Comment Jos, perle du Nigeria, réputée pour son climat et ses
universités, en est-elle arrivée à attendre, le coeur battant, d'être
emportée par la haine interreligieuse ? Depuis le "dimanche sanglant"
du 7 mars, où les habitants d'un groupe de hameaux proches de Dogo
Nahawa, à la périphérie de la ville, tous d'ethnie Berom, tous de
religion chrétienne, ont été massacrés par des hommes présentés comme
musulmans, Jos attend la réplique des Berom, qui se préparent à la
vengeance dans un climat de guerre de religion.
La ville, capitale de l'Etat du Plateau, dans le centre du pays, vit en état de siège. Des militaires en tenue de camouflage ont monté des positions de tir dans les rues. Ils patrouillent à bord de blindés. Un couvre-feu sévère est imposé, douze heures par jour.
A Dogo Nahawa, les assaillants ont été décrits par les survivants comme des "bergers" de l'ethnie Fulani qui avec les Haoussa forment le gros des musulmans de la région, la ceinture centrale du pays, située au contact d'un nord majoritairement musulman et d'un sud à dominante chrétienne. Jos a fait partie de la zone d'influence du sultanat de Sokoto, plus au nord, avant la colonisation, avec une tradition de résistance à l'islamisation, avant de devenir une capitale régionale pour les missionnaires chrétiens dès le début du XXe siècle.
Depuis les années 1990, des tensions sont nées entre communautés, sur fond de rivalités politiques. En 2001, s'est ouvert un cycle de violence.
Des milliers de morts, déjà, lors d'épisodes qui semblent s'accélérer. Deux cents victimes lors du "dimanche sanglant", quelques semaines après des massacres qui avaient fait trois cents victimes parmi des musulmans.
A Dogo Nahawa, la brutalité de la dernière attaque saute aux yeux. Les morts ont été enterrés dans des fosses communes à la sortie de ce village qui, peu à peu, est rattrapé par l'agglomération de Jos dont la population a doublé en dix ans. Les assaillants ont méticuleusement incendié plusieurs dizaines de maisons, avec de l'essence qu'ils avaient apportée, essayant d'y piéger des habitants.
Ceux qui fuyaient étaient abattus à la machette, au couteau, parfois par balles.
Dans la parcelle du pasteur Lawrence, l'un des multiples prêcheurs chrétiens des environs, Jonah Joseph, son adjoint, marche dans les cendres. Autour de la cour, huit maisons étaient alignées. Une seule a échappé à l'incendie méthodique des Fulani. Au fond de la cour, la petite porte en tôle donnant sur les champs a été tordue par la rage de l'incendie. C'est elle qui a sauvé la vie à dix-huit femmes. "Elles ont été enfermées dans une des chambres et ils ont mis le feu. C'est par la grâce de Dieu qu'elles ont réussi à sortir des flammes", explique sombrement Jonah Joseph.
Deux cents morts en deux heures. Pour arriver à cela, Jonah l'affirme, il y avait des "complices" dans le village. Comme d'autres habitants, il dit avoir reconnu parmi les assaillants l'un des trois habitants fulani du village, qui se faisait appeler Bakassi.
Dans sa maison épargnée par les incendiaires, les hommes assurent avoir trouvé des photos de Bakassi en uniforme dans un camp de "djihadistes".
Ces clichés restent introuvables, mais le ton est donné. Peu importent les faits, la grande conspiration ne fait aucun doute. Une lettre circule, un "message secret" photocopié qui serait "tombé de la poche" d'un assaillant, selon Isaac. Dans un mauvais anglais, ses auteurs y expriment leur intention de "prendre la terre des chrétiens", et au passage, d'"informer le Hezbollah (sic) de tout ce que nous avons fait." A l'évidence, c'est un faux grossier. Il passe de main en main, comme une preuve de la grande confrontation à venir.
Qui l'a fabriqué ? Qui le diffuse ? Les habitants de Dogo Nahawa ne sont pas d'humeur à répondre à ces questions. La veille, ils ont tenté de lyncher deux journalistes musulmans. Ils refusent aussi d'admettre que Dogo Nahawa comptait, il y a peu, une paisible population fulani, qu'ils ont massacrée en 2001 comme partout dans les environs. La première épuration ethnico-religieuse de Dogo Nahawa a visé des Fulani et des Haoussa, femmes et enfants compris, fort opportunément accusés de préparer un djihad.
Muhammad Nuru Abdullahi, président de la branche locale de l'Association Miyetti-Allah des éleveurs du Nigeria, représentant les Fulani, est obligé de se cacher à Jos. "On cherche à me tuer comme si j'étais responsable de ce massacre. Mais je les condamne, ces tueries !" Il a constitué ses listes, celles des destructions de 2001 : 240 personnes massacrées, 12 000 vaches volées, des familles chassées de toute une région.
Depuis, assassinats et expulsions se poursuivent. La raison ? "La terre et la politique", dit-il. Le sol est fertile, il contient des minerais, cassitérite et coltan. De plus, le vote s'établissant sur de complexes pactes ethno-religieux, la bataille pour contrôler des gouvernements locaux est ouverte. C'est cette bataille qui tue, en réalité, à Jos.
Dans les villages avoisinants, dans les quartiers pauvres de la ville, on croit pourtant se battre pour sa foi. L'armée, commandée par des officiers musulmans, est vomie par la population berom. "Les soldats ? Des complices de ceux qui nous tuent", s'enflamme Isaac Pam, un habitant de Dogo Nahawa au milieu des youths, les jeunes miliciens déterminés à faire payer cher leurs morts. Les muscles sont prêts.
Les achats d'armes augmentent, comme ceux d'outils agricoles contondants, affirme une source bien informée de Jos. Les salariés de la ville sont appelés à cotiser pour les milices de leur communauté. Les esprits aussi sont soigneusement préparés.
En ville, un film circule sur les téléphones dans les milieux berom. Un montage d'images du massacre de Dogo Nahawa, n'épargnant aucun détail, avec le mot "génocide" clignotant en surimpression. L'expression se répand, diffusée par des théoriciens berom. "C'est un djihad. Ils veulent nous détruire. Plus de mille combattants vont bientôt passer à l'action pour éliminer tous les chrétiens du Plateau, puis du Nigeria.
Ils veulent tremper leurs Corans dans la mer !", s'excite Toma Jang Davou, ex-membre de l'assemblée locale, dans un coin discret de la ville. "On va les chasser, les musulmans. Nous sommes forts et nombreux. Pour nous, ce sera facile de reprendre le nord du Nigeria, comme Hitler avait envahi la Pologne."
Ces élucubrations, à Jos, sont prises pour argent comptant dans une ville où les églises de toutes obédiences sont au porte-à-porte, et où la légende s'est répandue que le nom de la ville était l'acronyme de "Jesus Our Saviour" (Jesus notre sauveur).
Le gouverneur, berom, pasteur, a appelé à "trois jours de jeûne" pour se repentir après les violences. De mystérieux correspondants nous appellent sur notre portable pour nous enjoindre de prier ou de "regarder le soleil (sic) ", où doit apparaître "un signe". Jos a peut-être perdu la tête, mais pas la foi.
Pour mesurer les enjeux de ce combat pour le contrôle du pouvoir, un homme parle en connaissance de cause. Alhadji Sanu Mudi, ex-haut responsable des institutions locales, porte-parole des Haoussa. Une partie des recettes pétrolières du Nigeria est versée à ces gouvernements régionaux. "Pour Jos Nord, c'est environ 150 millions de nairas par mois (1 million de dollars)", précise Alhadji Sanu Mudi. "Et les gouvernements locaux ont aussi la main sur les certificats d'indigénéité, les emplois, les marchés."
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