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Bassirou DIENG, professeur de Lettres à l'Ucad : ‘Jamais l'étudiant n'a été aussi poreux à l'appel des politiques'

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Bassirou DIENG, professeur de Lettres à l'Ucad : ‘Jamais l'étudiant n'a été aussi poreux à l'appel des politiques'

Avec un effectif de 27 mille étudiants pour 150 enseignants, la mission est pratiquement impossible pour les professeurs à la Faculté de Lettres. L’aveu est du Pr. Bassirou Dieng. Dans la seconde partie de l’entretien qu’il nous a accordé, le responsable de la Mention du Master sur les Migrations internationales et relations interculturelles, lève le voile sur cette Faculté qui accueille plus de la moitié des pensionnaires de l’Ucad.

Wal Fadjri : Avec le lancement de ce Master, peut-on parler d’un premier pas de l’Université de Dakar vers la privatisation ?

Pr. Bassirou DIENG : Non, absolument pas. Il a toujours existé des enseignements payants. L’une des missions de l’université, c’est ‘l’enseignement pour tous tout au long de la vie’. L’université doit être un centre d’éducation pour tous, chargé de l’actualisation des connaissances et du perfectionnement des populations. L’université propose ici des réponses concrètes à un phénomène social, culturel, politique et économique d’une grande ampleur. Et c’est cela l’université moderne. C’est aussi l’intérêt de la réforme Lmd. Le Master sort des sentiers battus et ouvre de nouvelles filières fondées sur la polyvalence. Il ne s’agit plus simplement d’apprendre à apprendre, mais apprendre à faire, apprendre à communiquer, apprendre à entreprendre.

Wal Fadjri : Pensez-vous, au niveau de la Faculté de Lettres, créer des modules parallèles pour décongestionner les différents départements ?

Pr. Bassirou DIENG : La réforme Lmd pourrait être une voie pour la modernisation de l’université. Mais la réforme va aussi multiplier par dix certains problèmes que rencontre actuellement l’université de Dakar. Je vous donne une indication : le Master regroupe l’ancien Certificat de Maîtrise (Cm) et l’ancien Diplôme d’études approfondies (Dea). Le Cm, à la Faculté de Lettres, de manière générale, couvre une centaine d’heures par an, le Dea de même. La particularité de la réforme Lmd, c’est que de la première année de faculté à la deuxième année de Master (5e année), c’est rigoureusement le même nombre d’heures. Une année d’enseignements, c’est 600 heures présentielles. Ainsi, pour ces deux années, pour chaque Master, nous allons passer de 200 à 1200 heures. Un Master, c’est 1000 heures de plus. Pour plus d’informations, on peut contacter le secrétariat du Master au 33-825-40-01 ou par courriel ([email protected]).

Un problème d’infrastructures et de personnel se pose. Un rapide calcul montre qu’il faudrait 50 assistants, à raison de 08 heures par semaine, pour résorber une partie des enseignements nouveaux qui vont se développer, sans parler du problème des salles. La Faculté de Lettres est pratiquement à terre aujourd’hui, il faut le reconnaître. Cette Faculté accueille la moitié des étudiants de l’université de Dakar et ne compte que 150 enseignants et une vingtaine de salles. Je vous donne des éléments de comparaison : la Faculté de Médecine, (avec les derniers chiffres sortis autour des années 2005), comptait quatre mille étudiants pour 300 enseignants. Faites le quota. A la Faculté de Lettres, on a 27 mille étudiants pour 150 enseignants. C’est pratiquement une mission impossible. Nous enseignants, n’avons même plus la possibilité d’innover. Quand vous êtes dans un amphithéâtre et que vous voyez que la moitié des étudiants sont hors de la salle, suivant un cours à travers les trous des fenêtres, c’est désolant (…). Comment peut-on, au niveau de la licence, avec des examens très pointus, être dehors pour suivre un cours ? Nous touchons ici les limites d’un système.

Wal Fadjri : Quelles sont les normes, dans ce cadre, de l’université moderne ?

Pr. Bassirou DIENG : Vous savez que dans toutes les universités du monde, un groupe de Travaux dirigés (Td) ne doit pas excéder 35 étudiants. A la Faculté de Lettres de l’université de Dakar, on ne peut pas faire de Td à moins 200 ou 300 étudiants. Ce sont des cours plus que des Td, sans parler du campus social. Il y a, à peine une vingtaine d’années, il y avait tout au plus deux étudiants dans les chambres. Dès que vous entriez en troisième année, vous aviez droit à une chambre individuelle. C’était une promotion stimulante pour se lancer dans la recherche.

Wal Fadjri : Quelle est la posture de l’étudiant dans cet espace universitaire aujourd’hui ?

Pr. Bassirou DIENG : Comment voulez-vous qu’un étudiant qui cohabite avec sept ou huit autres camarades dans une pièce, je ne sais de combien de m2, puisse travailler de manière satisfaisante ? Les étudiants vivent dans l’angoisse. Ils sont stressés 24 h sur 24. Ils sont confrontés à des problèmes de déplacement à Dakar, à des déficits en termes de documentation, etc., de telle sorte qu’il faudrait prendre des mesures radicales, délocaliser certaines structures, créer d’autres universités à Dakar comme on l’a fait en France, à un moment donné. Mais on ne peut pas continuer à vouloir recevoir tout le monde à l’Ucad.

Un autre aspect à souligner : vous savez que depuis les états généraux, on avait dit clairement qu’aucun pays au monde ne pourrait orienter tous ses bacheliers vers l’enseignement supérieur. Ce n’est pas possible. Nous n’avons pas besoin, tous, d’être des docteurs ou des ingénieurs. Il y a d’autres métiers qui sont aussi utiles et importants pour le développement. L’enseignement technique et professionnel doit créer les conditions d’une réorientation de l’essentiel de nos élèves vers d’autres filières. Nous avons le devoir d’accueillir celui qui a le Bac. On ne peut pas voir des parents qui ont tout sacrifié pour voir leurs enfants arriver au baccalauréat et leur dire, après avoir obtenu un diplôme aussi important, qu’il n’y a pas de place. Nous devons développer d’autres offres de carrière pour les jeunes.

Wal Fadjri : Des solutions ?

Pr. Bassirou DIENG : Le gros problème de nos sociétés, c’est l’absence de prospectives. N’importe quelle étude de population aurait montré que dans 10 ou 15 ans, voilà ce que sera la population universitaire, scolaire, etc. Voilà les besoins en structures d’accueil et en enseignants. On a le sentiment qu’on bouche des trous, on règle les problèmes au cas par cas. Comment peut-on comprendre que chaque mois avant qu’on ne paye des bourses, il faut qu’on casse des bus ? (…)

Ce qui s’est passé tout dernièrement à la Faculté des Lettres est lié à cette angoisse que vivent les étudiants, sans parler maintenant de la pression du politique. Jamais l’étudiant n’a été aussi poreux à l’appel des groupes politiques. Pour la simple raison qu’il se dit que le diplôme le plus important, avec la plus haute mention, ne conduit à rien. Au bout, il n’y aura que la rue. Alors que si je collabore avec le groupe qui arrive au pouvoir, il y aura nécessairement à manger et à boire. Et quand on voit des étudiants, qui n’ont même pas terminé leur cursus, nommés ministre, députés ou autres, les étudiants se disent que la magie l’emporte sur la science. Quand des groupes d’étudiants habillent leurs camarades avec près de 3000 tee-shirts, alors que certains d’entre eux ne peuvent pas prendre deux repas, l’on se demande d’où vient cet argent ?

Wal Fadjri : Que dire aux politiques ?

Pr. Bassirou DIENG : Il convient de prendre nos responsabilités pour dire aux hommes politiques qu’il s’agit de nos enfants et de leur avenir. Que recruter coûte que coûte des leaders à l’université, avoir un groupe dominant dans les rapports de force, etc., ce n’est pas nécessairement le meilleur moyen de renforcer un parti politique et gagner une bataille électorale. Tout groupe au pouvoir, qui arrive à donner les réponses adéquates pour la formation et pour l’emploi, aura nécessairement le suffrage des Sénégalais qui sont des gens qui réfléchissent. A force de jouer sur l’angoisse extrême, les pénuries de tous ordres, nous ne faisons qu’alimenter une sorte de monstre qui est là et qui dort. La population estudiantine à une réceptivité particulière. Elle vient de sortir du cocon familial et n’est pas encore entrée dans le monde du travail, avec ses contraintes et ses intérêts. Par ailleurs, la population actuelle est celle des ajustements structurels. L’on dit des étudiants qui ont porté Mai 68 qu’ils étaient en ‘sous emploi émotionnel’, sans perspective dans une société de consommation, après des parents héros de la guerre et de la reconstruction ; l’on peut dire de nos étudiants qu’ils sont en ‘sous emploi idéologique’. L’on entend ici le cri de Nietzsche : ‘Mon Dieu je suis fatigué de tout ce qui est insuffisant’. Cette génération n’a aucun des repères de celle de la période du Panafricanisme qui a produit les bâtisseurs de l’Afrique moderne.

On ne peut pas régler les problèmes d’un pays en jetant de l’argent facile à des jeunes. Ce n’est pas une réponse. Il faut qu’on les forme à des valeurs. Toutes les grandes générations de l’université de Dakar et d’ailleurs ont mené les batailles pour l’indépendance et pour le Panafricanisme. Ce sont eux qui dirigent, aujourd’hui, les partis politiques. A l’université, on ne parlait que idéologie et débats d’idées. Mais aujourd’hui, cela s’est réduit à capturer de l’argent. La stratégie, c’est comment manipuler le politique pour capturer le maximum d’argent. On parle de perte de valeurs, mais c’est dans l’espace universitaire que l’on peut mesurer la régression que nous vivons au plan des valeurs dans ce pays. Un étudiant est prêt à tout pour exploiter un autre étudiant. Le raisonnement est simple : ‘Vous me payez ceci et je vous donnerai la possibilité d’occuper un m2 dans ma chambre, etc. Je suis prêt à prendre un sabre pour faire passer mon groupe parce que si je deviens leader, les politiques me feront la cour’.

Quand les étudiants réagissent de cette manière, pensent le monde de cette manière, nous avons le sentiment, quelque part, que nous avons, nous-mêmes, raté notre mission de formation. Parce qu’il ne s’agit pas tout simplement de transmission de savoir. Mais aussi d’inculquer à ces jeunes les valeurs qui gouvernent notre société et légitiment même l’ordre social. En termes d’institutions politiques, aucun pays au monde ne peut progresser si les acteurs et toutes les générations n’adhèrent pas à ce que l’on appelle ‘des valeurs centrales’. Ces dernières correspondent à l’ethos et au génie d’un peuple. Ce sont aussi les valeurs structurantes qui organisent l’ensemble des valeurs dans un système donné.

Wal Fadjri : En plus de l’influence du politique dans le milieu universitaire, il y a également le religieux avec toutes ses conséquences. Quelle lecture en faites-vous ?

Pr. Bassirou DIENG : En ce qui concerne la question de la religion, je la pense différemment. On peut penser que c’est un problème si l’on se dit que l’université est laïque. Parce que nous avons hérité (cette université) de l’université française. Mais, dès que nous sortons du modèle français, nous nous rendons compte que la religion est partout présente dans le système américain et dans le système anglo-saxon de manière générale. (…) Nous avons effectué une étude sur les Dahiras mourides, on s’est rendu compte qu’ils sont créés autour des années 45, quand le mouridisme a quitté le monde rural pour l’espace urbain, prenant ainsi le relais du Daara. Les Dahiras ont été des structures d’encadrement. Mais quand, à partir des années 70, ils ont été implantés en France, aux Etats-Unis et un peu partout, on s’est rendu également compte que beaucoup de jeunes, qui s’adonnaient à l’alcool, à la drogue, qui étaient pratiquement en rupture avec leur société, ont été récupérés grâce à l’action des Dahiras. Et ils sont revenus à des valeurs essentielles. (…) Il peut y avoir des frictions entre des groupes religieux, ceci n’est pas exclu. Mais la religion produit des structures de contrôle et d’encadrement face aux dérives de tous ordres (l’alcool, la drogue, etc.) ; les valeurs morales, de ce point de vue, comme la religion, jouent un rôle important. Le seul problème est de savoir maintenant si le fait de les laisser se développer d’une manière anarchique ne pourrait pas conduire, un jour, à des confrontations. Mais, si l’on se dit que l’université n’est qu’une sorte de concentré de la société sénégalaise, l’on peut bien s’attendre à une cohabitation pacifique de toutes les religions et de toutes les confréries dans ce pays. Et le fait de transplanter ce modèle à l’université ne devrait pas poser de problème. Parce que c’est la société qui alimente l’université par ses tensions et par ses demandes. *(Fin)

Propos recueillis par Joseph DIEDHIOU & Mbagnick NGOM



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