous révèle le héros Samba Diallo de L’Aventure ambigüe, et je pense qu’à des niveaux différents, Blaise Diagne, Lamine Guèye, Senghor et beaucoup d’autres enseignants sont à mettre dans ce groupe d’« évolués »-intermédiaires qui, de nationalité française il faut le rappeler, illustraient pleinement l’importance de parler la langue du colonisateur pour se faire accepter par lui aussi bien en
Afrique qu’en Hexagone. C’est la logique du coup double : servir très loyalement le dominant tout en se montrant avocat ou porte-parole du peuple opprimé. Mais, je crois fondamentalement, qu’apprécier le côté petit marquis poudré de la culture française est un choix personnel à ne pas juger, mais faire la promotion d’une langue étrangère en milieu africain est une trahison au peuple, la majorité sans voix « officielle », puisque cette option politique relève soit d’un complexe d’infériorité à bannir ou d’un désir d’autopromotion individuelle fait dans le but de préserver des intérêts particuliers de classe, de famille, et ce, le plus longtemps possible.
Au lendemain des indépendances, ceux qu’on appelle erronément les pères fondateurs des états-nations africains ont préféré garder ce legs colonial en respectant ses frontières artificielles et en conservant sa langue, pour soutiennent-ils, consolider l’unité nationale. En réalité, il s’agissait de mieux conserver leurs privilèges de classe instruite reconnue par le colonisateur. Et à chaque fois que leurs intérêts politiques sont menacés par l’opposition ou par les nationalistes patriotes, ils évoquent la nécessité de garder le français. Senghor, maitre du professeur Sankharé, fut de ceux-là. Aussi écrivait-il :
« Ceux qui prônent le remplacement du français comme langue officielle d’enseignement sont, si nous voulons être gentils, des romantiques irresponsables. Par quelle langue, si nous ne voulons pas briser l’unanimité nationale ? Et comment, alors qu’il n’y a même pas une bonne grammaire du wolof, enseigner les sciences modernes et réussir là où des langues écrites, depuis 1000 ans, essuient encore des échecs ? » (in « La communauté économique comme cadre du développement », Rapport du 8e Congrès de l’UPS, Le Soleil, no 798 du 17 décembre 1972, p. 34, c’est moi qui souligne).
Il y a aujourd’hui des livres de grammaire en langues nationales certes avec des caractères latins. Ce n’est pas rendre service au peuple africain que de conserver le français par peur de supposés conflits ethniques ou d’instabilité politique. Il faut rompre avec cette attitude mentale qui rend les politiciens figés dans leur raisonnement « ethniciste », incapables de faire preuve de pragmatisme et d’envisager des lendemains meilleurs.
Je dois toutefois signaler que la position littéraire de Senghor sur les langues nationales est différente de celle politique de l’auteur. Le poète-président est critiquable surtout pour son manque de volonté politique :
« … Remplacer le français, comme langue officielle et comme langue d’enseignement, n’est pas souhaitable ni possible. Si du moins nous ne voulons pas être en retard au rendez-vous de l’an 2000. En effet, il nous faudrait au moins deux générations pour faire, d’une de nos langues nationales, un instrument efficace pour l’enseignement des sciences et des techniques. » (Décret no 71-566 du 21 mai 1971 relatif à la transcription des langues nationales. Cité par Pierre Dumont, Le français et les langues nationales du Sénégal, Paris, Karthala, 1983, p. 23. C’est toujours moi qui souligne).
Pour Senghor, la démocratie sénégalaise que l’on vante partout, serait plus effective avec « l’alphabétisation de tous les Sénégalais en français », alors qu’on sait aujourd’hui, grâce aux travaux de linguistes et de politologues, que l’apprentissage en langues maternelles africaines rend plus efficace l’acquisition des principes et valeurs démocratiques (Lire à ce propos Michelle Kuenzi, Education and Democracy in Senegal, New York, Palgrave McMillan, 2011).
La reproduction du modèle colonial de domination linguistique est surtout visible chez certains hommes de Senghor tels qu’Abdou Diouf qui, tout le monde le sait, doit au président Chirac sa nomination à la tête de l’Organisation internationale de la francophonie. Le XVe Sommet de la francophonie qui est en train de mobiliser tout un pays montre à quel point nos dirigeants manquent, non pas de vision pour le futur puisqu’ils s’attendent à des retombées financières et politiques, mais d’ambitions souveraines. Ce Sommet fera la promotion de la France-Afrique et de ses principaux clients, mais n’aidera pas les Sénégalais à améliorer leurs conditions de vie dans les cinquante ans à venir. La situation de Diouf est triste, puisqu’il n’est qu’une simple marionnette entre les mains de politiques français, et en cela, il constitue un contre-modèle pour la jeunesse africaine. Je ne m’attarderai pas sur son cas du reste pas surprenant pour un produit de l’École nationale de la France d’Outre-mer, mais qui n’a pas du tout su se départir de son passé d’élève.
Les idées de l’autre disciple de Senghor, le professeur Sankharé, sont encore pires, car tendant à influencer ceux qui sont chargés de former les citoyens y compris les dirigeants de ce pays. Mettre à nu le fait que les Sénégalais font beaucoup de fautes de français relève tout simplement d’un non-sens puisque tout le monde en fait, même les Français ! Cette remarque de l’agrégé de grammaire dissuadera surtout le Sénégalais ordinaire de parler français en public. Pourtant, les fautes en langues locales ou de français des ambassadeurs américains dans les pays francophones ne choquent personne ! Les fautes ne sont graves que lorsqu’elles viennent des « classes dites inférieures ». Les conséquences sont destructrices de la personne, qui n’est plus elle-même, qui n’exprime plus ses idées comme il le souhaite, à cause de ces censeurs de la langue (y compris l’animateur Tounkara). Les conséquences sont d’autant plus graves que les Sénégalais ne se sentent pas à l’aise à la télé ou à la radio parce qu’habités par la peur de faire des fautes de français, alors que les élites (professeurs, journalistes ou ceux qui les interviewent dans leurs émissions) en font régulièrement. Seulement leurs fautes ne sont pas su de la majorité qui n’a pas les moyens d’appréciation du niveau de langue ou de grammaire de ceux-là même qu’elle considère comme maîtrisant parfaitement le français. On en arrive à oublier que ce qui compte en définitive, ce sont plutôt les idées que la personne développe et auxquelles malheureusement peu s’intéressent dans le monde médiatique.
Le français exerce donc une violence symbolique sur les Sénégalais ; violence entendue au sens heideggérien de « réduction de l’être de l’autre ». C’est une langue qui nous rend étrangers à nous-mêmes et nous réduits à d’éternels dépendants de La France (toujours la mesure de nos discours) et de ses dirigeants (à imiter même dans leurs erreurs). D’ailleurs le fait de rappeler les propos du président Macky Sall donne bon poids à mon argumentation. Sall n’a pas gagné l’élection présidentielle de 2012 en parlant français avec les populations de Médina Gounas ou celles des villages sereer de l’intérieur.
Le Sénégal reste ainsi un des rares pays au monde, sinon le seul, ou on rit des fautes de français de l’autre. C’est donc une courte vue de l’esprit que de faire croire aux Sénégalais que cette langue leur appartient et qu’ils doivent se l’approprier. Cette méthode d’endormissement du peuple bien connue chez Fanon, est en fait pour le professeur Sankharé, une manière de légitimer l’ordre établi (le français comme langue officielle et d’enseignement), son poste (prestigieux de professeur) et sa position (de seul agrégé de grammaire en Afrique).
Mais il y a plus, il s’agit d’un complexe colonial inconsciemment ancré en nous, et qui fait qu’on reste imaginativement des subordonnés des Français, puisqu’il s’agit avant tout de leur langue et de leur histoire. D’ailleurs parler de France aux temps de Jules César relève d’un anachronisme qui revient souvent chez certains historiens français contemporains. Peu de nos intellectuels se réfèrent aux grands penseurs africains non europhones ou non arabophones ou parlent même les langues locales en public. Pourtant, l’entretien de Tounkara en wolof avec M. Sankharé a beaucoup contribué à calmer les esprits après la levée de boucliers, parce qu’enfin on comprenait le professeur.
Ousmane Sembène a essayé de corriger ces errements de langue en réécrivant ces micro-histoires africaines par le film, puisque la majorité ne comprenait pas ses romans en français. Boubacar Boris Diop l’a compris en écrivant un livre en wolof et réalisant un CD sur le conte wolof. D’autres comme Aboubacry Moussa Lam font la promotion des langues africaines par la publication ou l’édition d’ouvrages. Il me plait ici de rappeler le point de vue de Cheikh Aliou Ndao :
« Nos relations avec la Francophonie ne peuvent pas être les mêmes que celles d’un habitant du Québec ou de la Wallonie. Nous, Africains, ne sommes pas attachés à la francophonie par sentiment ou par nostalgie. Il n’existe pas de respiration charnelle entre ce vocable et nous. Nous n’écrivons pas en français par amour ou à cause d’un choix délibéré. Nous employons la langue de Molière par accident historique. La francophonie n’est pas notre héritage, car notre moi profond s’exprime dans nos langues maternelles. Il ne faut pas oublier qu’en Afrique, le Mandingue, le Pulaar, le Haoussa, le Swahili sont parlés par un plus grand nombre de locuteurs que le français et l’anglais. Ecrire dans une langue d’emprunt, c’est accepter de participer à la création d’une littérature de transition, en attendant d’imiter nos devanciers comme Khali Madiakaté et Hadi Touré qui nous ont laissé une œuvre exceptionnelle mais en wolof » (interview à lire dans mots pluriels: motspluriels.arts.uwa.edu.au/MP1299ndao.html).
La solution pour « l’émergence sénégalaise », passera par une réelle promotion des langues nationales qui devront se substituer au français comme langues officielles. Il faudra pour cela commencer par sensibiliser les populations sur l’intérêt qu’il y a à apprendre, à écrire, et à enseigner en langues nationales tel que mentionné dans les conclusions des Assises nationales (ouvrage publié par Amadou Mahtar Mbow, Paris-Dakar, L’Harmattan, 2012, voir pages 256, 278, 377).
À mon avis, sociolinguistes de l’UCAD aux travaux bien menés, cardinaux, physiciens, mballaxmen, marabouts, géographes, socio-anthropologues, hip-hoppeurs, historiens, khalifes généraux, mathématiciens, chefs de village, médecins, imams, prêtres, chanteurs, instituteurs, psychologues (Serigne Mor Mbaye en parfait exemple), les femmes rurales au premier plan, vraiment toutes les couches sociales devront s’expliquer que ce changement permettrait de rehausser la productivité des Sénégalais sur tous les plans (la rapidité dans la réflexion et l’expression, la créativité scientifique ou artistique, la prolificité à l’oral et à l’écrit, la fertilité de l’imagination, etc. pour pouvoir un jour transformer le monde avec des prix Nobel de sciences ou de littérature). Ce sera l’avènement d’un nouveau type de Sénégalais, celui-là sur qui le combat de Y’en a marre devait porter, et qui pourra un jour chanter correctement l’hymne national en langue sénégalaise, réactivant ainsi le sens patriotique de nos enfants.
Une fois que la nouvelle politique linguistique sera comprise, grâce à une bonne campagne de sensibilisation sur la nécessité d’apprendre dans sa langue maternelle, les populations accepteront le referendum qui leur sera proposé en 2025, et qu’aucun homme politique ne saura modifier. Le nouveau programme ne pourrait être changé que par referendum.
Il faut dire que le seul problème sur lequel ce programme pourra buter, c’est le choix d’une ou de plusieurs dans la multitude de langues. Il faudra longuement expliquer qu’en apparence les langues africaines semblent différentes et difficiles à apprendre (plus de 2000 dit-on en Afrique), mais réductibles à des centaines du fait d’apparentage des classes nominales, de la syntaxe, du lexique, des morphèmes, etc. Par exemple, le wolof, le sereer, le pulaar, le joola (langues atlantiques), le mandinka, le yoruba, le igbo, le fang, l’akan, et beaucoup d’autres sont toutes des langues bantu ou Niger-Congo de type A ; tandis que le isizulu, le kikuyu, le chishona, le kinyarwanda, le runyoro, le lingala, etc. sont de type B. Il s’agit d’un chaînon de langues qui relie l’Afrique de l’Ouest à l’Est jusqu’au Sud. L’Afrique du Sud a dix langues officielles en plus de l’anglais. L’amharique est la langue officielle de l’Éthiopie (non colonisée), malgré la diversité ethnique de ce pays.
Pour sûr, le pulaar et le mandinka faciliteront l’intégration sous-régionale. Ils permettront à d’autres africains de l’espace CEDEAO de comprendre le Sénégalais. La diversité des langues et des religions est une richesse pour l’Afrique rappelle souvent Youssou Ndour et plus précisément dans le film I Bring What I Love.
Au Sénégal, et c’est mon humble point de vue, il faudra reconnaitre comme langues officielles le wolof, le pulaar et le mandinka. Parmi les 24 langues nationales reconnues, elles serviront pour la Constitution, les textes juridiques, le code de la famille ou des marchés, des actes publics, etc. Cela permettra de résoudre le problème récurrent des lois que le législateur applique aux populations sans en comprendre la textualisation. Rappelons-nous des débats entre « hommes de droit » sur le problème de la constitutionnalité ou non de la candidature de Wade en 2012.
Le wolof, parce qu’il est la langue la plus parlée au Sénégal en plus qu’il s’est désethnicisé, c’est-à-dire qu’il ne s’identifie pas exactement à un groupe social distinct. À l’horizon 2050, le wolof devra être la langue du gouvernement (du Conseil des ministres), de l’administration, de l’Assemblée nationale et de l’enseignement secondaire et supérieur, tel que Cheikh Anta Diop l’avait préconisé il y a plus d’un demi-siècle. Le wolof est une lingua franca librement acceptée : il est devenu un medium de communication entre différentes communautés. Qu’on le veuille ou non, le wolof est naturellement la langue semi-officielle de l’État sénégalais. Le discours officiel en français est suivi d’un autre en wolof souvent par le même locuteur.
Je suis tout à fait en phase avec Cheikh Tidiane Gadio (dans sa conférence à Montréal le 16 avril 2014), quand il dit qu’il faudra apprendre sa langue maternelle et une autre langue. Moi, je dis plus restrictivement que cette autre langue doit être choisie entre le pulaar, le wolof et le mandinka. Le
kiswahili, qui partage un fonds lexical arabe et bantou avec ces trois langues, sera proposé comme langue commune à l’heure de l’intégration africaine.
Il faudra former des enseignants dans les langues locales au lieu de mettre des milliards dans la formation des enseignants pour continuer à enseigner en français. Quel gâchis et perte de temps ! Senghor, pourtant amoureux de la langue française dans sa diction et son élocution, avait raison de pointer le fait d’aliénation qu’il y a dans tout ça:
« Toute langue véhiculant une civilisation donnée, nous pensons qu’aussi longtemps que nous, Sénégalais, continuerons à apprendre à nos enfants une langue étrangère quelle qu’elle soit sans leur enseigner au préalable leurs langues maternelles, notre peuple sera aliéné. Il est d’une nécessité urgente pour le peuple sénégalais de commencer à enseigner ses langues nationales. » (Décret 72-862, Journal Officiel de la République du Sénégal, no 4274 du 1er février 1973, p. 251).
Pour qu’on voie, à charge de revanche, que du fond de la pensée de Senghor l’efficacité des Sénégalais passera par la scolarisation en langues nationales. Le fait d’avoir passé outre, nous a valu le type de sénégalais que nous connaissons aujourd’hui. Le développement du Sénégal ne passera pas par le socialisme, le PSE, les politiques néolibérales, le libéralisme tropical, etc., qui sont tous et toujours des modèles importés et non adaptés au milieu. Je ne parlerai pas des changements de gouvernements à n’en plus finir.
Le développement passera par la valorisation des langues du terroir et la restauration de l’unité linguistique sénégalaise avec le wolof comme charpente. L’État, le gouvernement, les conseillers du président, les politiciens savent très bien où se situe le problème, puisqu’ils le rappellent souvent dans les médias. Pourquoi ne le règlent-ils pas alors ? C’est parce que les enseignants de la trempe du professeur veulent tous garder leurs privilèges de corps, perpétuant ainsi leur domination sur les « non-francisants », la majorité du peuple, personnes arbitrairement considérées comme ignorantes ou analphabètes (ñi jàngul lekool).
Les enfants de « ceux d’en-haut » (hommes politiques et riches) qui auront fait leurs études en France, en Angleterre ou aux États-Unis de plus en plus, domineront le monde politique sénégalais et reproduiront le même schéma culturel. C’est la loi de la maximisation des profits linguistiques avec le français (et l’anglais) comme capitaux spécifiques à faire valoir sur le marché de l’emploi « politique ». Pourtant, le français utilisé comme langue standard au Sénégal, n’est aujourd’hui relégué qu’à la onzième place du classement des langues mondiales, derrière le portugais et l’arabe. Donc à côté du mandarin (vu la montée chinoise en Afrique) et de l’anglais, le français ne sera qu’une langue facultative au même titre que l’arabe, le portugais, l’allemand, etc.
Pour finir, j’appellerai le peuple sénégalais à ne plus voter pour un candidat à l’élection présidentielle qui ne prendra pas en compte dans son programme politique, des études sur les langues nationales comme celles des EGEF (États généraux de l’éducation et de la formation), de la CNREF (Commission nationale de réforme de l’éducation et de la formation), etc. (pour plus d’informations sur les politiques linguistiques au Sénégal, voir l’excellent ouvrage d’Ibrahima Diallo, Politics of National Languages in Postcolonial Senegal, New York, Cambria Press, 2010).
Il faut que ce débat s’installe à nouveau dans ce pays, puisque des remarques comme celles du sociologue/ministre-conseiller Malick Ndiaye sur le français du professeur/ministre-conseiller Arona Ndoffène Diouf dans l’émission « Face to Face » sur la TFM, la propension au verbiage et à l’approximation dans le langage, le manque de volonté politique de ceux qui nous dirigent, ou des postures comme celle du professeur Sankharé, ont prouvé à suffisance que l’officialité de la langue française est le problème no1 du Sénégal.
El Hadji Samba Amadou Diallo
22 Commentaires
Layba
En Juillet, 2014 (19:16 PM)Peuls,
En Juillet, 2014 (19:32 PM)Sf....
En Juillet, 2014 (19:54 PM)...BRAVO PROF.....
....
Cheikhdepuis
En Juillet, 2014 (20:21 PM)je dois reconnaitre que je suis agreablement surpris par la profondeur de votre texte, et les idees tres interessantes que vous developper. Ce debat que vous souhaite devrait dabord etre tenu dans le landerneau politique, mais comme tous le monde le sais , les politiciens preferent debattre de qui prendra tel ou tel autre poste
jespere aue vous vous etes engage en politique, pour esperer chamger la donne.
Piramide De Cheops (a. Maslow)
En Juillet, 2014 (20:33 PM)Merci pour cette contribution.
Le Nubian
Franchement
En Juillet, 2014 (20:48 PM)Deug
En Juillet, 2014 (20:56 PM)En attendant de changer cela, le francais est notre langue officielle
Déveloopons nos langues locales avant de bomber nos poitrines. D'autres pays en afriques ou d'ailleurs (Inde, pakistan, mexique) parlent d'autres langues et ne passent pas leur temps à parler.
Un Petit Instut.
En Juillet, 2014 (21:20 PM)Premiere Langue
En Juillet, 2014 (21:57 PM)Brrr!!!!
En Juillet, 2014 (22:06 PM)Atypico
En Juillet, 2014 (22:11 PM)Diarrraf
En Juillet, 2014 (22:29 PM)La valorisation de nos langues nationales doivent passer par la connaissance de nos pays voisins. Par exemple, le wolof appartient aussi bien aux senegalais, qu'aux gambiens et aux mauritaniens, le serere est une langue essentiellement senegambienne, sine-saloum est un territoire transfrontalier. D'ailleurs , l'histoire du Sénégal doit être réécrite par les intellectuelles de ces trois pays, l histoire et les traditions de notre pays ne nous appartiennent pas à nous seuls. "L'histoire du Senegal" est trop artificielle, l'africain ne connait pas de frontière, en tout cas pas celle tracée par le colon laquelle on défend fièrement bec et ongle.
Pour Ou Contre
En Juillet, 2014 (23:29 PM)Seulement cet article tellement bien ecrit, l'est dans la langue de Moliere et non dans celle de Kocc Barma.
Alpha De Paname
En Juillet, 2014 (01:13 AM)Loi
En Juillet, 2014 (02:25 AM)Joe Faye
En Juillet, 2014 (05:02 AM)@pharoah
En Juillet, 2014 (07:40 AM)Diouf-diouf
En Juillet, 2014 (08:38 AM)Meridian
En Juillet, 2014 (10:56 AM)Dioufmomar
En Juillet, 2014 (11:39 AM)Dioufmomar
En Juillet, 2014 (11:43 AM)Du Cinema!
En Juillet, 2014 (16:53 PM)Les longs textes sont toujours pénibles à lire et à la fin c'est pour rien dire.
On ne peut enlever le français de notre patrimoine linguistique.
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