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Le Sahel : Se transformer pour se développer (Par Mabingue Ngom)

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Le Sahel : Se transformer pour se développer (Par Mabingue Ngom)
Pendant longtemps, la problématique du développement du Sahel semblait être prise en compte par celle, plus globale, de la relation entre développement, paix et démocratie dont Boutros Boutros-Ghali, alors Secrétaire Général des Nations Unies, s’était fait le chantre à travers L’Agenda Pour La Paix publiée en 1992. Des ajustements à cette vision allaient être opérés dès après la Conférence de Rio en 1992 consacrée à l’environnement, sujet sensible s’il en est pour le Sahel confronté au même moment à un défi climatique.

Un tournant majeur a été pris avec la Conférence Internationale sur la population et le développement, tenue au Caire en 1994, qui a placé la question démographique au cœur des préoccupations en matière de développement, ainsi que l’importance de la dignité individuelle et des droits de la personne dans ce processus. Ces inflexions paradigmatiques semblent particulièrement pertinentes pour le Sahel contemporain où, de toute évidence, les questions de paix et de sécurité semblent indéniablement liées aux défis démographiques et aux défis environnementaux, en particulier au changement climatique.

Le Sahel : un enchevêtrement de variables

On ne saurait en effet comprendre le Sahel d’aujourd’hui en faisant l’économie d’une réflexion sur des données et spécificités démographiques d’ordre quantitatif et qualitatif. Au chapitre des aspects quantitatifs de cette démographie, l’on citera entre autres :

  • La jeunesse de la population sahélienne : en effet, dans la plupart des pays de la région du Sahel, l’âge médian tourne autour de 19 ans. C’est au sein de cette classe d’âge que se recrutent, pour l’essentiel, les acteurs de l’extrémisme violent qui s’est développé au cours des dernières années dans cette partie du monde. Le même constat est fait en Somalie où l’un des groupes les plus violents de la galaxie terroriste s’appelle Shebab qui signifie simplement la jeunesse en arabe. Certains analystes en ont déduit l’existence d’une possible corrélation entre l’âge médian de la population sahélienne et la propension à privilégier la violence comme moyen de résolution des conflits. Si, en l’état actuel de la situation, une telle conclusion pourrait être considérée comme étant hâtive, l’on ne saurait écarter l’hypothèse de l’existence d’une corrélation entre la structure de la population des pays du Sahel et plus précisément la jeunesse de cette population et l’occurrence des conflits observés dans cette région.

  • Le ratio de dépendance démographique : il est particulièrement élevé au Sahel puisqu’il est estimé en 2020 à environ 100 dépendants de moins de 15 ans et de 65 et plus pour 100 personnes de 15 à 64 ans. Le fait qu’il soit  élevé indique que les besoins en investissements dans les secteurs sociaux (éducation, santé, habitat…) sont plus importants et que les capacités d’épargne locales et nationales, sans lesquelles le financement du développement est soumis aux aléas extérieurs, sont limitées.

Au chapitre des aspects qualitatifs, l’on citera entre autres :

  • Le faible niveau de développement humain : En considérant l’Indice de Développement Humain (IDH) du PNUD, l’on se rend compte que les pays sahéliens sont tous mal classés, à cause de la faiblesse des investissements dans le développement du capital humain. En effet, à part le Cameroun qui se contente de sa 150ème place avec un IDH moyen, tous les autres pays du Sahel ont des IDH considérés faibles, voire très faibles à l’image des pays du G5 (Mauritanie, Niger, Tchad, Mali et Burkina Faso).

Les pays du Sahel ont, dans les décennies 80-90, été davantage fragilisés sur l’autel des investissements dans les secteurs dits productifs jugés prioritaires par les réformateurs de l’époque. Il en résulte, aujourd’hui, un marasme social et une précarité dont souffrent particulièrement les jeunes et les femmes.

  • Dans le domaine de l’éducation, la qualité semble avoir baissé avec l’accroissement vertigineuse des effectifs de la population d’âge scolaire, ce qui a eu pour conséquence de mettre à mal l’un des principes de l’Éducation Pour Tous (EPT). Le peu d’enfants scolarisés ont droit à des classes pléthoriques s’écartant systématiquement des normes internationales relatives au ratio « nombre d’élèves par maitre » qui tourne autour de 40 élèves par maitre dans la région du Liptako Gourma contre 23 au niveau global (Banque Mondiale, 2018). La parité fille - garçon est également loin d’être respectée ; on note, en effet, 73 filles pour 100 garçons au Sahel contre 96% au niveau global.

  • Pour ce qui est de l’emploi des jeunes, le taux de chômage est l’un des plus élevés parmi les jeunes issus du système scolaire en raison du manque d’adéquation entre l’emploi et la formation et de l’incapacité des pouvoirs publics à créer suffisamment des emplois décents pour répondre à la demande. Chaque année, au Sahel, ce sont plus de 3 millions de nouveaux jeunes demandeurs potentiels d’emplois qui sont enregistrés. Ceci contribue à prolonger la dépendance économique de ces jeunes qui, d’ailleurs, tourne autour de 30 ans en moyenne dans la majorité des pays du Sahel.

  • L’affaiblissement des mécanismes de solidarité inter et intra-générationnels par suite d’un accès de plus en plus tardif des jeunes aux trois attributs du statut d’adulte que sont, au Sahel, l’autonomie résidentielle, l’autonomie économique  et le mariage. La transition difficile du statut de cadet social à celui d’adulte vient renforcer les effets déjà perceptibles du ratio de dépendance démographique.

Ces données démographiques – combinées avec d’autres variables politiques, géopolitiques, environnementales, culturelles, technologiques – ont donné lieu à des remises en cause, voire des contestations violentes, de l’ordre sociopolitique comme le Sahel en fait l’expérience aujourd’hui en de nombreux territoires. Du fait de l’enchevêtrement des variables qui en sont à la base, la crise sécuritaire du Sahel n’est pas justiciable d’une analyse monocausale. Ni les théories populationnistes, ni les thèses malthusiennes, ni les thèses marxistes, ni les corrélations statistiques ne peuvent, à elles seules, permettre de comprendre la relation très complexe entre la Démographie, la Paix et la Sécurité.

C’est pourquoi, il apparaît nécessaire d’envisager et de promouvoir une approche holistique. Dans ce cadre, il conviendrait d’analyser la crise sécuritaire comme un révélateur d’une transition bloquée, en précisant dans la foulée que la transition en question est multidimensionnelle puisqu’elle interpelle tout à la fois l’économie politique de la région, les systèmes de gouvernance qui y sont établis et l’environnement physique de la région marquée par l’aridité. Il convient également d’inscrire la question du développement du Sahel dans un cadre prospectif qui lui a trop souvent manqué. Englués dans la gestion des urgences, nombre de décideurs et d’acteurs sahéliens subissent la dictature du court terme alors que des attitudes proactives seraient les plus indiquées pour relever les défis actuels et futurs. S’interroger sur ce qui peut advenir doit donc devenir partie intégrante des processus décisionnels pour qui se soucie de construire un avenir désiré plutôt que de subir comme une fatalité un avenir imposé.

Que peut-il advenir ?

1) Un scénario plausible mais peu souhaitable : Sisyphe au Sahel.

Dans un Sahel qui semble avoir mangé son pain blanc au tout début des indépendances et qui connait une évolution erratique par suite de ses dépendances et vulnérabilités multiples, les ambitions ont été revues à la baisse. La région s’est appauvrie au point que de son développement il n’est pratiquement plus question, les ambitions en la matière ayant été fortement révisées à la baisse et se limitant, pour de nombreux partenaires extérieurs, à « la lutte contre le terrorisme ».

Mais, même si elle procède d’une vision étriquée, la lutte contre la pauvreté s’avère être une tâche titanesque car la croissance des besoins est exponentielle en raison du croît démographique qui reste quasi stationnaire. Satisfaire les besoins induits par ce croît démographique nécessite que, pratiquement tous les ans, le nombre de classes soit doublé. Avec l’approche incrémentale retenue, Sisyphe élit domicile au Sahel. De nombreuses frustrations naissent de cette situation ainsi que des contradictions qui, dans certains pays, vont déboucher sur une certaine instabilité, voire insécurité. Le risque de voir se prolonger les guerres asymétriques d’aujourd’hui ou de voir naitre de nouveaux foyers de tensions n’est donc pas, loin s’en faut, nul dans ce scenario. Une étude menée par un Institut norvégien de recherche sur les questions de Paix (Peace Reseach Institute of Oslo – PRIO) conforte ce scénario non désiré et estime qu’une nette augmentation du risque de l’incidence des conflits pour certains pays du Sahel, singulièrement le Mali, le Niger, le Nigeria et le Burkina Faso, est attendue d’ici à 2050.

2) Un scénario d’ajustements correctifs : changer pour ne pas périr.

Ce scénario qui s’attaque aux urgences de l’heure, procède de l’idée qu’il faut changer, s’adapter pour ne pas périr. Il prolonge l’histoire des quatre dernières décennies tout au long desquelles des mesures correctives ont été proposées, adoptées et mises en œuvre dans les sociétés sahéliennes pour remédier, avec plus ou moins de bonheur, à divers déséquilibres.

À l’heure du bilan, le résultat de ces efforts d’adaptation est, à tout le moins, mitigé. En effet, certains indicateurs socio-économiques sont au vert. Il en est ainsi de la mortalité infantile qui a baissé, de l’espérance de vie qui s’est allongée, du PIB qui a cru même si le PIB per capita stagne, voire décroît dans certains pays. Il en est ainsi également de la transition démographique qui est amorcée, même si elle est lente. Il reste que si quelques-unes des politiques adoptées par les gouvernements des pays du Sahel ont permis de relever certains défis, notamment une demande alimentaire croissante, et une urbanisation contenue, d’autres défis perdurent parmi lesquels le maintien à un niveau élevé du taux de dépendance démographique dans les sociétés sahéliennes.

Cette problématique devrait interpeller les décideurs politiques car, au-delà des considérations juridiques, éthiques, et sociales relatives à la santé de la reproduction, ce taux élevé de dépendance démographique met en péril les possibilités d’épargne locale sans l’accroissement desquelles, répétons-le, la dépendance de l’aide extérieure ne peut que s’accroître.

3) Un scénario de transformation des rapports entre hommes et sociétés

Démographie, Paix et Sécurité sont approchées de manière holistique mais elles le sont aussi dans des cadres prospectifs et normatifs. Quelle économie et quelles sociétés pour demain ? Telle est la question à laquelle essaie de répondre un nouveau contrat social qui s’élabore à partir de plusieurs lieux. Une conviction commune est que rester sur les logiques et les trajectoires d’hier serait, à proprement parler, suicidaire. Dès lors, imaginer et mettre en œuvre des alternatives, en d’autres termes changer, n’est ni un luxe, ni une option parmi d’autres, mais un impératif de survie.

La conviction est que rompre avec les tendances passées, changer les techniques de production et les rapports sociaux, est la condition pour créer du futur, de l’avenir, de l’espoir. Tel est le nouveau credo, ce que d’aucuns appelleraient la nouvelle narration, expression à laquelle je préfère celle de nouveau récit, à propos du Sahel.

Le changement souhaitable, les Sahéliens lui ont donné un nom : transformation structurelle. Il peut devenir réalité si quatre conditions sont réunies :

  • Un engagement résolu des pays Sahéliens à opérer les ruptures nécessaires pour sortir des sentiers battus de l’aide et de l’endettement et, en lieu et place de ce binôme, compter prioritairement sur la mobilisation des ressources et de toutes les ressources locales ;

  • Une coopération internationale rénovée parce que repensée et fondée sur l’idée chère à nombre de sociétés sahéliennes selon laquelle l’homme est à la fois la racine et le remède de l’homme, l’alpha et l’oméga du développement pour reprendre les propos de Pierre Teilhard de Chardin ;

  • Une action inscrite dans la durée : pour durer, il faut pouvoir endurer dit-on à propos de la scène politique. La remarque vaut également pour l’action de développement car les problèmes évoqués ci-dessus trouvent leurs origines dans un passé parfois lointain et les extirper est affaire de génération.

  • La gravité de la situation est telle que la mise en œuvre d’un agenda de transformation structurelle ne saurait être repoussée aux calendes sahéliennes. Il faut s’y attaquer sans tarder car la meilleure façon de servir le futur n’est pas d’en parler mais de « tout donner au présent » comme le préconisait Albert Camus.

L’Afrique Que Nous Voulons ne saurait se réaliser sans un Sahel en paix, un Sahel où les racines des conflits et des guerres deviennent la priorité de tous.

En cette Journée Mondiale de l’Aide Humanitaire 2020, je voudrais inviter tous ceux qui s’investissent pour la paix dans le Sahel à méditer cette phrase tirée de la note introductive de l’Agenda pour la Paix par le Secrétaire Général des Nations Unies Boutros Boutros-Ghali qui disait, il y a trente années : « Les guerres et les conflits ont des racines profondes. »  C’est peut être, parce que nous ne nous sommes pas suffisamment investis contre les racines du mal que les guerres et les conflits continuent d’augmenter et que les personnes affectées continuent d’augmenter aussi et que par ailleurs le nombre des travailleurs du secteur de l’humanitaire qui perdent leur vie en protégeant la vie des autres continue d’augmenter.

Peut-être est venu le moment de faire plus et de faire mieux contre les racines profondes des guerres et des conflits… dans le Sahel et partout ailleurs à travers le monde.

Mabingue NGOM
19 Août 2020



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