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Vendredi 01 Juin, 2018 +33
Politique

Tanor Dieng sur la démocratie en Afrique : ' Conjurer la tentation totalitaire'

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Tanor Dieng sur la démocratie en Afrique : ' Conjurer la tentation totalitaire'
A l’origine de cette réflexion, une légitime appréhension fondée sur le constat d’une régression inquiétante de la démocratie en Afrique : un peu partout sur le continent, l’arbitraire, l’unilatéralisme et l’autoritarisme gagnent du terrain alors que les principes démocratiques vacillent ou reculent.

Il ne faut pourtant pas se méprendre sur les véritables causes de la régression démocratique sur le continent. Elle est plus le résultat d’une tentation despotique que d’un essoufflement du projet démocratique en soi.

C’est que partout où cela a été relevé, ce sont les régimes en place qui tentent de faire le deuil de la démocratie dans le but de rester indéfiniment au pouvoir. Bien souvent, pour ne pas dire dans tous les cas, les atteintes aux normes démocratiques couvrent une stratégie de perpétuation des régimes en place inspirée par leur goût immodéré pour le pouvoir ou par la crainte de devoir, une fois dépourvus de l’immunité que leur confère leur mandat, répondre de leurs actes devant les juridictions.

Cette obsession explique en partie la grave crise socio économique que traverse actuellement la plupart des pays du continent. Cette crise, synonyme de perte de pouvoir d’achat et d’insécurité alimentaire, est particulièrement révélatrice de la profonde fracture entre les pouvoirs en place et les citoyens. A ce sujet, la responsabilité des dirigeants africains est de tout premier ordre en ce qu’ils consacrent et mobilisent la totalité de leur énergie, des ressources publiques et des forces de l’ordre instrumentalisées dans une répression aussi aveugle que gratuite aux seules fins de conservation du pouvoir au lieu de s’attaquer résolument aux projets de développement économique et social. C’est à cette aune-là qu’il faut analyser l’absence de solutions perspicaces et efficaces pour anticiper, et le cas échéant, freiner la hausse des prix des denrées et produits de grande consommation et la crise alimentaire actuelle.

Or cette situation, du fait des enjeux de survie qu’elle comporte pour les populations, peut être source d’instabilité pour nos pays. Il ne fait, en effet, aucun doute que celles-ci, excédées d’attendre des solutions que l’inertie de leurs autorités ne leur apportera pas, vont finir par exprimer leur colère dans des manifestations populaires. A cet égard, les récents troubles sociaux enregistrés sur le continent constituent des coups de semonces, annonciateurs de convulsions plus inquiétantes pour nos pays.

C’est contre cela qu’il faut dès maintenant se prémunir en organisant une mobilisation exceptionnelle de la communauté internationale afin non seulement de stopper la hausse des prix à la consommation des denrées et produits de base mais également de fournir des secours alimentaires d’urgence aux populations africaines. Les solutions annoncées par le président de la Banque mondiale et par les dirigeants des Commissions européennes et africaines, constituent une perspective rassurante qui non seulement ne doit pas rester à l’état de déclaration d’intention mais doit être adossée à des mesures de moyen et long termes.

Car au fond, ce qui est en cause, avec cette crise sans précédent, c’est la mondialisation libérale, et son corollaire la logique ultra marchande, qui ont livré l’économie mondiale à la prééminence des marchés internationaux, devenus les moyens hégémoniques de régulation des échanges des biens et des services. Les Etats et les institutions financières internationales doivent finalement se résoudre à admettre que le marché n’est pas le principal moyen de structuration de l’économie mondiale. En effet, tout en acceptant le marché, on ne peut ni concevoir que tout soit considéré comme marchandise, ni se satisfaire d’un rôle minimaliste attribué à l’Etat. Il importe qu’un équilibre soit trouvé entre la fonction du marché qui permet d’assurer, en principe, l’allocation optimale des ressources et l’action publique dont la mission est de préserver, de facto, leur juste redistribution. L’acceptation du jeu du marché ne signifie pas que les populations doivent être laissées à la merci des producteurs et des distributeurs, sans compter celle plus pernicieuse et, pour tout dire, plus inacceptable des spéculateurs financiers, lesquels abusent de plus en plus des transactions virtuelles qui impactent les cours des produits.

Il faut, à cet égard, accorder une attention particulière à ce qu’on appelle traditionnellement la demande sociale. A ce titre, l’accès aux denrées et produits de première nécessité doit être facilité par une régulation du marché par l’Etat. Ce dernier doit notamment empêcher les dérives injustifiées sur les prix à la consommation et prendre, en cas de hausse justifiée des prix, les mesures exceptionnelles et durables permettant aux populations d’en amortir les impacts sur leur niveau de vie.

Les valeurs du socialisme retrouvent précisément leur pertinence et leur vitalité face au projet ultralibéral qui se nourrit de la fausse idée qu’il n’y aurait qu’une pensée unique dominant le monde et qui, en réalité, lui imprime une marche forcée vers une décadence de toutes les valeurs qui fondent l’humanité. Car en définitive, le but du socialisme, c’est la recherche du progrès et la concrétisation de l’aspiration égalitaire dont les composantes - égalité juridique, égalité politique et égalité sociale - sont indissociables et inopposables entre elles. Le progrès, c’est la recherche continue par l’être humain d’une maîtrise croissante sur son propre destin qui ne se réduit pas à l’accumulation de richesses. Quant à l’aspiration égalitaire, elle synthétise les valeurs humanistes qui fondent le primat de la justice, de la paix, de la liberté sur les rapports de force injustes et violents inhérents aux inégalités de l’ordre mondial actuel.

Dans le cas du Sénégal, la mondialisation n’absout pas la responsabilité du régime en place dans la crise socio économique actuelle, surtout lorsqu’elle se révèle être le seul argument d’une grande escroquerie intellectuelle et politique au sujet de la flambée des prix. Le régime d’Abdoulaye Wade ne peut pas en effet s’exonérer de toute responsabilité dans les fractures ouvertes qui accablent le pays, en noyant la mal gouvernance et les politiques à courte vue dans l’océan de la mondialisation. La sévérité de la crise nationale en cours est amplifiée par la nullité et le caractère toxique de la gouvernance libérale, une gouvernance qui va mais qui ne sait pas où elle va.

Pour revenir à mon propos sur la régression démocratique en Afrique, il me paraît singulier de souligner que la perversion des normes démocratiques qui la sous-tend, a démarré au Sénégal, terre d’élections autant que de dialogue, après une alternance politique unanimement saluée. Cela peut paraître choquant mais c’est le régime issu de cette alternance démocratique exemplaire qui est aujourd’hui l’adversaire le plus irréductible de la démocratie sénégalaise.

Songez qu’entre 2000 et aujourd’hui, le pouvoir en place au Sénégal a unilatéralement modifié douze fois la Constitution (dont cinq suspendues à la réunion du Congrès du Parlement), reporté quatre fois des élections, torpillé les règles consensuelles du processus électoral, piégé le fichier électoral, planifié et organisé une mascarade électorale en février 2007, forcé l’installation d’une assemblée nationale non représentative et imposé celle d’un Sénat infâme, le tout dans l’unique but de se maintenir au pouvoir. Ailleurs, au Togo et au Nigéria, la même logique de perpétuation des régimes en place a été à l’origine de fraudes électorales, avec en prime l’instrumentalisation des forces de l’ordre et du pouvoir judiciaire, pour légitimer leur coup de force électoral.

Aujourd’hui encore, d’autres régimes africains s’illustrent dans des projets anachroniques de manipulation partisane de la Constitution et des lois électorales. Et là encore, c’est la règle de la limitation du mandat du président de la République, norme majeure de la démocratie et gage d’alternance à intervalle régulier, qui est visée.

L’évocation de ces différentes situations démontre que les perspectives prometteuses suscitées par l’ouverture démocratique du début des années 90 sont toutes dans une impasse préoccupante. Elle révèle surtout que l’instabilité chronique sur le continent, illustrée par des conflits internes récurrents, trouve ses causes dans la modification régulière des règles de dévolution du pouvoir par les régimes en place.

En vérité, le ton alarmiste cache une autre inquiétude : celle de voir les Etats africains basculer, à nouveau, dans le totalitarisme pour sombrer dans les conflits et dans les guerres avec leurs cortèges d’horreur. Cette éventualité n’est plus à écarter. Elle n’est même plus une simple virtualité au regard de la situation d’un pays comme le Tchad où la remise en cause par le régime du président Idriss Deby de la règle de la limitation du mandat présidentiel a provoqué, en plus d’une grave crise politique sur fond de détentions arbitraires et de disparitions d’opposants politiques, une guerre entre des forces rebelles et l’armée régulière.

Il suffit également de se rappeler la crise politique particulièrement meurtrière qu’a vécue le Kenya au début de l’année. Là-bas, ce qui était en cause, c’était la sincérité des résultats d’une élection présidentielle fort justement contestés par l’opposition. A l’évidence, les autorités de ce pays auraient pu faire l’économie de ces milliers de vies humaines perdues si elles avaient respecté le suffrage populaire issu des urnes.

Dans les cas du Kenya comme du Sénégal, il faut se désoler que les présidents Moï Kibaki et Abdoulaye Wade, arrivés au pouvoir à la faveur d’un processus électoral fiable et crédible, symbole de la vitalité démocratique en Afrique, soient devenus, au contact du pouvoir parce que sans doute atteints par le vertige du sommet, les fossoyeurs de la démocratie dans leur pays.

Fort heureusement, à l’opposé de ces contre modèles qui portent les germes du despotisme, il y a des Etats qui s’illustrent dans le progrès démocratique. A ce propos, les exemples de la Mauritanie, du Cap Vert et du Bénin constituent des ressorts à partir desquels les autres pays africains peuvent s’inspirer pour renouer avec le projet démocratique, seul à même d’assurer la stabilité politique, la cohésion nationale et la paix civile nécessaires à la mise en œuvre de politiques de développement du continent.

Ce dont il s’agit dans mon propos, c’est de tirer la sonnette d’alarme en vue de provoquer l’électrochoc, la prise de conscience et la prise de position nécessaires pour endiguer le péril despotique qui guette le continent africain. L’enjeu est de taille car il nous faut faire le choix entre le progrès irréversible du modèle démocratique en adoptant définitivement les vertus universelles du pluralisme et le recul dans les vices de l’abjection despotique puis dans le gouffre de l’horreur absolutiste.

C’est sous cet éclairage qu’il faut analyser la situation à la fois inédite et sordide au Zimbabwé où plus d’un mois après le scrutin présidentiel, le régime du président Robert Mugabe, après avoir usé du subterfuge du recomptage des voix pour tenter d’inverser les résultats des élections législatives, a fini par publier les résultats qui sont manifestement préfabriqués. Il n’est, bien entendu, pas utile de préciser que la rétention des résultats du scrutin présidentiel obéit à la même logique de perpétuation du régime en place. Sous ce rapport, elle appelle des réactions énergiques d’autant plus que ce précédent fâcheux peut inspirer d’autres esprits tortueux sur le continent.

A cet égard, la Communauté internationale et singulièrement l’Union africaine et la Sadec, sont vivement interpellées dans cette nouvelle forme d’entrave à la libre expression du suffrage populaire. Il est vrai que l’attitude inqualifiable du président Robert Mugabe peut dérouter au point de susciter l’incompréhension ; mais passé le temps des indignations et des condamnations, il s’agit maintenant de réagir à travers des mesures appropriées afin de contraindre ce régime à faire droit à la volonté populaire si clairement exprimée.

Si j’évoque avec insistance la situation au Zimbabwé, c’est parce qu’elle me paraît chargée d’enjeux car il est question, à travers ces élections générales, de démontrer que la volonté populaire peut infléchir la mainmise sur l’armée, l’accaparement des médias et l’instrumentalisation de la justice. Elle me paraît également, à ce moment précis de regain du totalitarisme, la parfaite illustration de la force du sursaut citoyen face à la menace autocratique. Et c’est tout l’enjeu du combat que nous devons entreprendre pour faire échec au climat ambiant malsain que produit sur le continent le règne qui perdure des tyrannies pseudo-démocratiques.

Qu’il soit précisé au sujet du président Robert Mugabe, lorsque je le regarde, je vois se profiler en pointillés Abdoulaye Wade tant ils semblent tous deux corsetés par un autisme suicidaire, insensibles au naufrage qui s’annonce, l’un et l’autre engoncés dans un amour-propre de mauvais aloi, que rien ne justifie.

Dans le combat qui doit être le nôtre aujourd’hui, les hommes politiques, la société civile et les citoyens africains sont vivement interpellés ; tous doivent être réellement mobilisés. Il s’agit, dans un consensus fédérateur, de mobiliser nos énergies et nos intelligences pour construire une conscience démocratique afin d’assurer l’ancrage pérenne de nos pays dans un système de gouvernance démocratique fondé sur l’organisation d’élections libres et transparentes aux échéances prévues, sur le respect de la souveraineté populaire, sur la protection des libertés, sur la garantie du pluralisme politique, social et médiatique et sur la promotion du dialogue national.

La Communauté internationale, également concernée, doit appuyer les initiatives et les actions des élites et des populations africaines pour inscrire définitivement la démocratie dans nos mœurs. Elle doit prendre ses responsabilités pour le progrès démocratique en Afrique, en érigeant le respect de l’Etat de droit, de la démocratie et des libertés au rang de critères indispensables à toute coopération bi et multilatérale avec les Etats africains. A cet égard, l’Union européenne, aux portes desquelles se trouve l’Afrique, doit s’impliquer. A la lumière des récents événements liés aux migrations de la mort, les dirigeants européens doivent comprendre que tout ce qui affecte l’Afrique, rejaillit sur le vieux continent. Il me paraît particulièrement important de rappeler aux Etats de l’Union européenne qui affichent une grande intransigeance pour le respect, par les Etats africains, du volet commercial de l’Accord de Cotonou que celui-ci avait également inscrit la gouvernance démocratique au cœur de la coopération entre l’Afrique et l’Union européenne.

L’Internationale socialiste, et sa branche africaine, le Comité Afrique de l’Internationale socialiste, également interpellés par ce combat, doivent engager, lors de leurs prochaines sessions, la réflexion sur la question démocratique en Afrique.

Pour finir, je voudrais rappeler que, par essence, la démocratie prohibe le confort des certitudes en nous obligeant à une quête perpétuelle d’une imagination créatrice. Pour défricher ces nouveaux horizons, il nous faut donc bâtir un consensus fort autour de la notion d’acquis démocratiques et préserver le bloc démocratique existant afin de nous prémunir des manipulations conjoncturelles. Il me semble, dès lors, particulièrement indiqué d’inscrire dans nos Constitutions, avec le même caractère d’inviolabilité et d’immuabilité que la forme républicaine de l’Etat, les normes relatives à la limitation du nombre de mandat présidentiel et à la durée du mandat présidentiel ainsi que la nécessité d’un consensus entre acteurs politiques pour toute modification substantielle d’une règle électorale consensuelle. En perspective, la question du financement des campagnes électorales reste ouverte afin de trouver une solution définitive à l’utilisation par les candidats des régimes en place des moyens de l’Etat.

Enfin, l’instrumentalisation, à des fins répressives, d’institutions à vocation républicaine, ne doit pas rester comme de simples sujets d’indignation ou de dénonciation. Il faudra que demain, lorsque les régimes en cause seront démocratiquement défaits, que les donneurs d’ordre et les principaux exécutants, responsables d’actes attentatoires à l’intégrité physique des citoyens ou d’atteintes graves aux droits humains et aux libertés démocratiques, puissent répondre de ces dérives devant les lois de la République.

Par Ousmane Tanor DIENG Secrétaire général du Parti socialiste du Sénégal Président du Comité Afrique de l’Internationale socialiste



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