KOCC BARMA : L’AMBIVALENCE DU LOGOS COMME PHILOSOPHIE ?

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KOCC BARMA : L’AMBIVALENCE DU LOGOS COMME PHILOSOPHIE ?

 

La dualité du logos et du sens, l’altérité, le dialogue et la confrontation des raisons : la philosophie n’a pas d’autre origine. Elle n’a pas d’autre justification que cette dualité de la pensée non convaincue de sa véracité et qui n’a pas d’autre chance pour s’éprouver qu’en se regardant elle-même dans le miroir de la pensée d’autrui. Revendiquez l’ignorance, avouer sa nudité intellectuelle pour davantage s’ « habiller » en tant que pensée se cherchant dans le gouffre du doute : telle est l’origine de toute pensée philosophique. La certitude isole, l’incertitude incite à aller vers autrui, à se mesurer à s’éprouver dans le travail de la critique ou, pour parler comme le maître de la dialectique, dans le travail du négatif et du sérieux.

 

Kocc a sciemment choisi de se soumettre à un examen public permanent et direct (son livre est ouvert, accessible à tous). La dualité de la pensée est la figure du doute « dubitare » : hésiter, être dans l’incertitude, examiner, mesurer, peser, mettre à l’épreuve… Chaque aphorisme de Kocc Barma suscite et stimule la pensée, la controverse, la polémique : c’est fait à dessein. Un malade qui n’accepte pas de se faire examiner par un médecin et qui fait de l’automédication a peu de chance de guérir. De même, la pensée qui ne court pas le risque de se faire examiner a peu de chance de guérir de sa « maladie », c’est-à-dire du dogmatisme. Examen vient de « examen » qui lui-même vient de « exigere », c’est-à-dire inspecter, pousser hors de, chasser, faire sortir, exactement comme le travail qui débouche sur l’accouchement. En nous choquant par ses formules controversées, Kocc nous interpellait et nous incitait à réfléchir sur certains paradoxes ou anomalies de la société. A travers ses aphorismes, Kocc procède à des mises en scène, ou plutôt à des mises en crise de « sa » pensée, celle de son époque.

 

« Djiguène soppal té bul woolu » : est-ce une sentence ? Kocc n’a-t-il simplement cherché à mettre en exergue la crise d’une société où la femme était, à un moment donné de l’histoire, confrontée à des préjugés ? Est-ce une critique faite à la femme ou à une certaine catégorie de femme ? Cette formule provocatrice ne cache-t-elle pas une vérité plus noble, à savoir que la confidente naturelle de l’homme, c’est la femme ? N’est-ce pas là une invite faite à l’homme (mâle) de savoir raison garder, de faire preuve de modération et de ne pas confondre amour et affaires publiques ? Loin d’exprimer une misogynie, cette formule stimule la réflexion, le débat, l’altérité, le face-à-face entre deux conceptions, entre deux situations ou états : la femme confidente-la femme fatale ; la femme discrète-la femme fureteuse. Le mâle et la femelle : deux êtres inséparables, mais dont la relation échappe à toutes les catégories de la pensée, à toute forme de mesure. Quel grand homme n’a pas fait des folies pour les beaux yeux d’une femme ? Quel saint n’a pas été ensorcelé par les manœuvres d’une femme ? Quel roi n’a jamais filé de secret d’État à sa reine ?

 

Nous pensons que le souci de Kocc était moins d’accabler la femme que de mettre en garde, dans un pays où le pouvoir (monopolisé par le mâles) est l’objet de toutes les convoitises, les hommes contre tout forme de faiblesse. Ça n’a rien de méprisant contre les femmes : les hommes auraient été de l’autre côté, cette formule s’appliquerait à eux. Un dominé trouvera toujours un moyen de se venger, à défaut de s’émanciper, du dominateur. On ne sait pas qui a inventé la formule creuse selon laquelle la femme serait le sexe faible, mais sa conception de la force doit être d’une insoutenable pauvreté. L’esclave ne s’est pas libéré du maître en l’empoisonnant, ni même en complotant contre lui : c’est par le travail que le renversement dialectique des positions de dominant et de dominé s’est fait. Que ce travail soit effectué sur la nature, sur la nature de l’esclave lui-même ou sur celle du maître n’importe pas ici : dans tous les cas, le travail est le médiateur entre les deux pôles. Et dans un univers où c’est l’homme qui va à la conquête de la femme, c’est normal que cette dernière cherche elle aussi un moyen, une faveur, une information précieuse qui lui permettrait de ne pas être un simple objet.

 

La formule « djiguène soppal té bul woolu » n’est pas forcément dirigée contre les femmes, peut-être même qu’elle s’adresse davantage aux hommes qu’aux femmes. Dans le contexte tel que décrit ci-haut, la convoitise de la femme fait perdre la raison à certains homme, notamment ceux occupant des positions de pouvoir. Cet aphorisme pourrait donc être une subtile stigmatisation de la faiblesse de ces hommes qui perdent leur lucidité sous le charme enivrant de la femme au point de lui révéler les secrets les plus sensibles. Ce qui est visé ici, c’est moins la femme que l’irrépressible penchant à lui révéler ce qu’on ne confesserait même pas à ses amis les plus proches.

 

De même que Platon a sa dialectique, Descartes son doute méthodique, il ne serait pas exagéré de considérer l’ambivalence du logos comme démarche philosophique d’un penseur dans une culture de l’oralité. Sentences et aphorismes condensent chez Kocc Barma, une pensée anthropologique et des intuitions politiques susceptibles de déboucher sur des profondeurs philosophiques. Le problème que nous, intellectuels produits de l’école française, avons face à la tradition orale, c’est que nous avons du mal à comprendre que la fonction sociale domine la fonction logique dans le discours oral. Il faut exprimer la pensée dans une langue qui reflète la culture et assure l’unité du groupe, qui soit accessible à tous et qui subsume les contradictions dans une même métaphore ou un même adage. Dans l’oralité, parler, ce n’est pas seulement dire, c’est agir, interagir : le langage est plus fécondant ici dans que l’écriture. Quand Kocc dit « Buur du mbokk », la formule est manifestement et volontairement ambivalente, équivoque. « Buur », roi ou État est effectivement transcendant par rapport aux relations parentales et amicales. Cette formule est peut-être même la plus belle définition de la république : l’État n’appartenant à personne est donc commun à tous, parce que ses institutions transcendent inévitablement les liens de promiscuité. Un État fondé sur la promiscuité ou rongé par elle ne saurait être viable. La préséance et la prééminence des institutions sur les individus et leur famille sont la garantie de la pérennité d’un État, serait-il un royaume.

 

Mais ironiquement cette formule pourrait aussi signifier que la position de pouvoir exige fatalement l’ingratitude de celui qui en est le dépositaire vis-à-vis de ses parents et amis. Ces derniers devraient donc faire preuve de retenue républicaine envers le pouvoir. Réalisme politique ou cynisme moral, cette formule interpelle notre rapport au pouvoir dans un pays où la flagornerie et les procédés laudatifs font souvent perdre la raison aux « rois ». « Buur du mbokk » veut dire « mbokk amul cib nguur » (pas de parenté dans l’exercice du pouvoir) : c’est une maxime de sagesse citoyenne adressée à tous ceux qui seraient tentés de profiter de leurs relations de proximité avec le « roi » pour avoir des faveurs indues. Le pouvoir devrait être impersonnel, équitable, affranchi de toute forme de compromission.

 

On pourrait appliquer la même analyse à tous les aphorismes de Kocc, notamment à celui qui proclame une vérité logique universelle : « niax mu wow mënna lakk bu tooy » (le mal peut contaminer le bien, le faux mettre en péril ou néantiser le vrai, le vice pervertir la vertu, etc.). La relation contradictoire entre le vrai et le faux ; entre le bien et le mal ; entre le juste et l’injuste ; entre le beau et le laid se trouve ici formulée par une parabole qui fixe ou « écrit » oralement une pensée logique et qui oblige la pensée, la discussion, la dialectique. Contrairement à la logique binaire qui oppose le vrai et le faux, cette formule nous incite à voir le caractère dialectique de la vie, des relations sociales et peut-être même de la pensée elle-même. Quand Hegel dit que « La dialectique est le mouvement rationnel supérieur, à la faveur duquel des termes en apparence séparés passant les uns dans les autres spontanément, en vertu même de ce qu’ils sont, l’hypothèse de leur séparation se trouvant ainsi éliminée », il ne dit pas une pensée étrangère à celle que Kocc exprime par cet aphorisme. Si le vice peut contaminer la vertu, ce n’est pas seulement parce qu’ils se fréquentent sous la forme incarnée d’hommes et de femmes, c’est surtout parce qu’on ne peut penser le vrai sans le faux, la vertu sans le vice. Le sel est dissous dans l’eau, mais elle le conserve sous une autre forme : il suffit de la goûter pour s’en convaincre. Si toute vertu est altérable par le contact avec le vice, c’est certainement parce que l’un et l’autre ne sont pas si étrangers que le pense la conscience commune. La frontière entre les deux est donc poreuse si bien que « les plus grandes âmes sont capables des plus grands vices aussi bien que des plus grandes vertus » comme l’a si bien dit Descartes.

 

Bref, l’objectif de ce texte n’était guère de prouver l’existence d’une quelconque philosophie chez Kocc Barma ( peut-être même qu’il se serait royalement moqué d’une telle forme de pensée) mais plutôt de montrer que les catégories de la pensée, les structures de la pensée rationnelle sont permanentes, universelles, partout présentes. Que la façon d’énoncer le SENS soit la philosophie, la science, le conte ou le mythe : peu importe, pourvu que dans toutes ces formes, l’esprit humain cherche à donner un sens à l’existence, à comprendre le réel et à se donner les moyens de le changer.

 

Alassane K. KITANE

 


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