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Emigration clandestine : Thiaroye-sur-Mer, embarcadère pour l'enfer

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Emigration clandestine : Thiaroye-sur-Mer, embarcadère pour l'enfer

Ils étaient pêcheurs, ils sont devenus passeurs et leurs pirogues désormais transportent les candidats à l’exil, au péril de leur vie. Sur place, des rescapés s’organisent pour que cessent ces voyages trop souvent sans retour.  

« Quoi? Le ministre français de l’Immigration est au Sénégal et il ne vient pas nous voir? » demande le jeune Ousmane, en apprenant qu’Éric Besson est en tournée dans la capitale sénégalaise. Pourtant, à Thiaroye-sur-Mer, banlieue de Dakar de 50000 habitants, l’émigration clandestine est au cœur de toutes les conversations. Plus connu pour le nombre de ses disparus en mer que pour la fraîcheur de son poisson, Thiaroye n’a plus grand-chose du village de pêcheurs d’antan. En cette chaude matinée, les pirogues bariolées dorment par dizaines sur le sable de la plage. Quelques pêcheurs reprisent de vieux filets, sans grand espoir de rapporter du poisson. Depuis l’arrivée de grands chalutiers italiens, grecs ou espagnols qui pratiquent au large une pêche industrielle, l’activité principale du village s’est réduite. « Il n’y a plus de poisson, explique Babacar, un pêcheur de 50 ans. Et, même quand on en trouve, ça ne rapporte plus autant qu’avant. » Aujourd’hui, quand les pirogues prennent la mer, elles le font en pleine nuit, chargées d’une centaine de passagers, direction les Canaries. Dans l’ombre d’une ruelle, entre des baraquements, S., un élégant jeune homme en costume kaki et lunettes de soleil, a installé une table, bureau improvisé où il enregistre les candidats au départ et, surtout, où il encaisse le prix de leur passage: « 500 000 F CFA par personne [environ 750 euros], explique-t-il fière­ment. C’est beaucoup plus que ne pourra jamais rapporter la pêche », ajoute-t-il. Ses clients sont nombreux et ceux qui peuvent témoigner racontent tous la même histoire. « J’ai pris une pirogue il y a deux ans », dit El Hadj. À 32 ans, ce père de deux enfants n’a pas les moyens de les faire vivre. « On était très nombreux sur le bateau et j’ai cru plusieurs fois qu’on allait mourir. On a réussi à atteindre les Canaries, mais j’ai été expulsé et je suis revenu ici. » Les jeunes, les femmes mais aussi les plus vieux rêvent de trouver ailleurs de quoi subsister. « Même moi, à 53 ans, si je le pouvais, je serais parti », avoue Omar.

Mobiliser les mères

Investi par les passeurs, Thiaroye est devenu en moins d’une décennie l’un des principaux points de départ du Sénégal et attire de ce fait des candidats de toute l’Afrique de l’Ouest. Mohammed est malien et vit à Thiaroye. Trois fois, il a essayé de rejoindre les îles espagnoles, sans succès. Quand on lui demande pourquoi il ne rentre pas chez lui, il répond, mélancolique: « Tout ce que j’avais, je l’ai investi dans les départs. Aujourd’hui, je n’ai pas les moyens de rentrer. » L’Espagne, encore une fois en première ligne, a envoyé des gardes-côtes pour épauler ses homologues sénégalais et renforcer les contrôles. Mais les hélicoptères et les bateaux n’y font rien. « Pour une pirogue qu’ils attrapent, il y en a quinze qui passent », affirme El Hadj en riant. Pour les mères de victimes, qui ont monté un collectif, ce n’est pas le contrôle mais la prévention et le dialogue qui permettront de mettre un terme au drame de l’émigration clandestine. « Il est très important de mobiliser les mères car, dans la grande majorité des cas, ce sont elles qui financent et poussent à la traversée. Ce sont elles qui vont voir le marabout et même parfois le passeur », explique Yayi Bayam Diouf, présidente du collectif de lutte contre l’émigration clandestine, qui a perdu son fils unique en mer. Il suffit de se rendre devant le bureau de Western Union pour comprendre que Thiaroye vit en grande partie grâce aux transferts d’argent des migrants. Des dizaines de femmes attendent devant les guichets pour récupérer ce qu’envoient les fils ou les maris. L’Europe, de plus en plus difficile d’accès, n’en reste pas moins un eldorado pour ces familles. C’est précisément ce mythe que Yayi s’échine à détruire. Partout où elle va, elle raconte que c’est un voyage en Europe qui l’a convaincue de créer ce collectif. Elle y a rencontré des sans-papiers sénégalais et les a vus vivre dans des conditions déplorables. « Ici, on vit dans la misère et c’est très dur. Mais au moins personne ne dort dans la rue, dans la solitude et le froid », répète-t-elle. Dans les mosquées, les imams se sont joints à cette campagne de sensibilisation et font régulièrement des prêches pour dissuader les jeunes de tenter leur chance en mer. Quand on parle d’émigration dans le village, les visages se voilent et l’idéalisme d’autrefois a fait place à la colère et au désespoir. Chacun garde encore à l’esprit le souvenir des dizaines de cadavres de jeunes hommes venus s’échouer sur la plage. Cela n’empêchera pas pour autant El Hadj de retenter sa chance. « J’ai tout essayé mais je n’ai rien à donner à mes enfants. Personne ne meurt deux fois », dit-il avec fatalisme. Mamadou aussi aimerait trouver un travail en Europe, mais il entend obtenir son visa dans les règles. Tenter sa chance en pirogue ? Jamais. « Je laisse ça aux gens pas instruits », lance-t-il. Il a participé à toutes les loteries offrant des visas avant de se rendre compte que là aussi c’était le clientélisme et la corruption qui primaient. Quant à bénéficier des nouvelles règles de l’immigration de travail en France, il n’y croit pas. « L’immigration choisie, c’est serré. En tout cas, ce n’est pas pour moi, j’ai une expérience professionnelle mais je n’ai même pas le bac. » Le collectif se réjouit malgré tout d’avoir institué un véritable dialogue dans le village et d’avoir brisé le tabou qui régnait autour de l’immigration. Grâce à la solidarité, il a aussi pu aider certains clandestins revenus au village sans rien. « Quand un émigré revient, c’est un échec pour toute la famille, qui a investi une grosse somme dans le départ », raconte Yayi. Ousmane a, lui, pu ouvrir une petite boutique de téléphones portables. Plein d’optimisme, il est sûr qu’il ne reprendra pas la mer, mais sait que sa situation est exceptionnelle. « Je sais faire des choses de mes mains. Je ne suis plus dépendant de la pêche », explique-t-il.

Fatigués des discours

C’est vers les autorités sénégalaises et européennes que se porte aujourd’hui la colère. Tous se sentent abandonnés et aimeraient que des projets concrets soient lancés dans le village afin d’occuper la jeunesse. « Si j’ai de l’eau chez moi, je n’irai pas boire chez le voisin », résume Mamadou. « Les aides de l’Union européenne, on ne les a jamais vues », ajoute El Hadj, qui souhaiterait que les dépenses soient plus centrées sur le développement que sur la sécurité. « Les autorités dépensent des milliards pour acheter des bateaux et des hélicoptères et pas pour nous. » Tous sont fatigués des longs discours et des bonnes intentions et croient en l’utilité d’une politique de terrain pour mettre fin à la désespérance. « Il faut que les Européens s’assoient avec nous. Au fond, nous sommes les premiers concernés », considère Ousmane.
Yayi en est persuadée, « il y a eu un déclic dans le village. Avant c’était chacun pour soi, mais maintenant on discute, on s’entraide. La réussite, c’est d’être ensemble », se réjouit-elle. Deux membres de l’association, dont Yayi, figuraient sur la liste municipale qui a remporté le plus de suffrages lors des élections locales du 22 mars dernier: peut-être pourront-ils faire entendre au-delà de Thiaroye-sur-Mer la voix des clandestins?



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