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Djibril DIAKHATE (Sociologue) : ‘ Avec l’enrôlement des filles, on risque d’avoir une armée à deux vitesses ’

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Djibril DIAKHATE (Sociologue) : ‘ Avec l’enrôlement des filles, on risque d’avoir une armée à deux vitesses ’

Le fait d’enrôler des filles dans l’armée est une menace grave pour cette institution qui s’est toujours illustrée par son harmonie et sa cohésion. Telle est la conviction du sociologue Djibril Diakhaté qui craint que l’enrôlement des filles dans l’armée ne désagrège cette institution. Entretien.

Wal Fadjri : Comment appréciez-vous l’enrôlement des filles dans l’armée ?

Djibril Diakhaté : Depuis des années, le Sénégal s’est engagé, de façon résolue, dans une politique d’équilibre des relations entre les genres. Ainsi, au niveau institutionnel, c’est-à-dire au plus haut sommet de l’appareil d’Etat, on a mis en place des dispositions de nature à résorber le gap qui a, jusqu’ici, existé entre les genres. Si bien que, progressivement, il a été question pour l’autorité de faire en sorte que les femmes soient présentes dans les instances significatives de prise de décision. Au départ, c’était au niveau du gouvernement. Puis, progressivement, leur nombre a relativement évolué au niveau de la représentation nationale, en particulier à l’Assemblée nationale et, dernièrement, au Sénat où elles occupent une position numérique stratégique. D’ailleurs, le président de la République a déclaré, tout récemment, qu’il allait confier la direction d’une institution importante à une femme. Tout cela veut dire qu’il y a eu, depuis quelques années, d’importants pas qui ont été posés et qui sont de nature à renforcer la place de la femme, son statut, au niveau des instances de décisions. Toutefois, on est en train de régler le problème à partir du haut et non à partir du bas. Et c’est là où le bât va blesser. En réalité, ce qu’il fallait faire, c’était commencer par la base.

Wal Fadjri : Comment ?

Djibril Diakhaté : En permettant un accès beaucoup plus conséquent des filles à l’Ecole. En effet, malgré les efforts qui ont été faits ces dernières années, la scolarisation des filles se heurte encore à des difficultés, surtout dans les zones rurales où il existe encore des représentations qui les confinent exclusivement aux travaux domestiques. Des conceptions qui les installent sous le diktat des hommes. Dans ces milieux, l’école est pratiquement faite pour les garçons tandis que les filles doivent s’occuper des travaux de la maison. Ici, on se fonde sur des représentations socio-culturelles et une interprétation des écritures saintes qui sont de nature à développer des pratiques discriminatoires et vexatoires contre les femmes. C’est contre cela qu’il fallait commencer à lutter pour qu’il y ait une présence de qualité durable des filles dans les structures scolaires et dans tous les ordres d’enseignement. Le second élément consiste à renforcer la capacité de production des femmes. Parce qu’en réalité, nous sommes dans une société qui devient de plus en plus matérialiste. Une société matérialiste pilotée par un esprit capitaliste et libéral. Une société dans laquelle l’avoir l’emporte sur l’être. Autrement dit, ce qui fait le statut de l’individu dans le groupe, ce ne sont pas les valeurs auxquelles il est attaché, mais c’est essentiellement l’avoir auquel il a pu accéder. L’action sociale se mobilise aujourd’hui autour du contrôle des ressources qui ouvre la porte à l’accès au pouvoir. Sous ce rapport, il serait bon de faire en sorte que les femmes aient accès à la propriété foncière. De même, qu’elles aient accès à la production industrielle afin qu’elles soient de véritables entrepreneuses. Ce qui peut leur donner une assise économique et matérielle consistante pouvant les propulser à un poste de commande. L’autre travail à faire consiste à revoir des interprétations et une certaine rupture des écritures saintes. L’interprétation et la rupture des écritures saintes sont de nature à développer le patriarcat, à concevoir le pouvoir sous sa forme agnatique. C’est-à-dire sous sa forme essentiellement réservée aux hommes. Par conséquent, les femmes sont totalement exclues au pouvoir et il y a un travail à faire à ce niveau. Au finish, on va assister à une situation où vous allez avoir un nombre important de femmes mal formées, inaccessibles à certaines informations et à l’appareil de production. Et de l’autre côté, l’on va avoir une minorité de femmes qui vont s’installer à l’Assemblée nationale, être cooptées au gouvernement et qui, de façon inacceptable, prétendent parler au nom de cette majorité que dans une large mesure elles méconnaissent. Il serait plus opportun de renverser la tendance en retournant à la base pour faire un véritable travail qui sied.

‘Il y a eu un déficit réel de préparation des acteurs que constituent les soldats, mais également de la société. D’où le nombre de récriminations qui ont fusé, de partout, lors du recrutement des filles’.

Wal Fadjri : Qu’en est-il de l’enrôlement des filles dans l’armée ?

Djibril Diakhaté : L’enrôlement des filles dans l’armée est un autre maillon de la chaîne. La première lecture qu’on en fait, c’est qu’il y a des verrous qui constituaient jusqu’ici des espaces de résistance. Des espaces totalement réservés aux hommes. Parmi ces verrous, il y a essentiellement l’armée. A la limite, on avait toujours considéré que l’armée est la chasse gardée des hommes. Et que, dans tous les cas, les femmes ne pouvaient accéder à ce milieu. D’ailleurs, il faut remarquer qu’au niveau de l’armée, les gens ont tendance à développer la représentation selon laquelle seuls les hommes suffisamment aguerris, forts et courageux peuvent y aller. Par conséquent, on en est arrivé à créer une sorte de dualité entre ceux que, trivialement, on appelle les militaires et les civils. Une façon de dire que les militaires sont des gens courageux, rudes, aguerris, etc., des patriotes prêts à payer de leur vie pour défendre la patrie. ‘On nous tue, mais on ne nous déshonore pas’, telle est d’ailleurs la devise de l’armée. Or, lorsque les femmes accèdent à ce bastion exclusivement réservé aux hommes, c’est une certaine façon de désacraliser la fonction militaire, de montrer ensuite que l’armée n’est pas seulement réservée aux hommes, qu’il y a la possibilité pour les femmes d’y accéder. Et c’est une certaine façon de dire que si on passe par ce chemin, ce serait un raccourci pour régler, de façon définitive, les différences entretenues entre les hommes et les femmes. Ça veut dire que, si les femmes arrivent à être enrôlées dans l’armée, il ne sera plus possible de dire qu’elles sont différentes des hommes. Seulement, il y a eu un déficit réel de préparation des acteurs que constituent les soldats, mais également de la société. D’où le nombre de récriminations qui ont fusé, de partout, lors du recrutement des filles. On a notamment parlé d’intimidation, de magouille, de pression et de harcèlement sexuel exercés par ceux-là qui étaient chargés de faire le recrutement. Tout cela veut dire que l’enrôlement des filles a été insuffisamment préparé.

Wal Fadjri : Que fallait-il faire alors pour éviter ces couacs ?

Djibril Diakhaté : On pouvait aller progressivement dans l’incorporation de ces femmes dans l’armée. En préparant les femmes, la société et même les soldats en vue de faciliter leur compagnonnage avec les filles. En fait, tout le monde a été très mal préparé. C’est une décision qui a été prise sans pour autant faire l’objet, au préalable, d’un travail de préparation, de concertation, de dialogue et de partage avec les principaux concernés. Il va falloir s’attendre à des greffes qui ne prennent pas. Cela veut dire que les femmes vont être soldates. Elles vont, par conséquent, être dans l’armée. Mais elles vont continuer à être regardées d’un œil inférieur. On risque d’arriver à une situation où on aura une armée à deux vitesses. Une vitesse supérieure et orthodoxe qui appartiendrait aux hommes et aux hommes seulement et une vitesse inférieure, accessoire, marginale à la limite, dans laquelle seront parquées les femmes. Autrement dit, on risque d’avoir des femmes qui vont s’occuper des travaux accessoires de bureau, alors que, de l’autre côté, les hommes vont continuer à occuper les sièges centraux au niveau de la structure militaire. L’enrôlement des filles est une décision qui va introduire une rupture brutale. Parce qu’elle n’a pas été suffisamment intégrée dans la représentation des uns et des autres. Sous ce rapport, on a l’impression que les généraux, les officiers…, ont été surpris par cette décision. Il va y avoir, forcément, une greffe qui va mal prendre. Puisque le compagnonnage avec les femmes risque d’être très heurté. Comme cela a déjà commencé avec un certain nombre de signes avant-coureurs qui se sont annoncés dès la phase de recrutement. Ceci va aussi être le cas pendant la phase de formation. De même qu’il faudra s’attendre à ce qu’il y ait les mêmes problèmes au niveau de la phase d’opérationnalisation. Lorsque ces filles auront fini leur formation, on risque d’assister, en effet, à une armée avec deux visages différents. Un visage masculinisé et un autre féminisé.

Wal Fadjri : Est-ce à dire que la co-habitation est impossible entre les deux genres dans l’armée ?

Djibril Diakhaté : Dans l’armée, le soldat qui a un comportement non agressif, non courageux est assimilé à une femme. Or, il se trouve que, désormais, cette femme est introduite à l’intérieur de l’armée. Ceci veut dire, que même les paradigmes qui étaient utilisés pour juger le soldat valeureux, chevaleresque…, vont s’écrouler. Par conséquent, il ne sera plus possible de dire à un jeune soldat qu’il n’est pas suffisamment courageux et agressif. Il n’est plus possible de dire à ce soldat qu’il est comme une femme. Parce que cette femme fait partie d’eux. Même les représentations langagières vont être totalement remises en question. On va assister à une situation de perte de repères. Parce que ce qui fait fonctionner la communauté, c’est d’abord et avant tout, les pratiques langagières. Toute communauté se fixe et se fonde sur la base d’un langage. Il se trouve que les constituants du langage militaire vont être complètement ébranlés par l’arrivée de ces filles. Cela veut dire, qu’autant on peut dire qu’un problème de démocratie, de justice a été réglé, autant, en réglant ce problème, on a mis en place une autre difficulté. Ensuite, il est noté qu’au niveau des corps paramilitaires, notamment la police où les femmes siègent, il y a un fort taux d’absentéisme dû aux congés de maternité. De même que des formes de relations, quelquefois coupables, sont notées entre l’autorité et ses agents subalternes. Est-ce qu’on ne risque pas d’aller vers une situation de ce genre dans l’armée ? Encore que ça va être beaucoup plus catastrophique. Que va-t-il se passer si on constate que la subalterne a des relations coupables avec son chef dans une armée caractérisée par sa rigueur, son caractère vertical des relations entre les chefs et les subalternes ? Le commandement va-t-il continuer à avoir la même efficacité ? Des questions qu’on ne s’est pas posées au préalable en prenant la décision. Parce que, par cet enrôlement des filles, on a plus cherché à satisfaire les exigences de certains bailleurs qui posent comme conditionnalité l’insertion des femmes à toutes les instances de décision, pour accéder au financement des projets.

‘Que va-t-il se passer si on constate que la subalterne a des relations coupables avec son chef dans une armée caractérisée par sa rigueur, son caractère vertical des relations entre les chefs et les subalternes ? Le commandement va-t-il continuer à avoir la même efficacité ?’

Wal Fadjri : A vous suivre, il y a plus d’inconvénients que d’avantages à enrôler les filles dans l’armée ?

Djibril Diakhaté : Parce qu’à l’état actuel des choses, il y a eu une précipitation. Il est clair que, quand une décision est prise comme ça, elle se heurte toujours, dans son application, à des écueils qui sont de nature à soulever des conflits et à destructurer les équilibres jusqu’ici établis. Par conséquent, on va assister à une situation de déséquilibre induite par une décision qui n’a pas été suffisamment documentée. Ainsi, même si cette décision est bonne et progressiste, elle va se heurter à des difficultés au cours de son application. C’est pourquoi il faut en appeler, encore une fois, à une préparation suffisante des décisions qui sont prises au plus haut sommet de l’Etat. L’Etat doit toujours développer ce rapport horizontal avec les gouvernés en tenant compte de leurs préoccupations et de leurs représentations, afin de travailler dans le sens d’être en adéquation avec les attentes des populations qu’il administre. Pour le cas de cette féminisation, on se rend compte qu’il y a un très grand décalage entre les représentations des populations, les logiques des acteurs concernés, c’est-à-dire les militaires eux-mêmes, et la décision de l’Etat. On risque d’assister, par conséquent, à une sorte de fossé entre deux groupes à l’intérieur d’une même grande armée. Un groupe féminin et un groupe masculin. On risque même d’avoir un groupe médian. Ainsi, vous allez avoir, d’un côté, des soldats hommes considérés comme des rigoureux, des braves et ils vont constituer un extrême. Les femmes, quant à elles, vont constituer l’autre extrême. Et entre les deux, on pourrait retrouver des garçons qui ont été jugés non rigoureux, non agressifs… et qui seront classés dans la catégorie des femmes, leur créant ainsi un problème d’identité. Ils vont être frustrés d’être considérés comme tel. Et cette frustration est de nature à provoquer des conflits à l’intérieur de l’armée qui a toujours eu un équilibre relatif. C’est une menace très grave qui va planer à l’intérieur de cette institution. Ainsi, d’une grande muette, l’armée deviendra une grande prolixe.



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