Vendredi 29 Mars, 2024 á Dakar
Vendredi 01 Juin, 2018 +33
Societe

REPORTAGE A MBACKE KADIOR : voyage au coeur du berceau du mouridisme

Single Post
REPORTAGE A MBACKE KADIOR : voyage au coeur du berceau du mouridisme

Pour comprendre le succès du mouridisme, il faut sans doute convoquer son histoire. Celle-ci est tout aussi insaisissable en l’absence de toute référence aux péripéties mouvementées de son illustre fondateur, Cheikh Ahmadou Bamba dit Khadimou Rassoul. En effet, dans sa quête insatiable de savoir et son combat pour l’affirmation de l’Islam, Borom Touba a séjourné dans beaucoup de localités qui constituent aujourd’hui des lieux de pèlerinage et des symboles achevés d’une mission bien remplie. Mais aussi des endroits chargés de mémoire pour les générations présentes et futures. Mbacké Kadior en fait partie. C’est dans ce fameux bled que Serigne Bamba a lancé en 1883 son premier appel aux croyants, pour qu’ils viennent rejoindre la nouvelle voie (le mouridisme). Tentative de retour sur les pas d’un guide religieux peu commun et un lieu très mythique, au propre comme au figuré.

Présentation

Situé à la lisière de la région de Thiès, Mbacké Kadior fait cependant partie de la région de Louga. Il se trouve dans le département de Kébémer, dans l’arrondissement de Darou Mouhty. Cette localité de près de 3000 âmes, aux infrastructures modestes, est une communauté rurale âgée d’à peine deux ans. Elle est présentement dirigée par Abdoul Aziz Mbacké, fils de Serigne Cheikh Thierno, et compte trois quartiers : celui de Serigne Mbacké Kadior (le plus grand des trois), le quartier de Serigne Amar Fall et celui de Serigne Bara. Mbacké Kadior fut cédé à Mame Mor Anta Saly, père de Cheikh Ahmadou Bamba, par le célèbre résistant Lat Dior Ngoné Latyr Diop aux environs de 1880. Ce dernier a procédé ainsi dans l’optique de témoigner de sa reconnaissance au premier nommé pour services rendus. En effet, c’est Mame Mor Anta qui, après la conversion de Lat Dior à l’Islam, vidait les contentieux opposant ses sujets en sa qualité de Cadi, c’est-à-dire de juge en Islam. Mais hélas, cette collaboration fera long feu, car le père de Serigne Touba décèdera deux ans plus tard, c’est-à-dire en 1882, ouvrant par la même occasion une ère de mainmise totale de sa lignée sur Mbacké Kadior.

Berceau du mouridisme et lieu d’allégeance de Cheikh Ibra Fall

Après la mort de son père, Cheikh Ahmadou Bamba ne séjournera qu’un an et demi à Mbacké Kadior, de 1882 à 1883. Il mettra à profit ce séjour pour lancer son célèbre appel à ses co-religionnaires : «  Suivez la voie du mouridisme qui implique un changement total des comportements ». Selon les hagiographes mourides qui se réfèrent aux écrits de Khadimou Rassoul, c’est le Prophète Mouhamad (Psl) en personne qui est venu dans ce terroir pour demander à son Serviteur de ne pas se limiter à l’enseignement livresque, mais d’initier ses adeptes dans la voie soufie. Dans les écrits de Serigne Bassirou Mbacké, il est rapporté qu’après ce fameux appel, beaucoup de disciples ont préféré rentrer chez eux plutôt que de s’aventurer dans la nouvelle voie. N’empêche que de grands érudits ont répondu positivement. Ils constituent d’ailleurs les pionniers du mouridisme. Parmi les premiers qui ont fait acte d’allégeance à Mbacké Kadjor, on peut citer, entre autres, Serigne Adama Guèye, Serigne Massamba Diop Sam, Serigne Ibrahima Sarr Ndiagne et… Mame Cheikh Ibrahima Fall. En 1884, Serigne Touba quittera Mbacké Kadior pour rejoindre Mbacké Baol. Non loin de là, il fonda le village de Darou Salam, lieu de naissance de ses fils Serigne Moustapha Mbacké et Serigne Fallou Mbacké. Après son départ, c’est Serigne Ibrahima, plus connu sous le nom de Serigne Mbacké Kadjor, fils aîné de Mame Mor Anta Saly et oncle paternel de Serigne Touba, qui présidera le premier aux destinées de la localité. Son règne durera 25 ans, de 1883 à 1908. Mame Thierno Ibra Faty lui succédera (1908-1912) et sera remplacé à son tour par Serigne Amar Fall (1912-1936). À cet égard, on peut dire de l’année 1912 qu’elle est triplement symbolique. Car c’est l’année où Serigne Touba a personnellement dépêché son fils Serigne Bara (homonyme de l’actuel Khalife général des mourides) pour qu’il assiste et appuie Serigne Amar Fall dans sa nouvelle mission. La même année verra Borom Darou quitter Mbacké Kadior pour Darou Mouhty. Enfin, c’est en 1912 également que Serigne Touba quittera à son tour sa résidence de Thiyène Djolof pour Diourbel où il va rester jusqu’à son rappel à Dieu en 1927. Lorsque Serigne Bara a tiré sa révérence en 1936, c’est son fils aîné Serigne Modou Bara, communément appelé Mouhamed Hafiz (1936-1952), qui prendra les rênes de Mbacké Kadior. Il devient ainsi le premier des petits-fils de Bamba à inaugurer la succession au trône dans le cadre de la lignée du Khalifat de Serigne Bara. Son successeur sera Serigne Abdoul Aziz, deuxième Khalife (1952-1990). De cette date à nos jours, c’est Serigne Cheikh Maty Lèye qui règne comme troisième khalife sur Mbacké Kadior. Il est le fils de Sokhna Maty Lèye et de Serigne Bara. Il est également l’homonyme de Serigne Cheikh Awa Balla, lequel porte le nom de Serigne Cheikh Sidy Mokhtar Mbacké, frère de Khadimou Rassoul et plus connu sous le nom de Serigne Gawane. Serigne Ckeikh Maty Lèye est présentement la deuxième personnalité la plus âgée du mouridisme derrière le khalife général, Serigne Bara Fallilou.

Les trois Magals

Mbacké Kadior est certainement l’une des rares localités du Sénégal à célébrer trois magals dans une même année. Cette particularité confère une place centrale, une position privilégiée à cette communauté rurale dans le rayonnement du mouridisme. Cette localité, rappelons-le, est considérée par beaucoup de spécialistes de la confrérie mouride comme étant l’autre-mère, l’arbre à partir duquel les racines du mouridisme se sont déployées au Sénégal, dans la sous-région, en Afrique et un peu partout dans le monde. Mbacké Kadior est pour la voie tracée par Cheikh Ahmadou Bamba ce qu’est le cœur pour l’organisme. Elle est sans conteste la sève nourricière du mouridisme. Les trois magals qui s’y déroulent annuellement ont lieu aux dates suivantes : le 13 mai prochain (demain) a lieu le magal célébrant l’anniversaire de Serigne Bara. Ce magal est plus connu sous l’appellation «rakaati gamou (cadet du gamou)». Le second magal est toujours célébré le quatrième jour suivant le mois bénit du ramadan. Il est fêté pour magnifier le retour de Cheikh Ahmadou Bamba de son exil du Gabon, en 1902. En effet, le guide du mouridisme a profité de cette liberté retrouvée pour revenir (une seconde fois après 1883 et la dernière) à Mbacké Kadior afin de rendre visite à Serigne Ibrahima dit Serigne Mbacké Kadjor, à l’époque khalife de la localité. Le dernier et troisième magal est systématiquement organisé le 3e jour du mois du gamou. C’est le magal dédié à Serigne Amar Fall, du nom du khalife qui a succédé à Mame Thierno Ibra Faty en 1912… Autant de bénédictions qui ont certainement poussé Serigne Cheikh Maty Lèye Mbacké à faire de cet endroit un de ses lieux de retraite.

Dékheulé : la tombe de Lat Dior en souffrance

À la seule évocation du nom de Dékheulé, village situé dans la communauté rurale de Mbacké Kadior, tous les esprits se tournent vers le célèbre résistant Lat Dior Ngoné Latyr Diop. Ce dernier est considéré par la plupart des historiens comme le «héros national». La légende, confortée par les témoignages recueillis sur place, rapporte qu’avant de prendre la ferme décision de combattre l’envahisseur blanc, Lat Dior était allé trouver Serigne Touba dans sa résidence de Mbacké Kadior pour s’en ouvrir à lui. Le chef guerrier aurait tenu ces propos au guide religieux : « tous les rois du Cayor ont reconnu ma suprématie, ils m’ont mandaté pour combattre l’ennemi blanc (les Français). Je suis donc venu, en voisin, pour t’informer et te demander des prières afin que Dieu nous guide dans nos pas et nous assure la victoire ».  Après l’avoir écouté et remercié pour l’initiative prise attestant du profond respect de Lat Dior à son égard, Cheikh Ahmadou Bamba lui aurait suggéré sa médiation. Mais, revenant à la charge, Lat Dior lui avait gentiment signifié avec toute la considération qui sied, qu’il ne pouvait plus reculer au risque de trahir la confiance de ses pairs. Sentant que la bataille était inévitable entre Lat Dior et les Blancs, Serigne Touba s’était résolu à lui donner un habit et de l’eau bénite avec cette recommandation : « tu gagneras ton pari par la grâce de Dieu à la seule condition d’éviter l’autoglorification ». Reparti revigoré, enthousiaste, serein et confiant, Lat Dior déclenchera les hostilités avec les Français seulement quelques jours plus tard, moins d’une semaine selon les témoignages. Grâce à la bénédiction du Cheikh et conformément à sa prédiction, Lat Dior déroutera les colons à plusieurs reprises, semant l’inquiétude et la désolation dans leurs rangs. Mais le naturel revenant au galop et l’ivresse de la victoire pointant son nez, Lat Dior a versé dans l’autosatisfaction, vantant ses propres mérites et ses qualités remarquables de fin stratège auprès de ses combattants. L’irréparable venait d’être commis. La suite fut moins glorieuse avec un enchaînement de défaites qui amènera l’un des principaux lieutenants de Lat Dior, Demba War Sall, à pactiser avec les Français qui lui promettront le trône à la mort de Lat Dior. Toujours selon la légende, reprise par maints historiens, c’est ce même Demba War Sall qui portera l’estocade car ce sont ses balles qui seront fatales à Lat Dior, un certain 27 octobre 1886, mettant ainsi fin à la fameuse bataille de Dékheulé. Depuis lors, ce patelin est sorti de l’anonymat et nombreux sont les établissements scolaires voire des privés qui organisent des excursions pour aller visiter le tombeau du célèbre résistant. Sur une inscription gravée en marbre et surplombant la fameuse tombe, on peut lire : « Sur ce champ de bataille est tombé le 27 octobre 1886 Lat Dior Ngoné Latyr Diop. Hommage rendu par le Président de la République à tous les résistants sénégalais ». Sur une autre inscription située plus bas, juste au-dessus de la tête du célèbre damel du Cayor, il est écrit : « Ce monument a été inauguré le 27 octobre 1986 par son Excellence Monsieur Abdou Diouf, Président de République et Monsieur Makhily Gassama, ministre de la Culture ». Cet hommage posthume fut rendu au héros un siècle après sa mort les armes à la main. Aujourd’hui encore, le visiteur qui se rend à Dékheulé ne peut être frappé que par la modestie du monument mais surtout par son étrange solitude. En effet, le monument est complètement isolé dans ce bled. Aucune case ni hutte, encore moins une maison ou un commerce, n’est bâtie tout autour, pour rendre vivant ce lieu de mémoire. Perdu dans une vaste étendue de terre boisée de quelques arbustes, le monument est dans un état de solitude pitoyable qui risque de le plonger dans un oubli durable. Un traitement aux antipodes à la fois de la stature du résistant et de la volonté affichée des pouvoirs publics de récrire notre histoire nationale.

Le mausolée de Mame Mor Anta Saly

La localité de Dékheulé est dépourvue d’infrastructures. Ces dernières se limitent à un château d’eau, un poste de santé, une mosquée construite par feu Serigne Mourtada Mbacké et un cimetière. C’est une terre d’agriculture et d’élevage, traversée par une route latéritique et sinueuse. Mais la véritable richesse de ce patelin, c’est son célèbre et fameux cimetière qui abrite le mausolée de Mame Mor Anta Sally, père du vénéré Cheikh Ahmadou Bamba. L’originalité de ce mausolée demeure dans le fait qu’à côté de la sépulture de Mame Mor Anta Saly se trouve celle d’une personnalité tout aussi importante du mouridisme à savoir son épouse Mame Anta Ndiaye, mère de Mame Cheikh Anta Borom Gawane. Ces illustres figures reposent ensemble et reçoivent souvent, si ce n’est pas toujours, des «pèlerins» qui viennent s’incliner devant leur mémoire et solliciter des prières. C’est ce que révèle le vieux de Mame Thierno Guèye, bâton toujours en bandoulière et portant assez bien ses 80 ans, qui veille sur le mausolée. D’une disponibilité constante, le vieux Thierno, certainement bonifié par des années d’expérience, maîtrise parfaitement l’histoire de Mame Mor Anta Saly et de Mame Anta Ndiaye. Histoire avec laquelle il tient en haleine les visiteurs en leur servant des explications d’une très grande clarté. C’est ainsi qu’on apprend de sa bouche que tout visiteur qui se recueille sur la tombe de Mame Mor Anta Saly et Mame Anta Ndiaye verra ses vœux exaucés ipso facto. À l’entendre parler, on comprend tout le sens de cette pensée de Ahmadou Hampaté Bâ : « en Afrique, un vieillard qui meurt est une bibliothèque qui brûle ». À l’intérieur du mausolée, il y a une bibliothèque contenant des œuvres qui retracent l’histoire du mouridisme. Une malle en bois et une valise rouge sont posées sur une table en fer, un canari rempli d’eau destinée à l’ablution, un encensoir pour accompagner les prières attirent l’attention du visiteur. La bibliothèque a été acheminée dans le mausolée par Sokhna Fatou Dia, fille aînée de Serigne Touba. Tandis que la construction du mausolée et la clôture du fameux cimetière ont été réalisées par Serigne Abdoul Ahad Mbacké, troisième khalife de Khadimou Rassoul.

Cependant, la question de savoir pourquoi Mame Mor Anta Saly, fondateur de la communauté rurale de Mbacké Kadior, repose à Dékheulé, taraude les esprits. Mais des témoignages concordants recueillis sur place nous apprennent qu’à l’époque, une maladie grave, la peste en l’occurrence, menaçait de décimer toute la localité, au point que personne ne croyait possible la survie du bled de Mbacké Kadior. C’est de là que serait d’ailleurs né, dans un mouvement de transfert des populations, le quartier de Serigne Bara Mbacké, résidence actuelle de son khalife, Serigne Cheikh Maty Lèye. 

Commentaire : Contre l’amnésie et l’oubli

On a coutume de dire qu’un peuple sans histoire est une nation sans âme. C’est pourquoi, depuis la nuit des temps, des rois, des notables et de simples citoyens du monde ont initié des entreprises, pour perpétuer, à travers le palier des âges, les faits et gestes de certains personnages qui ont marqué, à leurs façons, leur époque et leurs cités. Et aujourd’hui, un peu partout dans le monde et concomitamment à la guerre économique sur fond de mondialisation libérale, la culture occupe toujours une place prépondérante dans tous les pays développés. Où des hommes et des femmes ont été élevés au rang de héros et de mythes, des terres érigées en lieux de pèlerinage. Aussi, dans nos pays, devrait-on tout faire pour éviter l’oubli et l’amnésie collective, en conservant les symboles de certaines localités comme Mbacké Kadjor et Dékheulé. Parce que le premier, à l’insu du grand public, est le berceau du mouridisme. Le second, tout aussi chargé d’histoire, abrite le mausolée de Mame Mor Anta Saly, père de Serigne Touba et la tombe de Lat Dior Diop, «damel» du Cayor et célèbre résistant sénégalais



0 Commentaires

Participer à la Discussion

  • Nous vous prions d'etre courtois.
  • N'envoyez pas de message ayant un ton agressif ou insultant.
  • N'envoyez pas de message inutile.
  • Pas de messages répétitifs, ou de hors sujéts.
  • Attaques personnelles. Vous pouvez critiquer une idée, mais pas d'attaques personnelles SVP. Ceci inclut tout message à contenu diffamatoire, vulgaire, violent, ne respectant pas la vie privée, sexuel ou en violation avec la loi. Ces messages seront supprimés.
  • Pas de publicité. Ce forum n'est pas un espace publicitaire gratuit.
  • Pas de majuscules. Tout message inscrit entièrement en majuscule sera supprimé.
Auteur: Commentaire : Poster mon commentaire

Repondre á un commentaire...

Auteur Commentaire : Poster ma reponse

ON EN PARLE

Banner 01

Seneweb Radio

  • RFM Radio
    Ecoutez le meilleur de la radio
  • SUD FM
    Ecoutez le meilleur de la radio
  • Zik-FM
    Ecoutez le meilleur de la radio

Newsletter Subscribe

Get the Latest Posts & Articles in Your Email