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Politique

VINCENT HUGEUX, AUTEUR D’UNE ENQUETE SUR LES FAUX AMIS FRANÇAIS DE L’AFRIQUE : CONFIDENCES SUR WADE, KARIM ET LES CHEFS

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VINCENT HUGEUX, AUTEUR D’UNE ENQUETE SUR LES FAUX AMIS FRANÇAIS DE L’AFRIQUE : CONFIDENCES SUR WADE, KARIM ET LES CHEFS

ENTRETIEN AVEC… Vincent Hugeux, journaliste à L’Express et auteur du livre, Les Sorciers blancs. Enquête sur les faux amis français de l’Afrique

Grand reporter à l’hebdomadaire français L’express, Vincent Hugeux a connu l’apocalyptique et inavouable génocide rwandais, les fournaises de la guerre en Bosnie, mais aussi, pendant plus de quinze années, les univers interlopes des lambris enchanteurs des palais et palaces des Présidents africains. Il y a rencontré les «idiots utiles», les prétendus faiseurs de miracles des tribus voraces de la Françafrique que Foccart n’a pu ensevelir à sa mort, qui écument une «Afrique qui rend fou, qui fascine et envoûte». Une Afrique des Présidents-Rois, où circulent les vices immondes de l’argent, des privilèges faciles et autres trafics d’influence pour vendre du vent aux chefs d’Etat africains. Des vanités et des vénalités aussi. Vincent Hugeux vient de publier un livre, depuis le 17 janvier 2007, aux éditions Fayards. Dans cet entretien, il revient sur l’épisode de la tentative de corruption du Président Wade sur le journaliste du Figaro, Thierry Oberlé, sur le personnage de Karim Wade au Palais et sur d’autres joyeusetés des Françafricains. A consommer… sans sorcellerie.

Sorciers blancs : Enquête sur les faux amis français de l’Afrique. Pouvez-vous nous faire entrer un peu dans l’intelligence de ce titre de votre livre ?

On va s’y efforcer en tout cas. Je vais vous expliquer un peu la genèse de cet ouvrage et ensuite les motifs qui ont présidé au choix du titre. Cela fait maintenant plus de 15 ans que je couvre notamment, pas exclusivement, le continent africain pour l’hebdomadaire français L’Express. Au hasard de mes reportages, qu’il s’agisse ici d’un conflit armé, là d’une campagne électorale, là d’une tragédie humanitaire, j’ai été appelé à croiser d’étranges personnages, assez énigmatiques, parfois hâbleurs, qui gravitaient dans les coulisses des palais et palaces africains. Ceci m’intrigue. Depuis quatre ans, j’avais confectionné une enquête déjà intitulée Le dossier noir des sorciers blancs. Mais, à l’époque, ma recherche était circonscrite aux gourous de la communication, experts assez supposés du marketing politique. Depuis, j’ai un peu enrichi mon champ d’étude et donc j’ai choisi de travailler sur ce que j’appelle les trois tribus des amis français d’Afrique : les conseillers en communication d’une part, ensuite les journalistes, au moins, certains d’entre eux, et des patrons de presse, notamment ce que l’on appelle la presse panafricaine. La troisième tribu, ce sont les juristes, les constitutionnalistes, ceux qui mettent parfois leur savoir, leur expertise au service de bricolages constitutionnels dont le continent nous a donné maints exemples dans la décennie écoulée.

Et puis, il s’est avéré très vite qu’il y avait là matière, non seulement à une enquête, mais à un essai, à un livre. C’est la raison pour laquelle j’ai décidé de mener à terme ce projet. Le titre maintenant. L’envie, c’était d’avoir un titre qui soit conforme au contenu. Rien n’est plus frustrant pour un lecteur, qu’il s’agisse d’un article d’un quotidien, d’un hebdomadaire ou d’un titre d’un livre, d’éprouver le sentiment qu’il a été floué, qu’il y a une sorte de hiatus entre le titre qui est alléchant, voire racoleur et le contenu qui pourrait être décevant ou tiède. Donc, pourquoi les sorciers blancs ? Parce que c’est une expression qui, à mon sens, ramasse bien l’ensemble de ces tribus que j’ai voulu examiner. Sorciers, parce qu’ils se prêtent ou on leur prête des pouvoirs quasiment magiques. Et blancs, parce que la plupart d’entre eux le sont. Le plus important aussi, c’est le sous-titre qui accompagne le titre du bouquin, Enquête sur les faux amis de l’Afrique. Pourquoi les faux amis et non pas les ennemis, les fossoyeurs, ou tout autre terme définitif ? Comme je le dis dans le prologue de mon ouvrage, il y a parmi eux de tout. Il y a des gens qui peuvent être sincères dans l’amour qu’ils affichent envers le continent. Il y en a d’autres qui peuvent être cyniques, des margoulins, des gens que Lénine aurait appelé des «idiots utiles». C’est pourquoi je n’ai pas voulu d’emblée les condamner. C’est que j’ai préféré les placer sous la rubrique, «les faux amis», parce que j’ai terminé mon prologue par cette formule britannique assez célèbre qui dit : «With the friends like this, you don’t need ennemies». En clair, «avec de tels amis, vous n’avez plus besoin d’ennemis.» C’était un peu dans cet esprit-là que j’ai choisi le titre, évidemment en bonne intelligence avec l’éditeur de cet ouvrage, c’est-à-dire Fayard.

On pensait que ces tribus de la Françafrique dont vous parliez tantôt ont cessé d’écumer l’Afrique depuis la mort de Foccart, mais à vous lire et à vous entendre, la Françafrique se porte toujours bien en Afrique ?

C’est une question extrêmement pertinente, qui m’a intrigué et qui, sans doute, a été le motif central de ce sentier. Pourquoi ? Effectivement, il est bon ton, depuis un certain nombre d’années, d’enterrer sans fleurs ni couronne, et avec ses colifichets, la Françafrique, en disant que tout cela appartient à une ère révolue, que ce type de rapport entre l’ancienne puissance coloniale et les pays aujourd’hui souverains ou supposés tels, donc cet archaïsme, est passé de mode, etc. Or, vous vous apercevez, quand vous travaillez au jour le jour, que si la Françafrique est morte, le cadavre bouge encore. Et que, pour d’ailleurs certains de ces sorciers, ils ont encore bon prix, bon œil. Effectivement, il est moins facile, aujourd’hui, pour un conseiller en communication, pour une agence, pour un Cabinet, de vendre du vent à une Présidence africaine, c’est-à-dire un forfait, dans le bon sens du terme, qui comprendrait pour une somme rondelette, de voyages de prince, des plaquettes en papier glacé, des affiches électorales, etc. Les chefs d’Etat africains, même si certains font encore preuve d’une candeur touchante, sont un peu plus avisés, aujourd’hui. Ils vont d’ailleurs préférer le contrat au coup par coup qu’au contrat annuel, renouvelé par tacites reconductions. Ils vont laisser venir beaucoup de consultants pour n’en choisir que quelques-uns. Ou alors, ils vont se tourner vers des lobbyings anglo-saxons et américains, pour l’essentiel. Ou encore, ils vont tenter de se tourner vers des sociétés de conseil basées en Afrique : à Dakar, à Yaoundé, à Libreville. Dire, aujourd’hui, que ces pratiques n’ont plus cours serait faire preuve d’une aussi grande naïveté. Car, même si, en quelque sorte, le marigot de la Françafrique s’est un peu asséché, il est loin d’être totalement stérile. On peut encore, aujourd’hui, gagner beaucoup d’argent en vendant des conseils politiques plus ou moins avisés à un Président, à un chef de parti. On peut encore, si on est un juriste qui n’est pas trop scrupuleux au regard de l’éthique de sa mission, gagner beaucoup d’argent en bricolant une Constitution. On peut encore, si on est un journaliste ou un patron de presse qui n’est pas hanté par l’éthique, arrondir largement ses fins de mois en vendant sa plume au mieux offrant ou au mieux-disant.

A ce niveau-là, n’est-ce pas que, sous le couvert des démocraties, on découvre l’existence de véritables monarchies africaines qui tournent autour de l’argent et les privilèges. Est-ce que la responsabilité d’une telle situation n’incombe pas d’abord aux Présidents africains plutôt qu’à ces tribus de la Françafrique ?

Là, encore votre question est tout à fait stimulante et judicieuse. Je suis de ceux qui, tout en ayant une attention soutenue envers l’histoire, et notamment l’histoire coloniale dans son aspect le plus sombre, le plus sanglant, n’éprouve pas sur ses épaules, un milligramme du poids de la culpabilité blanche. Je suis journaliste. Je travaille sur les pays africains que je couvre exactement de la même manière qu’en Iran, en Irak, en Syrie ou dans d’autres pays où je suis appelé à travailler et à partir en reportage. Sans doute, l’homme blanc ne pèse pas un milligramme sur mes épaules.

Donc, il est effectivement essentiel de souligner que la logique de persistance de ce rapport archaïque entre la France et l’Afrique relève d’une logique d’intérêts convergents. Il serait intellectuellement stérile d’imaginer qu’il y a les grands méchants blancs qui, dans un vaste projet d’asservissement, de soumission, de l’homme noir et du continent noir, seraient conduits à ourdir une sorte de complots perpétuels. C’est une vision qui peut être satisfaisante pour les esprits manichéens, pour une certaine logomachie simpliste, qui n’est pas conforme à la réalité. Il y a des intérêts convergents. Qu’est-ce que je veux dire par là ? Des gens comme Omar Bongo, Denis Sassou Nguesso ou le défunt Président Mobutu disaient ou disent encore qu’il n’y a pas de corrompus sans corrupteurs. Mais, on peut aussi leur retourner le compliment : il n’y a pas de corrupteurs sans corrompus. Il est clair qu’il y a là une sorte de pacte implicite, éventuellement informulé, pour la persistance de ces pratiques. Je raconte dans ce livre, par exemple, quelques scènes de tentatives plus ou moins réussies de corruption de journalistes occidentaux, français en l’occurrence, par des chefs d’Etat africains. Il y a donc une crainte, chez certains chefs d’Etat que je mets en scène dans cet ouvrage, de voir s’achever un type de fonctionnement dans lequel ils trouvent leur intérêt. Je suis très frappé par le fait que beaucoup d’entre eux ne recourent, et d’ailleurs avec une certaine vitalité, au lexique de la transparence, de la démocratie authentique, de la bonne gouvernance, que pour mieux en conjurer les effets. Il y a une attitude, aujourd’hui, dans certaines élites africaines, à produire un discours qui joue à la fois sur la culpabilité de l’homme blanc-culpabilité qui est enraciné dans des réalités historiques que je serai le dernier à contester d’ailleurs- et jouer également sur un phénomène culturel. Il y a un phénomène intéressant, qui est très expressif avec les Chinois, quand ils évoquent le relativisme culturel. En gros, «au nom de quoi croyez-vous nous juger avec vos critères ?». Le problème, c’est que ces élites africaines dont je parle utilisent très volontiers la logique occidentale quand cela les intéresse ; elles en dénoncent les travers quand cela risque de fragiliser les assises de leurs pouvoirs. Donc, il y a quelque chose, là, d’un tango un peu pervers que dansent les héritiers d’un Foccartisme d’un côté et le syndicat des dinosaures présidentiels africains, de l’autre.

Il est quand même étonnant, dans le cas du Sénégal qui nous concerne, avec un président de la République comme Wade, élu démocratiquement, suite à une alternance, qu’il y ait eu tentative de corruption envers le journaliste, Thierry Oberlé, que vous rapportez dans votre livre. Cela vous a-t-il surpris du Président Wade ?

Il se trouve que j’ai eu le privilège -car ç’en était un- d’être à Dakar au moment du Sopi. J’ai couvert donc cette élection présidentielle et j’ai senti, comme tous les Sénégalais, une sorte de vent frais balayer ce pays. Et comme d’autres, j’ai éprouvé un authentique soulagement à me dire en quelque sorte que le Sénégal pourrait être, devenait d’ailleurs, sous nos yeux, le laboratoire des alternances apaisées, avec un Président sortant qui acceptait sa défaite -évidemment sans euphorie- qui la valide, qui reconnaît la victoire de son adversaire. Il y a la persistance d’un système démocratique pluraliste, une presse libre et parfois extrêmement corrosive, vous êtes bien placé pour le savoir. C’est vous dire que la déception que l’on peut éprouver, lorsqu’on entend des témoignages de cette nature, est grande. Quand j’étais encore au Sénégal, voilà quelques semaines, pour une enquête sur ce qu’on appelle les Grands chantiers du Président, j’ai donc publié dans l’édition de L’Express un dossier très long qui s’intitulait Les chantiers de Wade, le Pharaon. Ce dossier m’a valu, une fois de plus -d’ailleurs, j’en suis vacciné- quelques anathèmes de la part de la Présidence et notamment de Karim Wade, le fils de son excellence. Mais, le Sénégal, aujourd’hui, là encore soyons équitables et justes !, est quand même un pays extrêmement vivace dans son expression démocratique. Lors de ce séjour, j’ai lu sur Internet des articles, des éditos, des enquêtes, que l’on voudrait bien pouvoir lire dans maints pays africains, aujourd’hui, qu’il s’agisse de l’Afrique de l’Ouest, de l’Afrique centrale ou même de l’Afrique australe. Ça, je serai encore le dernier à le nier. Néanmoins, quand on se souvient de l’espoir, peut-être un peu démesuré, qui avait été suscité par le Sopi, on ne peut qu’être pantois devant certains travers que manifeste le pouvoir sénégalais et les crispations dont vous avez eu un nouvel exemple récent, avec cette très opportune décision de droit qui a conduit au report des législatives, alors que tout le monde sait -on n’est plus des enfants- qu’il y avait une très forte inquiétude à la Présidence, quant à l’impopularité du Pds (Parti démocratique sénégalais-au pouvoir : Ndlr), qui aurait pu coûter au Président Wade, en cas d’élections couplées qui étaient promises depuis des lustres, quelques points, -c’est la hantise du palais- pour aboutir à un second tour. C’est simplement ce que je dis. Ne jetons pas le bébé avec l’eau du bain ! Le Sénégal est un pays où l’on peut continuer, comme d’ailleurs l’un de vos confrères le fait régulièrement (il s’agit du journaliste-écrivain, Abdou Latif Coulibaly qui a publié trois ouvrages sous l’alternance au Sénégal : Ndlr), à publier des ouvrages extrêmement corrosifs, voire sarcastiques envers le pouvoir.

Mais, en même temps, dans cette histoire de tentative de corruption, ce qui est intéressant et que j’ai détaillé un peu dans mon livre, c’est l’argument culturel. J’ai maints exemples, qui m’ont été fournis par des confrères et des consœurs. En gros, ceux-ci, pouvant d’ailleurs partir d’un sentiment sincère, on dit au journaliste blanc, français en l’occurrence : «Ah, vous devez vous plier aux coutumes africaines. Vous êtes mon hôte, mon invité. Vous m’offenseriez en refusant ce cadeau qui n’est en rien une tentative de corruption ou de volonté d’infléchir votre plume». C’est tout simplement là, à mon sens, une valeur d’éthique journalistique qui est universelle, qui n’est pas soumise à une situation culturelle ou de civilisation. Les chefs d’Etat, qui procèdent à ce genre de pratiques, ne les sous-estimons pas : ce sont des gens qui, pendant un certain temps, ont été formés dans des universités françaises. Ils connaissent intimement notre vie politique. Ils savent très bien qu’un journaliste français qui accepte, que cela soit par cupidité ou par volonté de ne pas heurter, un cadeau substantiel, une enveloppe ou tout ce que vous voudrez, une invitation ou un aller-retour en première classe, est déjà un journaliste qui a abdiqué une partie de sa liberté d’esprit. Dans le journal qui est le mien, je me bats pour que le refus de l’invitation soit un point de doctrine. Quand les ressorts publicitaires tombent de rue, vous n’avez pas beaucoup de mérite d’être vertueux. Mais, dans une carrière, comme celle que nous connaissons aujourd’hui, où il y a rétraction des marchés publicitaires- la presse écrite en souffre en France aussi- c’est là véritablement où l’on peut dessiner la ligne de faille, entre ceux qui basculent dans une sorte de compromission et ceux qui restent attachés à un idéal de pratique du journalisme.

Récemment, comme vous le dîtes, vous avez travaillé sur les Grands chantiers du chef de l’Etat, Me Wade, à Dakar. Cela vous a valu quelques remontrances de la part de Karim Wade. De quoi il s’est offusqué par rapport à votre travail ?

C’est très simple. Quand je l’ai fait, comme je l’avais fait d’ailleurs un an plus tôt, dans un reportage qui était intitulé Du Sopi au dépit où j’expliquais un peu le désamour d’une partie de l’opinion sénégalaise par rapport aux espoirs dont on parlait tout à l’heure. Au passage, puisqu’on a appris depuis quelque temps le décès de l’Abbé Diamacoune, souvenons-nous, -personne, certes, ne l’a oublié au Sénégal, encore moins en Casamance- qu’Abdoulaye Wade avait très imprudemment promis de régler la question casamançaise en 100 jours. Alors, sur cette affaire des chantiers, je fais état, à la fin de mon récit, du fait que, de plus en plus, parmi les acteurs économiques qu’ils soient Sénégalais, Français ou Franco-sénégalais, il y a une forme d’exaspération, d’irritation, par rapport à l’emprise de Karim Wade et de son entourage sur, par exemple, la dévolution de certains marchés publics. Karim Wade, que je connais un peu, que je sais extrêmement chatouilleux sur ces questions, m’avait déjà appelé après la parution du premier papier, en novembre 2005 sur le thème : «J’ai le plus grand respect pour votre liberté de journaliste, mais je voudrais bien savoir qui a pu vous dire ceci ou cela». J’étais à Libreville pour couvrir la campagne électorale de Omar Bongo Odimba. Je lui ai dit : «Vous n’imaginez pas quand même une demi-seconde que je vais vous livrer mes sources. Ce qui m’intéresse, c’est que cinq personnes m’ont dit les mêmes choses des personnes que je juge, à tort ou à raison, dignes de confiance.» Donc, c’est vrai, que ce qui a suscité à nouveau son courroux, c’est que j’ai fait référence à des témoignages, évidemment anonymes. Soyons sérieux, vous ne pensez quand même pas que je vais livrer en pâture le nom des acteurs économiques de premier plan, pour certains d’entre eux, qui m’ont fait ce type de confidence, sous le sceau du secret ! Je ne demande à personne de céder à une telle pulsion suicidaire. Donc, voilà ce qui irrite profondément quelqu’un comme Karim Wade qui, au demeurant, est un homme énergique, intelligent et, en tout cas, suffisamment informé de ce qui est la culture journalistique, quand elle veut être exigeante, pour ne pas être surpris par ce qu’il découvre sous la plume de tel ou tel confrère. Mais, voilà, on touche à quelque chose qui est extrêmement délicate, sensible.

Pourquoi vous avez jugé pertinent justement, dans votre livre, de reprendre cet épisode de tentative de corruption de la part de Wade en direction de Thierry Oberlé. Est-ce parce que vous considérez la confidence de ce confrère reste fondée sur la réalité ?

Totalement ! C’est quelqu’un que je connais bien, qui est un excellent journaliste, que j’ai vu à l’œuvre depuis des années et en qui j’ai une confiance absolue. Pour faire une confidence, dans le même sens : je me suis ouvert de cet épisode auprès de deux conseillers proches du Président Wade, l’un Sénégalais, l’autre Français. Tous les deux m’ont dit : «Ce que vous me racontez, je ne peux pas exclure que cela se soit passé.» Alors, que faut-il de plus ? Pourquoi c’est pertinent ? Pour la raison que vous-même venez d’évoquer tout à l’heure : il y a là une sorte de perversion de l’appel au respect des valeurs culturelles africaines. Et pourquoi est-il pertinent ? Parce qu’il est plus aisé d’obtenir des témoignages de ceux ou celles qui ont résisté à une tentative de bakchich, que de ceux ou celles qui ont cédé. Imaginez bien qu’aucun titulaire de la carte de presse ne va écrire au nez qu’il s’est offert un séjour à Courchevel ou aux Caraïbes, grâce aux largesses de tel ou tel chef d’Etat. Et c’est dans ce paysage-là que je n’ai pas voulu être manichéen, que je n’ai pas voulu simplement désigner les méchants blancs contre les pauvres et dupes Présidents africains. C’est pourquoi j’ai jugé que cet épisode était effectivement utile à la compréhension des phénomènes que j’ai essayé de dépeindre dans cet ouvrage.

«L’Afrique rend fou, elle fascine, elle envoûte». Que recouvre cette expression ?

C’est une impression extrêmement forte, persistante, que je ressens depuis que je suis appelé à travailler sur l’Afrique et en Afrique. Pourquoi l’Afrique rend-elle fou ? Il y avait, un certain temps, un plus d’un quart de siècle, un ministre des Affaires Etrangères de Valérie Giscard d’Estaing, Louis de Guiringaud, qui avait cette phrase magnifique, au sens où elle est extrêmement éloquente : «L’Afrique est le dernier endroit au monde où l’on peut changer le cours de l’histoire avec cinq cent hommes». Ce que lui exprimait sur le mode martial, de l’éviction de tel chef d’Etat qui aurait cessé de plaire ou de l’installation de tel prétendant qui, lui, aurait les faveurs de Paris, ça existe aussi dans le domaine de la réforme constitutionnelle, du Conseil en communication politique. Quelqu’un comme Thierry Saussez, qui était actif notamment en Côte d’Ivoire et qui reste, aujourd’hui d’ailleurs, fasciné par l’Afrique, et c’est un peu la logique qui préside au propos du défunt Guiringaud, dit : «L’Afrique est l’ultime endroit où l’on peut tenter une aventure». Aujourd’hui, s’il y a un endroit au monde où un homme politique, un conseiller en communication, un juriste, peut être traité avec des égards dus à un chef d’Etat (tapis rouge, aller-retour en première classe, hébergement dans le meilleur hôtel de la ville, perdiems substantiels), c’est l’Afrique. Quand vous êtes dans la concurrence d’un marché difficile sur la France, quand vous êtes condamné au régime austère de l’université, comment ne pas être fasciné, envoûté par cette impression narcissique et excessive de tout à coup de tutoyer le pouvoir, cette fascination d’être l’homme de l’ombre, d’être le Machiavel, parfois le Raspoutine des Présidences africaines ? Il y a là-dedans, évidemment, des sentiments très ambigus, très mitigés. Il peut y avoir une forme de néo-colonialisme,de Tiers-mondisme un peu dévoyé. Les ressorts de cette fascination sont d’hier, mais le résultat est à l’évidence le même.

Vous qui êtes à l’étranger, qui êtes Français, qui avez observé pendant de longues années les pouvoirs africains, leurs mœurs, est-ce que tout cela vous confine au pessimisme ou à l’optimisme quant au développement de l’Afrique ?

D’abord, très proche, je ne l’ai jamais été. J’ai le privilège d’enseigner à l’Ecole supérieure de journalisme de Lille, à la faculté de Reims, à l’Institut politique de Paris etc. J’essaie toujours de faire passer, à mes étudiants, ce message : «Cessez de croire que pour couvrir un pays, une situation ou une crise, il faut nouer des liens d’intimité avec les acteurs, notamment avec les hommes de pouvoir». J’essaie de leur inculquer ce que j’appelle la théorie de la bonne distance : être assez proche des gens pour essayer de comprendre les ressorts qui les animent, mais suffisamment à distance pour ne pas entrer dans une logique de gratitude ou de complicité. C’est le premier élément de réponse que je souhaitais vous livrer.

Sur votre question fondamentale, du pessimisme ou d’optimisme, je suis un peu amusé par ces débats théologiques sur l’afro-pessimisme, l’afro-optimisme. Je m’efforce d’être afro-réaliste. J’essaie, encore une fois, comme je le fais dans tout autre pays de la planète où je suis appelé à travailler comme journaliste, de regarder ce qui va mieux, moins bien, ce qui est prometteur, ce qui est désolant. On vit aujourd’hui une fin de cycle historique. Voilà, pour moi, la lueur d’espoir. J’ai tendance souvent à citer cette phrase de Gramsci : «Pessimiste de la lucidité, optimiste de la volonté». Et évidemment, la lucidité nous conduit à un certain pessimisme, ne serait-ce que par la persistance des archaïsmes que je décris amplement dans ce livre. Et, en même temps, on arrive au bout du nerf, il y a un ras-le-bol. Je vous donne un indice qui est très subjectif, mais qui paraît néanmoins convaincant. Lorsque j’ai commencé à m’ouvrir auprès de quelques amis africains ou français, du sentier que j’avais entrepris, ce livre, la réaction était quasiment unanime : «Tu vas vraiment faire ça ? Ah, c’est formidable ! Il était temps ; on n’en peut plus». J’ai entendu ça sur les pratiques des conseillers en communication, sur les travers de certains groupes de presse et pourquoi pas le citer le navire amiral de la presse panafricaine, Jeune Afrique.

J’ai entendu cela aussi sur des pratiques d’un Charles Debbasch, de tout autre constitutionnaliste prêt à mettre son expertise au service de bricolages de lois fondamentales. Donc, j’ai senti qu’il y avait, dans l’air du temps, une sorte de lassitude, mais parfois d’exaspération.

Pour être tout à fait clair, j’ai eu, depuis un certain nombre d’années, la conviction que tant que Jacques Chirac se trouve à l’Elysée, rien ne pourra fondamentalement bouger sur le mode de relations tissées et maintenues entre la France et l’Afrique.

Jacques Chirac, même si son amour pour l’Afrique est sincère, est quelqu’un qui restera, jusqu’au bout de son mandat, prisonnier d’une vision qui repose sur le primat du lien personnel sur la logique politique, du soutien obstiné jusqu’à une forme d’aveuglement aux amis du pré-carré, avec ses dogmes totalement fallacieux qu’on pourra résumer avec des formules du langage populaire : «Un tien vaut mieux que deux tu l’auras.» «On sait ce que l’on perd ; on ne sait pas ce que l’on gagne». «Lui ou le chaos.»

Donc, il y a ce dogme de la stabilité à tout prix, qui a totalement entravé la vision chiraquienne de l’Afrique, aujourd’hui. Quand je couvrais la crise de Bosnie-Herzégovine, j’avais un ami bosniaque qui était rédacteur en chef d’un journal indépendant de Sarajevo qui me disait souvent : «Tu sais, Vincent, tant qu’il y aura Slobodana Milosevic à Belgrade, Franjo Tudjman à Zagreb et Alia Izetbegovic à Sarajevo, nous n’en sortirons pas.» J’ai envie de dire que, si nous allons maintenant vers la fin d’une ère, c’est parce qu’on va voir, pour des raisons ou politiques ou simplement psychologiques, disparaître ce qui reste des piliers de cette forme d’archaïsme.

J’y ajoute un autre élément : je ne suis pas sûr que tout le monde à l’Elysée, à commencer par Jacques Chirac lui-même, ait bien mesuré l’effet dévastateur qu’a pu avoir, par exemple, le communiqué de la Présidence française publié à l’annonce de la mort du Président togolais, Gnassingbé Eyadéma. Quand on a salué ce grand ami de la France, dont on aurait aimé qu’il fût aussi un grand ami des Togolais, quand, au sommet Afrique-France de Bamako, en décembre 2005, Jacques Chirac, sur l’estrade, juge saluer «la brillante élection de Omar Bongo», je ne pense pas qu’on ait bien mesuré l’effet dévastateur de ce type de formules auprès d’une jeunesse africaine désœuvrée et souvent perméable à un simplisme populiste. Maintenant, toute la question est de savoir si cette ère qui s’achève,-car elle s’achève inéluctablement- va ouvrir sur la convulsion, sur une sorte d’émergence d’une internationale des patriotes, ce dont rêve d’ailleurs Charles Blé Goudé, la figure de proue des mouvements de jeunesse qui se vouent à corps et âme pour Laurent Gbagbo, ou si on va accéder à quelque chose de plus adulte et de plus émancipé dans tous les sens du terme. S’il s’agit de s’affranchir du joug post-colonial pour se précipiter dans un populisme et une sorte d’occidentalo-phobie à la Robert Mugabé, l’Afrique n’y gagnera rien. Voilà la problématique !

Une dernière question. Vous êtes souvent venus au Sénégal et vous observez la marche de son processus électoral. Quelle lecture vous avez des prochaines échéances électorales au Sénégal ?

Ce qui est très frappant, lors du séjour dont je vous parlais tout à l’heure, quand j’interrogeais tel ou tel officiel sénégalais sur l’échéance électorale et sur des hypothèses sur des possibles dissociations des scrutins ou un report de l’ensemble, la présidentielle et les législatives, on me regardait avec des yeux offusqués en me disant : «Enfin, comment pouvez-vous imaginer un tel stratagème ?» J’observe que, certes en s’adossant sur des textes de lois, on en est arrivé là.

Ce que j’ai simplement senti -l’avenir me dira si cette appréciation est pertinente ou pas-, il y avait une certaine confiance dans l’entourage de Abdoulaye Wade quant à sa réélection en tant que Président, en tant que personne. Mais, il y avait par ailleurs une vraie fébrilité par rapport à l’attitude du Pds à remporter les élections législatives d’une manière suffisante pour donner à la nouvelle majorité les coudées franches.

Le deuxième élément patent et je suis d’autant plus à l’aise que j’en ai parlé dans les colonnes de L’Express, c’est que parfois, en écoutant tel ou tel leader politique, de la majorité ou de l’opposition sénégalaise, j’avais le sentiment qu’ils ne mesuraient pas le péril social. Je suis allé par exemple à Thiaroye pour discuter avec des familles de ces candidats à l’exil dont certains ne reviendront jamais. J’ai senti un mélange de désespérance, de lassitude et de colère qui m’incitent à penser que la classe politique sénégalaise serait bien inspirée d’y prêter l’oreille. Voilà les deux impressions dominantes de ce récent séjour.



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