Il y a dix ans ans, le Sénégal connaissait sa première alternance après 40 ans de règne des socialistes. Vendredi 19 mars, le président Abdoulaye Wade indiquait dans l’interview qu’il nous a accordée le regard qu’il porte sur ces dix années de pouvoir. Ce samedi 20 mars, un autre point de vue sur l’alternance : celui de Moustapha Niasse, Premier ministre d’Abdoulaye Wade en 2000, avant de passer à l’opposition. Il répond aux questions de Laurent Correau.
RFI: 19 mars 2000-19 mars 2010…Dix ans plus tard, est-ce que vous avez le sentiment que le « Sopi », le changement pour lequel vous vous étiez battu, est intervenu ?
Moustapha Niasse : Pas du tout. Ce « Sopi » n’est pas
intervenu. S’il y a eu changement, c’est un changement vers l’arrière.
RFI : Plusieurs alliés politiques d’Abdoulaye Wade au début de
l’alternance, vous-même, Amath Dansokho, Abdoulaye Bathily, ont rompu
avec le régime libéral pour passer dans l’opposition. Qui a trahi qui ?
M.N. : Le président Wade, malgré le respect que j’ai pour son âge
et pour son itinéraire, est un solitaire. Il décide seul, il parle
seul, il agit seul, considérant qu’il ne peut pas avoir tort, qu’il ne
peut pas se tromper. C’est pour cela qu’il se trompe tout le temps.
Voilà dix ans que le Sénégal recule parce que l’homme qui le dirige
considère qu’il ne peut pas avoir tort. Il avait été élu selon un
programme que nous avions présenté au peuple sénégalais comme étant le
programme de l’alternance. Neuf dixièmes de ce programme ont été laissés
sur le quai. Et bien, nous sommes partis.
RFI : Que considérez-vous comme les principaux succès de
l’alternance en dix ans ?
M.N. : En dix ans, il y a eu quelques avancées dans les
infrastructures concernant la capitale. Cela se voit et il faut avoir
l’honnêteté de reconnaître que des efforts ont été faits. Mais à quel
prix ? Six milliards de francs CFA au kilomètre, douze millions de
dollars ! Ni en France, ni en Grande-Bretagne, ni en Californie, on ne
trouve des kilomètres de goudron qui coûtent aussi chers.
Est-ce un succès de créer des politiques agricoles dont la dernière
s’appelle la Goana [Grande offensive agricole pour la nourriture et
l’abondance]. Cette année, 1,3 million de tonnes d’arachides ont été
produites par les paysans. Le président de la République a dit
clairement : « Je ne pourrais subventionner que trois cent mille
tonnes sur le million trois cent mille tonnes produites. Pour le
million de tonnes qui reste, je ne sais pas quoi en faire ». Si on
en enlève trois cent mille tonnes pour la consommation directe - notre
consommation - il reste quand même sept cent mille tonnes d’arachides
qui se trouvent entre les mains des paysans qui n’ont pas d’acheteurs.
Qu’est-ce qu’ils vont en faire ces paysans sénégalais ?
RFI : Que considérez-vous comme les principaux échecs de
l’alternance ?
M.N. : Le premier, c’est de n’avoir pas été fidèle aux
engagements qu’ensemble nous avions pris en l’an 2000 devant le peuple
pour ramener à la tête de ce pays l’Etat de droit qui respecte et fasse
respecter les libertés des citoyens et qui crée les conditions
économiques et sociales pour accroître le bien-être des populations.
Cela n’a pas été fait. Nous avions promis aux Sénégalais, dans le
domaine de l’énergie qui est essentiel pour toute politique de
développement, que les délestages dont nous souffrions à l’époque
s’arrêtent. Vous avez vu que depuis que nous avons commencé cette
interview, il y a eu sept délestages. Sept ! Ce groupe électrogène que
vous entendez s’arrêter et démarrer, ce sont les délestages de
la Senelec [compagnie nationale d’électricité] qui viennent
détruire tous les appareils ménagers, de toutes les maisons du Sénégal.
J’arrive ensuite à la politique de l’éducation. Ici l’accroissement des
infrastructures physiques scolaires s’est traduit par un déficit du
niveau des élèves et des étudiants, et surtout par une crise scolaire,
grève sur grève, jamais vue au Sénégal.
RFI : Comment voyez-vous la situation du pays dix ans plus tard ?
M.N. : Il y a un recul du commerce, recul du transport, recul des
PME-PMI, recul de l’économie agricole paysanne et chômage accru dans
les villes. Lorsque le coût de la vie quotidienne s’accroît de cette
manière en termes de denrées de première nécessité, comme le riz, le
lait, le sucre, lorsque le père de famille, pendant que sa famille
s’accroît numériquement, s’appauvrit de jour en jour et qu’il n’a plus
la possibilité de les nourrir suffisamment en quantité, en qualité, et
bien, croyez-moi, cela fait réfléchir.
Une culture de la corruption s’est développée au niveau de certains
cercles du pouvoir. Certains cercles du pouvoir baignent dans un marigot
de corruption. Des questions ont été posées sur le coût des
infrastructures. Un livre a été publié par un journaliste
d’investigation très courageux, Abdou Latif Coulibaly. Jusqu’à présent,
les réponses sont attendues de la part de l’Etat et des autorités qui
avaient été responsables dans la gestion des projets qui sont en cours
dans le livre de monsieur Coulibaly.
RFI : Un mot également sur la Casamance. Comment est-ce que, selon
vous, on peut aller vers une paix définitive avec le MFDC [Mouvement
des forces démocratiques de Casamance] ?
M.N. : Ce dossier de la Casamance ne peut être réglé que par un
dialogue sérieux, préparé, ouvert, sincère et direct où, au préalable,
les gens se mettront d’accord sur les objectifs à atteindre, sur les
procédures à utiliser pour y parvenir. Le président Wade doit
s’impliquer le premier. C’est lui le chef de l’Etat avec un grand C. Et
c’est lui qui doit prendre les initiatives et conduire ce processus en
respectant le MFDC de qui il devra exiger qu’il respecte l’Etat et les
représentants de l’Etat. Je fais partie de ceux qui pensent qu’il ne
saurait être question de négocier sur la question de l’indépendance
d’une quelconque région de notre pays, y compris la Casamance.
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