Sénégal : une démocratie abolie par une politique de rente érigée en tradition

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Sénégal : une démocratie abolie par une politique de rente érigée en tradition

 

Dans le langage populaire, on appelle rente toute personne ou chose dont on tire un profit régulier. En tant que revenu périodique obtenu, non par le travail, mais par des intérêts de biens placés, la rente est l’un des symptômes de l’injustice sociale occasionnée par l’économie libérale. Si l’on considère la situation politique et économique actuelle du Sénégal, il n’y a pas meilleur terme pour conceptualiser la nature des rapports entre l’État sénégalais et les autres acteurs de la vie sociale. La situation politique et économique de notre pays est inédite : les citoyens, les acteurs économiques, la presse, les intellectuels et la classe maraboutique sont convaincus que personne ne peut entreprendre et réussir au Sénégal sans la bénédiction politique du pouvoir en place.

 

La compromission avec le régime est ainsi devenue le passage obligé de tous les acteurs. Les propriétaires des plus grands groupes de presse se sont tous quasiment inféodés au régime de Macky Sall parce que la publicité et l’aide à la presse qui font vivre celle-ci sont assujetties à l’amicalité de la ligne éditoriale. Comment une presse qui est dépendante d’un régime peut-elle se prévaloir d’une liberté éditoriale ? L’épouvantail fiscal a fini d’assujettir beaucoup d’opérateurs dans le domaine de la presse et, si l’on s’en tient aux signaux, des capitaux mystérieux vont achever le processus de vassalisation de la presse privée. La tactique consistera à actionner certains leviers financiers occultes pour créer des groupes de presse afin de concurrencer, et peut-être, affaiblir définitivement des groupes dont la loyauté est très tributaire de calculs égoïstes.

 

La même stratégie est mise en œuvre dans le domaine de l’économie : l’octroi des marchés dans la commande publique, l’exonération fiscale, la consultation dans les grandes décisions d’investissement, l’invitation à l’occasion des voyages d’affaire du Président, sont tributaires de calculs ou affinités politiques.

 

Dans un article intitulé, « Archives d’Afrique : il était une fois la Compagnie sucrière Sénégalaise » Financial Afrik du 15 Mars 2014 rappelait cette citation du Journal Sud Hebdo du 3 août 1993 : « Economiste renommé, ancien haut fonctionnaire du FMI et ancien ministre sénégalais de l’Economie et des Finances, Mamoudou Touré avait déclaré : “La CSS fermée, les employés payés à ne rien faire, l’Etat y gagnerait davantage ». Et le journal en ligne de rappeler que « Pour toute réponse, le ministre fut dessaisi du dossier CSS par Abdou Diouf. La compagnie signa une nouvelle convention le 29 novembre 1984 fixant l’autosuffisance à 1987. Le reste est connu. En 2014, le Sénégal n’était pas encore autosuffisant en sucre et son partenaire, serait la trentième fortune de France » ! Comment expliquer qu’une compagnie qui dispose d’un monopole aussi impressionnant soit encore incapable de satisfaire la demande locale et qu’en 2012 le gouvernement fut obligé d’exclure officiellement la CSS de l’importation du sucre blanc ?

 

Si ce n’est pas une situation de rente, qu’on nous explique alors cette générosité extrême de nos autorités à l’égard d’une société qui n’a réussi ni à rendre le sucre local compétitif ni à assurer l’autosuffisance en sucre. On nous opposera l’argument selon lequel avec 6000 salariés, cette compagnie est le premier employeur du pays ce qui n’en fait pas une entreprise de rente. Mais que représente cette masse salariale comparée aux besoins réels de la population ? Pourquoi des investissements révolutionnaires n’ont pas permis au sucre sénégalais d’être compétitif sur le marché international alors que cette entreprise bénéficie d’un monopole sur le sucre depuis février 1972 ? On ne sait d’ailleurs pas pourquoi la promesse d’Aliko Dangote de planter 20.000 hectares n’est toujours pas réalisée. Un tel investissement devrait pourtant impacter positivement sur l’autosuffisance et le prix à la consommation du sucre. Aujourd’hui, comme pour ajouter à la confusion et à la suspicion, les autorités ont recruté un haut responsable de la boite comme conseiller du Président de la république.

 

Même l’art est aujourd’hui victime de cette politique de rente : les artistes ne peuvent plus compter sur leur seul talent pour percer dans le showbiz national et international. L’État est le rentier et les artistes des débiteurs au talent assujetti à la volonté de Macky Sall et de son clan. Parrainage, marrainage, vente de billets de concert sponsorisés à coup de millions, etc. : tous ces procédés astucieux contribuent à entretenir une politique de rentes devenue une tradition.

 

La situation dans laquelle les cimenteries du Sénégal ont mis les consommateurs obéit également à une situation de rente. On nous avait promis qu’avec l’arrivée de nouvelles cimenteries, la concurrence aurait comme effet induit la baisse du prix du ciment. Mais aucune baisse n’a été notée jusqu’ici : au contraire, des velléités de hausse sont plusieurs fois notées. Les phosphates du Sénégal sont exploités au Sénégal avec une main-d’œuvre locale sans que cela puisse véritablement profiter aux populations. Une minorité très insignifiante bénéficie de ces ressources alors que la majorité des Sénégalais peine à trouver un toit décent. Une convention tripartite entre l’État du Sénégal, les producteurs et la SN HLM pourrait habilement permettre à beaucoup de Sénégalais (fonctionnaires ou pas) d’accéder au logement. Il suffit d’un peu de vision et de courage politique pour trouver un moyen de faire bénéficier à plus de Sénégalais de ces ressources. Mais nos gouvernants avides de rentes directes, sans lesquelles ils n’ont plus de pouvoir, préfèrent exposer leurs citoyens à la rapacité économique des firmes étrangères.

 

Les grands intellectuels, jadis défenseurs des droits de l’homme sont hypnotisés par les stations que l’État distribue en fonction de ses humeurs politiques. Il n’est pas rare de trouver dans l’opposition des acteurs qui ont peur d’être virulent à l’égard du régime parce qu’ils veulent sauvegarder les avantages qui leur sont distribués sous forme de rente qui ne dit pas son nom. Beaucoup d’hommes d’affaire dans l’opposition sont obligés, pour faire bonne mine, de trouver un moyen de caresser ce régime dans le sens du poil. Macky Sall dispose d’énormes ressources financières et de leviers politiques autocratiques qu’il distribue sous forme de rentes.

 

La faiblesse de l’opposition face aux dérives innommables de ce régime s’explique en partie par le fait que, par cette politique de rente, il tient sous son contrôle certains acteurs politiques et quelques membres de la société civile. Même l’inféodation des autres pouvoirs à l’exécutif s’explique par cette situation de rente. Les élites sont conscientes qu’une opposition radicale au régime pourrait leur coûter certains avantages et les politiques redoutent une machine judiciaire totalement apprivoisée à suivre les intérêts du régime en place. Macky Sall n’a de souci pour les institutions et les lois que lorsque son pouvoir est en jeu. Il n’a d’intérêt pour le progrès économique que lorsque son clan peut en tirer quelques profits.

 

Il y a fort à parier que la situation de rente sur laquelle est bâtie notre économie continuera encore à nous appauvrir et à rythmer notre vie politique et ce, surtout avec la découverte des ressources énergétiques. En entretenant cette politique de rente, le gouvernement abolit sournoisement la démocratie par une vassalisation de tous les contre-pouvoirs et par une garantie de monopole stérile. Seule une révolution citoyenne pour arracher les ressources de cette politique de rente pourrait mettre les Sénégalais sur la voie du développement et garantir la survie de leur démocratie.

 

Alassane K. KITANE

Professeur au Lycée Serigne Ahmadou Ndack Seck de Thiès

Président du Mouvement citoyen LABEL-Sénégal.


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