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Au Sénégal, la révolte des «candidats à l'exil»

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Au Sénégal, la révolte des «candidats à l'exil»

EMIGRATION CLANDESTINE. Embarquer dans une pirogue pour les Canaries est le rêve de beaucoup de Sénégalais. Un rêve qui se termine souvent mal. Les morts que la mer refoule sur les plages provoquent des vagues de colère.

Lundi 4 septembre 2006- Les images de boat people africains accostant les rives espagnoles et italiennes à bord d'embarcations de fortune font le tour de la planète. En Europe et en Suisse en particulier, elles ont dramatisé la question de l'immigration. Rien ne semble pouvoir arrêter ces personnes prêtes à s'exiler au risque de leur vie. Les pays européens répondent à ce «péril» en restreignant leur politique d'immigration et en durcissant la procédure d'asile. La Suisse participe à cette concurrence dissuasive: les deux lois soumises en votation populaire le 24 septembre doivent rendre notre pays moins attractif.

La nouvelle loi sur les étrangers fixe les règles d'une immigration sélective, au bénéfice quasi exclusif des Européens. Pour que l'asile ne soit pas une voie alternative pour accéder à un titre de séjour, les conditions préalables à l'entrée en matière sur les demandes déposées sont durcies et plusieurs nouvelles règles visent à accélérer la procédure et les renvois en cas de réponse négative.
«Mon frère a voulu aller aux Canaries. Mais tous ceux qui étaient dans sa pirogue sont morts. Nous lui avions dit de ne pas partir, mais il n'y avait rien à faire: il était désespéré. Le drame a eu lieu en décembre, alors qu'il allait être papa pour la deuxième fois. Sa femme a accouché il y trois mois.» Djibi s'éponge le front. Pêcheur dans la ville de Saint-Louis, au nord du Sénégal, à quelques kilomètres de la Mauritanie, il dit n'avoir lui-même jamais été tenté par l'«aventure».

«Il y a trop de morts. La mer est vraiment dangereuse: des amis dont la pirogue s'est renversée m'ont décrit leur calvaire», souligne le jeune homme en avalant un jus de bouille (baobab) en quatrième vitesse. «L'un avait les jambes toutes gonflées et infectées, l'autre a vomi quatre jours d'affilée après le naufrage. Et puis je sais que les conditions de travail en Europe ne sont pas faciles. Ce n'est pas l'eldorado que l'on dit. Vous vous barricadez d'ailleurs toujours plus, n'est-ce pas?»

A Saint-Louis, tous ne sont pas comme Djibi. Sénégalais, Maliens, Guinéens ou Gambiens continuent de se diriger vers la côte pour embarquer dans des cayucos , ces grandes pirogues colorées utilisées pour la pêche en haute mer. Et cela malgré les images toujours plus nombreuses de corps déchiquetés et d'embarcations éventrées venues s'échouer sur le sable des Canaries qui font le tour du monde. Les «candidats au départ» préfèrent s'imaginer déjà capables d'envoyer de l'argent à leur famille depuis l'Europe et être traités en héros. Ils n'ont qu'un slogan à la bouche: «Barcelone ou Barsa [ l'au-delà en wolof ].»

• La traque du principal passeur de Saint-Louis

Comme ceux qui partent de Nouâdhibou, principal port de Mauritanie où beaucoup de passeurs sénégalais sont actifs, ces kamikazes de l'exil paient cher leur voyage: entre 400?000 et 700?000 CFA, soit dans les 1500 francs suisses. Souvent en vendant leur petit commerce, voire leur maison. Ils n'ont surtout aucune garantie d'arriver à destination.

Mais, phénomène nouveau, des Sénégalais dont le voyage s'est arrêté brusquement en mer commencent à se révolter. Et même à s'organiser. Alors que les assoiffés d'Europe se faisaient jusqu'ici très discrets pour ne pas être arrêtés par la police, une association de «migrants clandestins» a récemment menacé de bloquer les rues de la capitale sénégalaise. Et des voix – d'artistes surtout – s'élèvent toujours plus à Dakar pour dénoncer la tragédie de ces pirogues de la mort et dire: «Plus jamais ça!» Le rappeur militant Didier Awadi, en fait partie. Tout comme le grand Youssou N'Dour.

C'est précisément ce sentiment de colère qui a permis au commissaire Djibril Camara de coffrer récemment Baye Seck, décrit dans la presse locale comme le «chef du réseau de l'émigration clandestine de Saint-Louis». Assis dans son petit bureau sombre et plutôt désordonné du quartier de Sor, Djibril Camara, 36 ans, raconte sa filature. A l'entrée du commissariat, deux types somnolent par terre derrière de longs barreaux rouillés. Il fait chaud. Et très humide.

«Des villageois de Guet N'Dar, lassés de voir la mer leur ramener toujours plus de morts, ont commencé à me parler de la manière dont les voyages s'organisent», raconte le commissaire fraîchement promu. «Mais c'est surtout un homme dont la pirogue s'est brisée au large de la Mauritanie qui m'a permis d'avoir des preuves supplémentaires contre Baye Seck. Il s'agit du principal passeur de la région, un type qui a toujours nargué la police. Revenu à Saint-Louis, le dénonciateur voulait être remboursé: il avait trop peur de recommencer une telle aventure.»

Djibril Camara suit alors les déplacements de Baye Seck depuis son domicile. Caché dans une voiture banalisée, il surprend celui qui s'est converti en passeur depuis le début de l'année en pleine discussion compromettante avec un piroguier. Le commissaire le surveille surtout la nuit car les départs se font généralement autour de 2-3 heures du matin.

«Les candidats sont informés le jour J par téléphone portable de l'endroit où ils doivent se rendre. Ils embarquent ensuite à 5 ou 6 dans une petite barque qui les mènera vers une grande pirogue située près de l'embouchure du fleuve. On les entasse après à environ 130 dans l'embarcation faite pour contenir 70 personnes. Baye Seck aurait fait entrer plus de 1000 personnes en Espagne sur les 19 000 clandestins africains débarqués aux Canaries depuis le début de l'année.»

• Quand les téléphones portables parlent...

Le commissaire reprend son souffle. «Quand j'ai arrêté le cerveau de la bande après avoir interpellé deux de ses complices, dont son frère qui agissait comme recruteur, Baye Seck a nié avoir organisé autant de voyages. Il n'a concédé avoir empoché que 300?000 CFA [environ 700 francs]», dit-il. Mais les preuves sont bien là: le commissaire et ses collègues ont pu, au cours de l'enquête, parler à Baye Seck en se faisant passer pour son principal complice dont ils avaient confisqué le téléphone portable. Baye Seck a appelé et eux, ils écoutaient. Sans rien dire. «Puis, une fois que nous l'avons arrêté, j'ai confisqué son téléphone. Et, en deux jours, j'ai reçu plus de 200 appels de personnes qui demandaient des détails sur le voyage aux Canaries! J'ai aussi recueilli le témoignage de candidats que Baye Seck était sur le point d'embarquer.»

Toujours impeccable dans son tee-shirt Lacoste blanc malgré la chaleur étouffante, le commissaire ajoute que le passeur peut difficilement faire croire qu'il a amassé peu d'argent: il a déjà dépensé plus de 10 millions de francs CFA dans la construction d'une somptueuse maison. «Vous savez, Baye Seck n'a jamais été un grand pêcheur. Handicapé – il boite de la jambe gauche –, il gérait la pirogue familiale, a fait faillite, et ses frères lui ont demandé de «descendre de la pirogue», comme on dit ici. Il a ensuite cherché à travailler dans l'immobilier, sans succès. Puis il s'est dit qu'il pouvait se faire de l'argent facile en organisant des traversées vers les Canaries. Voilà comment il est devenu passeur à 37 ans.»

Pour mener son enquête, le commissaire a dû se montrer très discret. Il n'a choisi que deux hommes de son commissariat pour traquer Baye Seck. Avec raison: des éléments de la gendarmerie et du commissariat de l'île où se trouve une grande partie de la ville de Saint-Louis aident les passeurs. Disons qu'ils ferment les yeux sur leurs activités en échange de quelques billets. «La corruption est un vrai problème chez nous...» explique Djibril Camara en plissant le front. «Lorsque j'ai interrogé Baye Seck dans mon bureau, il a tout fait pour que l'on «collabore»... Je n'ai pas répondu. Je lui ai simplement dit de sortir de la pièce.»

Un homme en uniforme kaki entre à cet instant précis dans le bureau. Il dépose un PV sur la table du commissaire, puis ressort en traînant les pieds. La porte se referme. «Vous avez vu le type qui est entré? C'est le cousin de Baye Seck! Vous comprenez pourquoi j'ai dû être prudent...»

• Dans le sac en plastique, des millions de francs CFA

Djibril Camara se lève. Il ouvre un sac en plastique. Des liasses de billets en sortent: «Six millions de CFA! Le butin d'un autre passeur arrêté alors qu'il en était à ses derniers préparatifs.» Il montre le reste du matériel confisqué: un moteur flambant neuf, des bidons d'essence, un GPS, une boussole. «Les passeurs fournissent généralement aussi quelques gilets de sauvetage. Mais ils économisent sur l'équipage: pour chaque départ, ils «offrent» le voyage à une dizaine de jeunes désireux de tenter l'aventure qui connaissent la mer. Ces jeunes sont censés se relayer toutes les deux heures à la barre et comme capitaine.»

Le baron de l'émigration clandestine n'a toujours pas été jugé. Il se trouve en détention préventive dans la grande prison de Saint-Louis, un peu à l'écart du centre touristique. «Il y a plein de piroguiers là-dedans!» glisse un vendeur de masques rencontré devant la bâtisse jaune. Même si le président Abdoulaye Wade déclare vouloir des peines exemplaires contre les passeurs et trafiquants et même si le commissaire est fier de cette affaire qui, selon ses propres dires, a «pris une dimension extraordinaire», Djibril Camara ne se fait pas trop d'illusions concernant Baye Seck: «Sa famille est très influente. Elle fait pression sur la justice.» L'avocat du passeur a déjà demandé l'annulation de l'enquête préliminaire, jugeant que l'écoute des portables constituait une «violation du secret de la correspondance.»

Et si Baye Seck est momentanément hors d'état de nuire, d'autres se chargeront de gagner à sa place des gros sous en préparant des «pirogues de la mort». Djibril Camara: «Les moyens manquent aux forces de police pour lutter avec efficacité contre ce phénomène. Ici, nous devrions par exemple surveiller en permanence 25 kilomètres de côtes. Ce qui est tout à fait impossible.»

• «Ils partent parce qu'ils n'ont pas d'autre solution»

Boubacar habite Guet N'Dar, le village de pêcheurs de Baye Seck, qu'un bras du fleuve Sénégal sépare de l'île de Saint-Louis. On le parcourt ensemble. Des ailerons de requin sèchent au soleil. Le cadavre puant d'une chèvre aussi.

Boubacar, lunettes noires vissées sur le crâne et look plutôt «petit frimeur», défend ceux qui partent: «S'ils s'en vont, c'est parce qu'ils n'ont pas d'autre solution et tant pis s'ils déchantent ensuite en constatant que l'Europe n'est pas le paradis. Ils veulent surtout quitter l'enfer sénégalais. Ici, le Vieux [le président Abdoulaye Wade, ndl r] ne fait rien pour les jeunes. Il y a beaucoup de chômage. Et le fossé entre riches et pauvres s'agrandit toujours plus.»

Et puis, il y a aussi ceux qui réussissent la traversée et qui appellent leurs amis depuis les Canaries. «Tu passes d'abord 40 jours en prison et, si tu ne dis rien, si tu ne dis pas d'où tu viens, tu es ensuite libre!» leur disent-ils généralement. «Ça a l'air facile, hein?» lance Boubacar, les yeux rivés sur les fesses rebondies d'une jolie jeune fille avec un panier de crevettes sur la tête.

Au Sénégal, les passeurs sont très souvent des pêcheurs dans le désarroi total à cause de la pénurie de poissons. Les poissons partent en cette période se reproduire au large de la Mauritanie, et les Sénégalais qui s'y rendent n'ont théoriquement pas le droit de les ramener au pays. «Et nous ne voulons pas travailler pour les Mauritaniens. Ils nous traitent comme des esclaves!» lâche Boubacar sans mâcher ses mots. Les candidats au départ sont, eux, souvent des gens qui n'y connaissent rien à la mer. Et plutôt de jeunes hommes entre 20 et 30 ans. Comme Ibrahim.

Ibrahim remonte sa canne à pêche, enlève l'hameçon coincé dans la gorge de son tiof (un capitaine) et lance: «J'ai sacrément envie d'y aller. J'ai un frère qui est déjà en France parce qu'il a épousé une Blanche. Moi, je suis plombier: je trouverai bien une place là-bas, non? Vous êtes tous riches en Europe, n'est-ce pas? On le voit bien à la télé.» Y aller? En pirogue ou à pied, en passant par la Mauritanie et le Maroc? Boubacar avoue ne pas vraiment y avoir réfléchi. «Je préfère l'avion, c'est moins cher et on ne se fait pas arnaquer au passage par les passeurs. Mais comment faire sans visa...»

Saint-Louis n'est de loin pas la seule ville sénégalaise d'où des jeunes embarquent dans des pirogues après s'être financièrement saignés. Les départs se font aussi beaucoup des faubourgs de la capitale, comme à Thiaroye où des gilets de sauvetage déchiquetés ont récemment été découverts sur la plage. Mais aussi plus bas, sur la «petite côte», près de Mbour, Djifer. Ou Joal.

• «Regardez les lumières des grands hôtels! Bienvenus en Europe!»

A Joal justement, le port est, en cette fin de journée, en pleine effervescence. Les pêcheurs reviennent avec des caisses entières de poulpes, mulets, capitaines, barracudas. Et de «camemberts», ces gros crustacés peu ragoûtants qui, une fois séchés au soleil et coupés en lamelles, donnent de la saveur aux sauces. C'est depuis Joal qu'un drame s'est noué il y a quelques mois, rappelle Barthélémy: une pirogue partie de ce port avec plus de 100 clandestins à son bord a été retrouvée plusieurs semaines plus tard... au large du Brésil. «Ils se sont perdus. Ils étaient tous morts quand les gardes-côtes les ont repêchés.»

Barthélémy, décidément loquace, raconte une autre histoire. Tout aussi terrible. «J'ai un ami qui a tenté le coup. Le passeur les a fait naviguer pendant trois jours et trois nuits – durée possible pour rejoindre les Canaries, si tout va bien – puis leur a montré la côte. «C'est là! Regardez les lumières des grands hôtels!» leur a-t-il dit. «Bienvenus en Europe!»

Barthélémy ne peut s'empêcher de sourire. «Surexcités malgré leur fatigue, les passagers ont rejoint la côte, contents de toucher terre. Mais ils se sont rapidement étonnés de voir autant de Sénégalais», souligne-t-il en mimant la scène, les yeux exorbités, devant un attroupement de pêcheurs. «Ils ont fini par comprendre: le passeur les a bernés. Il les a en fait emmenés à la station balnéaire de Sali-Portugal, avec ses boîtes, ses lumières, ses touristes... La ville ne se trouve qu'à quelques kilomètres de Joal.» Bien sûr, le passeur en question s'est rapidement fait la malle, les poches pleines d'argent. Et les passagers? Barthélemy rit un peu moins: «Mon pote vit très mal cette histoire. Il a perdu beaucoup d'argent. Mais, surtout, il est devenu la honte de sa famille.»

Valérie de Graffenried, de retour du Sénégal - Lundi 4 septembre 2006



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