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Culture

Boubacar Boris Diop : « Au Sénégal, le français a perdu de son pouvoir de séduction »

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Boubacar Boris Diop : « Au Sénégal, le français a perdu de son pouvoir de séduction »

LE RENDEZ-VOUS DES IDÉES. A l’occasion de la Semaine de la francophonie, l’écrivain, auteur de romans en wolof, explique pourquoi il faut valoriser les langues africaines.

Lire, écrire, produire dans les langues africaines. Le débat est récurrent depuis les indépendances. Comment penser et représenter le monde en écrivant dans des langues héritées de la colonisation telles que le français, l’anglais ou le portugais ?

Il y a vingt ans, le professeur de philosophie et écrivain sénégalais Boubacar Boris Diop a décidé d’écrire en wolof, sans abandonner pour autant le français. L’auteur de Doomi Golo (2003, traduit en français sous le titre Les Petits de la guenon en 2009) et Bàmmeelu Kocc Barma (2017) tente de valoriser les langues nationales de son pays. Il dirige le label Céytu, au sein duquel sont traduits en wolof ou en sérère des auteurs classiques comme J. M. G. Le Clézio ou Aimé Césaire.

Dans cet entretien réalisé par Fatoumata Seck, professeure de littérature au Collège of Staten Island (New York), pour la revue Etudes littéraires africaines, Boubacar Boris Diop revient sur les enjeux culturels, économiques et politiques de l’usage des langues africaines dans l’enseignement et dans la littérature.

Fatoumata Seck Avant vous, l’écrivain kényan Ngugi wa Thiong’o, auteur de Décoloniser l’esprit (1986), a exhorté les écrivains africains à lutter contre l’aliénation à l’aide de leurs langues nationales. Quelles sont les ressemblances et les différences entre vos combats ?

Boubacar Boris Diop Le combat est le même, mais nos générations et nos contextes linguistiques diffèrent. Personne ne demande à Ngugi wa Thiong’o de se battre pour le rayonnement de la langue anglaise. Nous sommes, nous francophones, des auteurs sous influence. Je ne pense pas non plus qu’il faille délégitimer la littérature africaine écrite en langues étrangères, qualifiée par Ngugi d’« afro-européenne ». Je préfère l’approche moins radicale de David Diop et de Cheikh Anta Diop, qui y voient une littérature de transition correspondant à un moment donné de notre évolution historique. Peut-être que Ngugi wa Thiong’o a un sentiment d’isolement plus grand que le mien, car au Sénégal la littérature en langues nationales, essentiellement en wolof et en pulaar, est en plein essor.

Au Sénégal, le français est-il en compétition avec le wolof ?

Le français a perdu de son pouvoir de séduction au Sénégal. Par exemple, à la télévision, des débats télévisés qui commencent en français finissent souvent en wolof. Une personne qui parle mal le français s’exprimera dans sa langue sans complexe, au lieu de se mettre à baragouiner, comme cela aurait été le cas il y a quelques années. Le système de scolarisation universelle légué par la colonisation n’a fonctionné qu’en théorie ; il a produit une élite minoritaire de plus en plus larguée, alors qu’il était supposé tirer la société vers le haut.

Que répondez-vous à ceux qui craignent que la promotion des langues nationales crée ou ravive des tensions ethniques ?

« Au Sénégal, le wolof est une langue transethnique, que tout le monde parle plus ou moins. C’est une chance. »

Si on s’y prend mal, le risque est réel. Au Sénégal, le wolof est une langue transethnique, que tout le monde parle et comprend plus ou moins. C’est une chance, mais cela ne veut pas dire qu’il faut foncer tête baissée. On est très loin d’un accord général sur ce sujet, même si un consensus se dessine depuis quelque temps. L’idée serait d’enseigner le wolof partout, mais en l’accompagnant d’une langue régionale. Faute de quoi nous allons être condamnés à laisser le français arbitrer pour l’éternité.

On entend aussi qu’il est impossible d’enseigner les sciences dans les langues nationales, faute de vocabulaire scientifique adéquat…

C’est l’objection la plus fréquente, mais rappelons que Cheikh Anta Diop a traduit en 1954, dans Nations nègres et Culture, des concepts scientifiques et une synthèse par Paul Painlevé de la théorie de la relativité généralisée d’Einstein. C’est du reste une dimension de l’apport intellectuel de Cheikh Anta Diop qu’on a tendance à perdre de vue : il s’est d’abord positionné en traducteur pour répondre à la critique selon laquelle les langues africaines sont inaptes à l’abstraction et à une création littéraire digne de ce nom.

C’est un stéréotype raciste que reprennent certains intellectuels africains prompts à se rouler dans la fange. Ce sont les humains qui forgent les mots, et tous les termes scientifiques, dans quelque langue que ce soit, ont été fabriqués ; au bout d’un temps plus ou moins long, on a l’impression qu’ils ont toujours été là ou qu’ils ont été sécrétés par la langue comme s’ils en étaient la sève, ce qui est proprement insensé.

Le mathématicien sénégalais Sakhir Thiam a pris le relais de Cheikh Anta Diop en enseignant les maths en wolof à l’université. L’Unesco a par ailleurs financé des classes tests dans les six principales langues du Sénégal. Les résultats de ces apprenants ont été meilleurs que ceux de leurs camarades formés en français, surtout dans les matières scientifiques.

Qui va lire des textes dans des langues plutôt parlées qu’écrites ?

En fait, les gens inversent la démarche. Ce que montre l’histoire de la littérature, c’est que ce sont les textes qui créent le public, et non l’inverse. On ne me fera jamais croire que les livres de Stendhal et de Shakespeare ont été des best-sellers du vivant des auteurs. Beaucoup d’écrivains aujourd’hui universellement célébrés sont morts dans la misère. J’admets qu’en écrivant en diola ou en kikuyu, on doit se contenter d’un lectorat immédiat très limité. Mais l’idée qu’il faut sauter par-dessus ses lecteurs naturels afin d’atteindre des étrangers est bien curieuse.

« Les auteurs sont tentés d’écrire pour les journalistes, les jurys de prix littéraires ou les profs d’université. »

La vraie question ne doit pas être « Pour qui j’écris ? » ou « Combien de copies vais-je vendre ? », mais « Avec quels mots puis-je le mieux exprimer ce que je ressens au plus profond de moi-même ? ». En somme, toute cette histoire se ramène à : « Qui lit par-dessus mon épaule quand j’écris ? ». Résultat : les auteurs, pas seulement africains, sont tentés d’écrire pour les journalistes, les jurys de prix littéraires ou les profs d’université. Cela donne un certain type de texte à l’espérance de vie limitée, même si à leur parution ils peuvent faire illusion.

Votre production littéraire sera-t-elle dorénavant entièrement en wolof ?

Cela n’a aucun sens de se couper la langue, au propre comme au figuré. En termes plus clairs, on se sert de ses deux jambes, mais il en est forcément une avec laquelle on est plus naturellement à l’aise : on peut être gaucher ou droitier. Il s’agit finalement moins de sonner la charge contre une langue donnée que de mettre la sienne à la première place. Je ne m’interdis cependant rien. Après Doomi Golo en 2003, j’ai publié Kaveena en français en 2006.

Ce débat autour de l’usage du français ne concerne pas que les Africains. Des écrivains européens tels que Samuel Beckett ont aussi fait le choix d’écrire en français, une langue qui n’était pas la leur…

Etre écrivain, c’est être fondamentalement libre. Mais si un jour je décide d’écrire en chinois, cela n’aura rien d’embarrassant, car il n’y a aucun contentieux historique entre la Chine et le Sénégal. De la même manière, lorsque Beckett, Kundera ou Ionesco choisissent le français, ils restent en territoire connu, celui des langues européennes. C’est exactement comme si je me mettais à écrire en bamanan ou en lingala. Il se trouve que la plupart de ceux qu’on cite à l’appui de cet argument sont des auteurs dont les langues ne sont nullement menacées et qui n’ont pas le sentiment de n’avoir, justement, pas le choix.



12 Commentaires

  1. Auteur

    Modou

    En Mars, 2019 (04:21 AM)
    Eskey, gooru Kinee Gaajo, c’est le seul combat qui vaille d’être mené parce qu’il est libérateur. Comme l’avait si bien dit Cheikh Anta Diop, « lamegnou jambur manno ce macc bamu saff. »

    Ce que vous dites dans cette interview, « En fait, les gens inversent la démarche. Ce que montre l’histoire de la littérature, c’est que ce sont les textes qui créent le public, et non l’inverse. On ne me fera jamais croire que les livres de Stendhal et de Shakespeare ont été des best-sellers du vivant des auteurs », démontre avec pertinence la nécessité de promouvoir nos langues si nous voulons sauver notre patrimoine culturel pour survivre en tant que civilisation humaine. Mais faudrait-il qu’on ait une classe intellectuelle décomplexée et un leadership politique plus visionnaire que nos tocards actuels qui se glorifient de petites visions telles que « Emergence »et je ne sais quel autre « Plan », souvent achetés a coup de milliards chez l’oppresseur, pour ne pas dire le raciste. Nous devons le comprendre une bonne fois pour toute en se rappelant toujours cette belle métaphore de Birago Diop, « L’ arbre ne peut atteindre les cimes que quand il s’enfonce dans ses propres racines. »(C.F « Les Contes d’Amadou Koumba »).
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  2. Auteur

    Anonyme

    En Mars, 2019 (04:57 AM)
    Jusqu'a present je ne comprend pas pourquoi les descendant des tirailleurs ont besoin d'un visa pour entrer en France...alors que n'importe quel clochard Francais peut entrer au Senegal comme bon lui semble.
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    Auteur

    En Mars, 2019 (06:51 AM)
    C'est pas que le français ait perdu son pouvoir de séduction, c'est que c'est l'échec de l'école!!!!!!
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    Auteur

    En Mars, 2019 (07:01 AM)
    Une bonne nouvelle, nous sommes pas française.
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    Auteur

    En Mars, 2019 (07:19 AM)
    il faut quand meme ameliorer nos langues.le wolof par exemple est fige,jamais de nouveaux mots.le senegalais a tendance a dire:je l'ai trouve comme ca,je le laisse comme ca,et les autres prennent soin de leurs langues et progressent.le senegalais est conservateur.le wolof n'est pas encore pret a remplacer le francais si on ne change pas de mentalite
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    Auteur

    En Mars, 2019 (07:35 AM)
    Al hamdou lillahi Rabil aalamina.
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    Auteur

    En Mars, 2019 (09:22 AM)
    On doit wolofiser tout, administration, éducation, institution. Beaucoup de nos compatriotes votent mais savent même pas les enjeux.
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    Auteur

    En Mars, 2019 (09:22 AM)
    On doit wolofiser tout, administration, éducation, institution. Beaucoup de nos compatriotes votent mais savent même pas les enjeux.
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    Auteur

    En Mars, 2019 (09:46 AM)
    Un vent fort de démythification de la France souffle sur nos pays.Démythification de sa culture,de sa langue:de nos jours,plus de honte à faire des fautes dans cette langue étrangère,même au niveau de ceux qui s’efforcent à nous maintenir sous la domination du colonisateur ("Comment le pétrole et le gaz DEVRA (sic !) impacter notre développement";"L'Afrique et la race noire MÉRITE le respect et la considération de tous"

    Heureusement pour notre pays,contrairement à d'autres de la sous-région,ou certaines langues sont mortes,phagocytées par la française.

    Progressivement,nos langues nationales s'imposeront avec la persévérance des pionniers comme Boris Diop.
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    Auteur

    En Mars, 2019 (10:53 AM)
    Merci, très bien parlé
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    Auteur

    Ibrahima Hane, Ecrivain

    En Mars, 2019 (11:13 AM)
    Je n'ai jamais cessé de prôner la valorisation de nos langues nationales. Ce n'est qu'une question de volonté politique. Madagascar, le Rwanda et tant d'autres n'ont-ils pas réussi ? De 1960 à nos jours, si les divers projets d'alphabétisation en langue nationale avaient été rigoureusement appliqués, nous n'en serions pas dans cette situation ubuesque ou le Français, langue nationale, est plus écrit que parlé. Nos responsables politiques et presque tout le monde ânonnent le français, mais deviennent loquaces dans leurs langues d'origine. Est-il honteux de faire du Wolof qui est la langue transethnique par excellence la langue nationale ? La création d'un dictionnaire et de quelques règles de grammaire faciliteraient grandement les choses. Si l'aventure parait difficile, que l'on revienne au passé où l'enseignement du français enthousiasmait les apprenants. Comment faire ? Il y a tellement de solutions... Mais je laisse ce domaine que je ne maitrise pas à ceux qui savent.
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    Auteur

    En Mars, 2019 (11:41 AM)
    Paresse intellectuelle et fuite en avant.



    Fichez nous la paix avec vos chimères.

    Si nous devions abandonner le français ce serait pour l'anglais, langue internationale (aviation, affaires, sciences pointues) qui ouvre plus de perspectives.

    Au Rwanda l'anglais a plus de valeur que le swahili. En Chine toute la classe moyenne parle anglais.



    Y en a que ça ne gênerait pas de faire reculer le pays intellectuellement pour standardiser la médiocrité.



    Sans vous en rendre compte, votre classe dirigeante est entrain de devenir la plus nulle d'Afrique.

    Vos journalistes, vos étudiants, vos enseignants font rire à entendre.
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