Les 6 et 7 Octobre 2006, la communauté académique de l’Université de Princeton (New Jersey, USA) a rendu un hommage à Cheikh Hamidou Kane, auteur de l’Aventure Ambiguë. En effet, le colloque interdisciplinaire, organisé par un compatriote sénégalais, professeur à l’Université de Princeton, portait sur l’Aventure Ambiguë dans la modernité : globalisation, différences et identités. Parmi les participants on pouvait noter, notamment la présence des célèbres philosophes et penseurs Kwame Anthony Appiah et Corneil West.
Mais, certains se demanderont pourquoi des sociologues, des philosophes, économistes, historiens et anthropologues s’intéressent à cette œuvre littéraire. D’autres pourraient même trouver cela prétentieux, mais, ce serait ignorer comment à l’instar des tonalités et des sonorités musicales, l’aventure ambiguë nous renseigne sur cycles de bonheur et de malheur de l’humanité, mais toujours avec cette constance de l’espoir et de l’espérance.
Pourquoi se servir de l’Aventure Ambiguë comme point à partir duquel on peut interroger la modernité ?
Pour ces intellectuels de différentes disciplines s’interroger sur l’ambiguïté du monde, c’est réfléchir sur l’ambiguïté de la modernité. Comment penser l’universel, lorsque d’une part, la globalisation est hégémoniquement conçue - donc un défi à la démocratie - et d’autre part, lorsqu’elle encourage des dissonances donc une mésentente probable ? Comment réinterpréter le monde dans un environnement mouvant ? La globalisation sonne-t-elle la mort de nos mythes (hypothèse post moderniste) ou permet elle au contraire de mieux exprimer nos mythes et rituels (hypothèse moderniste) ? Plus concrètement comment la globalisation qui s’appuie sur des technologies modernes, peut être analysé comme site d’intégration des différences lorsqu’elle exclut les illettrés ? La globalisation elle-même n’est elle pas un site culturel voire politique de confrontation des imaginaires ? Que penser de Internet qui promet un accès universel à l’information et au savoir, lorsque la plupart des habitants de la planète ne savent ni lire ni écrire, et ne dispose pas de moyens financiers suffisants ?
L’aventure ambiguë exprime autant un discours politique que social, une pensée personnelle, mais aussi exprime idéal de l’universel. Ce livre présente également une expérience de la contingence, c’est-à-dire le fait pour l’homme (le noir précisément) d’être considéré par la colonisation hier (la globalisation aujourd’hui), sans justification, au même titre que les objets du monde. Le livre de Cheikh Hamidou Kane, nous renseigne sur les enjeux symboliques des procédures et processus de formation et de structuration des imaginaires collectifs. Comme le rappelle, Corneil West (2005) [Democracy Matters (traduit en français par l’Amérique Tragicomique)], à l’instar du pays Diallobé qui a su trouvé un équilibre dans les influences de l’Occident moderne et l’Islam, nous avons voulu montrer dans ce colloque l’importance des sources islamiques de l’identité moderne et les sources modernes de l’identité musulmane.
Sans doute Corneil West, l’intellectuel américain, le plus réputé de sa génération, et sans doute le plus dense, a raison d’écrire que En effet, l’œuvre de Kane peut inspirer «un véritable dialogue entre l’Occident Moderne et le monde musulman. Ainsi «le matin de la renaissance sera un matin de bénédictions et la vertu apaisante de la nouvelle école. De l’aimant l’école a la force d’attraction. Elle est liée à un ordre nouveau, comme une pierre magnétique est liée à un champ. Le renversement de la vie de l’homme dans ce nouvel ordre est comparable à l’inversion de certaines lois physiques dans un champ magnétique. On voit les hommes se ressaisir, conquis le long des lignes de forces invisibles. Le désordre s’organise, la rébellion s’apaise, les matins de ressentiment retentissent de chants à remerciement universel».
C’est donc la recherche de cet universel qui abolit le color line du vingtième siècle (dont nous a prévenu Dubois) et le désir de montrer cet Invisible Man (dont parlait Richard Wright) et qui est décrit d’une certaine façon dans l’Aventure Ambiguë, qui nous a inspiré à organiser ce colloque interdisciplinaire. Mais, comme l’œuvre de Kane est susceptible de plusieurs lectures, certains d’entre nous ont voulu s’appuyer sur l’idée séminale de l’auteur (les figures paradigmatiques de Samba Diallo) centré sur le monde africain musulman, pour travailler en extension et en compréhension sur la religion et la citoyenneté dans ce monde «globalisé». Cette démarche leur a permis d’explorer les figures marginales du citoyen : l’étranger, le sans-papiers ou l’individu qui est à la limite de l’exclusion sociale, politique, culturelle, éducative. Ainsi nous avons eu des démonstrations sur la façon dont la figure marginale du citoyen se construit et se reconstruit sans cesse dans ses pratiques sociales et culturelles c’est-à-dire dans ses actes.
En tentant de repérer les conditions de possibilité et d’énonciation du problème de la marginalité dans la globalisation, des intervenants ont montré aussi que celui-ci ne tourne pas simplement autour du sujet-citoyen, mais aussi il concerne la structure du capital (économique, social ou culturel) ainsi que sa distribution. Cette analyse de la figure de l’exclusion et de la pauvreté a été un moment particulier du colloque, car il a permis de saisir comment s’opère non seulement la réappropriation de l’ancienne figure du pauvre, du noir, de l’esclave, mas aussi avec idée de taxinomie comment s’effectue la distribution des difficultés. On a pu ainsi mesurer l’importance du travail à faire sur l’éthique et l’esthétique dans la modernité.
En analysant le style narratif et épique dans l’aventure ambiguë en expression proche de la tragédie, certains ont montré comment aujourd’hui il est difficile de vivre dans l’ambiguïté de la modernité. En étudiant le discours diffus immanent aux sociétés, d’autres ont montré que les réalités régionales et les expressions des sentiments des citoyens, méritent davantage d’attention de la part de ceux qui s’intéressent à l’islam, à la modernité et à la démocratie.
Au total, il ressort de ce colloque que l’ambiguïté de la modernité réside dans les oscillations entre la prudence, la ruse et le subterfuge, quelquefois à la limite de la légalité.
Pour sortir de cette impasse, et reconquérir des espaces démocratiques perdus, Cheikh Hamidou Kane nous a conseillé de renégocier le contrat social par le dialogue pour refonder le monde. En effet, malgré le «morcellement» économique, social et culturel, produit par la globalisation, il est plus que nécessaire d’effectuer une sorte de «totalisation» en joignant l’économique au psychologique, au social et au culturel.
Même si, Corneil West le disait (à propos des attaques terroristes des USA le 9 Septembre 2001): «la nation américaine a le blues, alors cette nation qui a le blues doit s’inspirer du peuple du blues (les noirs américains»).
Pour paraphraser West, disons que face à la globalisation actuelle l’Europe, les puissances colonisatrices ont le blues, il faut qu’ils aillent apprendre chez ceux qui ont eu naguère le blues avec leur système colonial» - Au fond peut être c’est ce que cherche la Francophonie- qui sait ?
En tout cas, l’œuvre de Cheikh Hamidou Kane nous montre comment après les attaques, il ne faut pas rentrer dans un cycle de violence et de revanche, mais transformer la tragédie en espoir. Démarche qui ne peut être accomplie qu’en tenant compte des racines sociales de la mésentente. C’est cette mésentente que nous avons cherché à questionner dans ce colloque : questions sur le corps, l’image, le son, la circulation des objets, l’incorporation, la médiation, la solidarité dans la société africaine. Sans fuir la sérialité sartrienne, ni la littérature de la structure, nous avons cherché à savoir à travers l’école, le village, la ville, ce qu’est l’être en société.
Cette rencontre historique (car c’est la première fois que dans cette Université précieuse qu’on organise un colloque sur l’œuvre d’un intellectuel francophone avec la présence de l’auteur lui-même) nous a permis de saisir combien Cheikh Hamidou Kane est respecté, lu, et aimé par les universitaires américains. Certains d’entre nous savaient que dans la plupart des départements d’études africaines, le livre de Cheikh Hamidou Kane, l’Aventure Ambiguë est étudié, mais personne ne s’attendait qu’il soit analysé et disséqué dans les départements de Sciences Politiques, de Religion, de Sociologie et d’Anthropologie. Chaque collègue de ces disciplines nous a indiqué comment il trouve des appuis, des cadres d’analyse, de la pensée anthropologique, historique, philosophique, économique et sociologique dans l’Aventure ambiguë. Faisant siens des personnages de l’Aventure Ambiguë, chacun de ces collègues nous dit comment il les confronte le terrain africain, pour vérifier la souplesse ou la rigidité de leur méthodologie.
Disons que le succès de l’aventure ambiguë est dû à la fois à sa dimension réflexive et universelle. C’est une philosophie morale, existentielle et politique. Virtuose de l’expression écrite, Cheikh Hamidou Kane a aussi séduit l’audience de Princeton par l’oralité en cherchant à éclairer les chercheurs par sa rationalité et par son émotivité.
Disons qu’à l’instar des fantasmes et la névrose de Flaubert, Cheikh Hamidou Kane étudie les fantasmes et névroses du monde moderne. En tout cas, en faisant le bilan de ce colloque, nous avons unanimement pensé qu’humaniser le monde de la rationalité par l’émotivité et introduire de la rationalité dans un monde sensible, est sans doute le dessein de Kane.
Professeur Mahamadou Lamine Sagna,
Université de Princeton, New Jersey, US
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