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OPINION - POUVOIR, PRESSE ET SOCIETE : La diététique journalistique

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OPINION - POUVOIR, PRESSE ET SOCIETE : La diététique journalistique

Au Sénégal, pouvoir et presse font débat comme jamais auparavant. Mais on s’aperçoit, quand on s’y intéresse, que parmi trente-six mille possibilités offertes au journaliste, il n’y a qu’une qui correspond à ce que la société, dont il est issu, attend de lui.

« L’optimisme ne veut rien dire », soutient Joël de Rosnay, spécialiste des « technologies avancées » et des « applications de la théorie des systèmes ». Auteur, entre autres, de La révolte du pronétariat, de Rosnay se dit convaincu qu’« une nouvelle démocratie est en train de naître, inventée grâce aux nouvelles technologies ou médias des masses (Internet, blogs, SMS, chats…) par les citoyens du monde. Or ni les médias traditionnels, ni les politiques n’en comprennent vraiment les enjeux…». Les gages de jours meilleurs sont ceux d’une véritable « responsabilité humaine », assure-t-il. Transposée au sujet qui nous intéresse, cette responsabilité-là est avant tout celle de la presse. Face au pouvoir et à la société, une hygiène est nécessaire, qui correspond aux restrictions d’une diététique dispendieuse, mais dont les journalistes doivent payer le prix fort sous peine de déchéance.

AUTOCRATE ET PROFANE

De nos jours, on désigne par démocratie « le régime politique reposant sur la souveraineté populaire, un système représentatif fondé sur le suffrage universel, la nécessité du multipartisme et la garantie, [entre autres], des libertés fondamentales de conscience et d’expression ». L’un des traits hideux d’un régime non démocratique est la tentative, toujours infructueuse, de musellement de la presse. Au cours des six dernières années, la censure a souvent été précédée, au Sénégal, d’un discours insolite dont certains passages clés sont tirés des interviews accordées par le président Wade aux quotidiens Le Populaire (mercredi 17 et jeudi 18 mars 2004) et L’Observateur (mercredi 17 mars 2004). En matière de presse écrite, le président Wade, en personne, cède à la surenchère en disant que « quand un journal écrit un certain nombre de choses contraires à la vérité sur le Sénégal, ces articles de presse sont découpés par les ambassadeurs qui indifféremment les envoient pour information à leurs pays. Les destinataires de ces articles qui sont très loin et ne connaissent donc pas bien le Sénégal considèrent que ce qu’ils lisent est vrai. Cela crée un certains nombres de taches sur l’image du Sénégal ». Sur les radios, Wade se veut plus directif encore quand il dit « que les gens qui ont des radios devraient avoir la sagesse de limiter [les] interventions une fois par semaine pendant une heure ou deux et surtout prendre la précaution de diffuser ces émissions avec un décalage pour ne pas brancher un inconnu qui vous donne simplement son numéro de téléphone et parle en direct sur les ondes sans que vous sachiez exactement ce qu’il va dire ». « Mais c’est irresponsable. Et cette situation engage autant la responsabilité de la personne qui parle et qu’on n'identifiera peut-être jamais que celle du directeur de la radio qui diffuse », assénait-il. Il en tire en même temps un bénéfice qui lui fait dire qu’il a « plus de radios et de journaux que Abdou Diouf ». Mais « la télévision, dit Abdoulaye Wade, n’est pas comme les autres médias. C’est un instrument puissant. Il y a des gens à qui je ne donnerais jamais une télévision. Si c’était des gens qui informaient vrai, il n’y aurait pas de problème. Je suis désolé mais je ne vais pas donner la télévision à n’importe qui. Des gens qui ont leur journal et leur radio pour m’attaquer et dire n’importe quoi sur moi, tant que serai là, je ne leur donnerai rien. Quand je partirai, ils l’auront peut-être. (…) Si je vois de bons Sénégalais qui informent vrai et qui n’utilisent pas cet instrument pour jouer un autre rôle, j’accepterai de le leur donner ». En matière de télévision, l’autocrate est doublé d’un profane, qui voit dans la télé ce qu’elle n’est pas. La propagande à la télévision a un effet boomerang. Elle suscite, venant du public, des commentaires défavorables qu’un message radiodiffusé ne permet pas. C’est qu’à la différence des médias dits « froids » (télévision, téléphone, parole) délivrant un message flou, et invitant le public à participer, la presse écrite fait partie, a côté de l’imprimerie et de la radio, des médias dits « chauds ». Ces médias délivrent un message net et précis et suscitent moins de participation, en ne laissant au public que peu de « blancs » à compléter. A la dernière élection présidentielle, rien ne s’est joué à la télévision d’État ; tout s’est joué à la radio. A la prochaine élection, tout se jouera à nouveau dans les studios de radio, à condition toutefois que rien ne soit fait, qui empêche les Sénégalaises et les Sénégalais de choisir librement le chef de l’Exécutif et leurs représentants à l’Assemblée nationale. Une attitude contraire à la grande chevauchée démocratique de février et mars 2000 serait considérée, par tous les démocrates, comme une véritable déclaration de guerre.

DIETETIQUE

Quelle image la presse sénégalaise donnerait d’elle-même si le Sénégal opaque n’était plus son sujet ? Wade sait parfaitement que les journalistes ne se trompent que sur les choses opaques. Il convient de rappeler que « le but essentiel du journalisme est de dire la vérité de telle sorte que les citoyens disposent de l’information dont ils ont besoin pour exercer leur souveraineté ». C’est la raison pour laquelle « [ce métier] est si étroitement lié à l’objectif de création d’une communauté citoyenne, prélude à la démocratie, que les sociétés qui veulent supprimer la liberté doivent supprimer préalablement la presse ». « C’est la mission de "chien de garde" (watchdog) – pourrait-on dire de sentinelle – qui a fait du journalisme "un rempart de la liberté", tout comme la vérité est devenue l’ultime arme défensive de la presse (Kovach et Rosentiel, Nouveaux Horizons, 2004) ». Si la liberté de la presse n’existait pas, les fonctionnaires feraient ce qu’ils veulent. Le seul problème de Wade, c’est d’en être un. On voit bien le rapport. Mais depuis peu, une poignée d’individus sapent à nouveau les bases fragiles d’une profession qui, il y a moins d’une dizaine d’années, « tent[a] de se débarrasser de ses flibustiers, de ses businessmen à la fortune douteuse autoproclamés patrons de presse alors qu’ils ne font guère la différence entre un journal et un paquet de lessive, de ses maîtres chanteurs, mais aussi des partis politiques et de leurs chefaillons, avec lesquels elle vivait en dangereuse osmose (Jeune Afrique l’Intelligent, n° 2277) ». Le flibustier n’hésite pas à se défausser sur des collaborateurs corvéables à merci. La compétition, qui ne dit pas son nom, est rude, dictée, en partie, par le déterminisme de la subvention de la presse par l’État Wade. Pour paraître à n’importe quel prix, on évalue chaque griffonneur patenté en nombre de caractères. Vous n’êtes qu’un vaurien si vous en avez pas 13 000 pour gaver une rubrique (Actualité, Politique, Economie, Société, Culture, Sports, International et j’en oublie). Autrefois, la musculature du nègre ne suscitait pas la sympathie du négrier mais lui donnait la satisfaction d’avoir sélectionné les meilleurs d’Afrique. On vida ainsi le continent de la préciosité de sa main-d’œuvre La presse sénégalaise, premier et dernier rempart de la démocratie, a ses petits « patrons » sans charges patronales et ses apprentis négriers. L’État subventionne la traite et le non le droit à l’information, relégué au rang d’abstraction, n’intéressant que quelques marginaux qui ne s’aperçoivent toujours pas que la démocratie est une affaire de Blancs. L’exhumation des principes fondateurs du journalisme et la conclusion d’un statut légal entre les « propriétaires » de gazette (s) et leurs collaborateurs sont les deux volets incontournables d’une même diététique journalistique. Mais le problème de tout diététicien est de réussir à astreindre le patient boulimique à une bonne hygiène alimentaire. On sait d’emblée qu’il ne peut rien faire pour celui qui mange à tous les râteliers.

PARTENARIAT

Dans le strict respect de la prescription diététique, les intellectuels sont les premiers partenaires des journalistes. Mais qui sont ces intellectuels ? Selon les historiens Pascal Ory et Jean-François Sirinelli, auteurs de Les Intellectuels en France, de l’affaire Dreyfus à nos jours (Armand Colin, 1986), cités par Catherine Roux-Lanier et al., l’intellectuel « ne se définit pas par ce qu’il est, mais par ce qu’il fait ». Il « est quelqu’un qui se caractérise par son intervention sur le terrain du politique en tant qu’il met en débat les affaires de la cité ». « Todorov propose à l’intellectuel une fonction critique ressortissant de la vigilance. Ni guide inspiré, ni professeur d’idéologies (…), l’intellectuel doit chercher à faire progresser la société démocratique dans laquelle il a choisi de vivre ». Dès lors, la rencontre est inéluctable, qui explique le partenariat entre le rempart de la société démocratique, qu’est le journaliste, et l’intellectuel qui en est l’aiguillon, voire le diététicien, lorsque la marchandisation promeut le fait divers au détriment des sujets qui fâchent. Et quand le moment venu, l’intellectuel se demande ce qu’il est venu faire dans une rédaction, il s’aperçoit, en relisant ses propres textes, qu’il ne s’éloigne pas trop de « l’investigation interprétative ». « Le journalisme d’interprétation examine et analyse en profondeur une idée ou un enchaînement de faits connus afin d’en éclairer le sens et d’en permettre une meilleure compréhension. Il apporte un point de vue novateur et enrichissant sur une question donnée ». L’indépendance des factions et de ceux dont il parle, la mobilisation du public, sur les sujets qui le méritent, relève alors de la même diététique. Dans ses rapports avec la rédaction, cet intellectuel-là n’a donc pas besoin d’un patron. Il est stupide de lui en trouver un. C’est sans doute pourquoi, dix collaborateurs du Monde diplomatique sur dix savent tout de l’éditorialiste Ignacio Ramonet et rien du directeur du même nom. Pourquoi, sous nos cieux, avons-nous encore du mal à nous adapter à la « marche du siècle » ? La question n’est pas pertinente pour celui qui, face au pouvoir et à la société, opte pour la pérennité contre le temporaire. Elle l’est pour tous les autres.

Abdoul Aziz DIOP - Politologue, chargé de cours à l’Issic



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