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Afrique

Yves Aubin de La Messuzière : « Le malheur arabe se nourrit de conflits qui n’en finissent pas »

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Ce diplomate arabisant a été en poste notamment à N’Djamena, à Bagdad et à Tunis.

Observateur avisé du Maghreb et du Moyen-Orient depuis quarante ans, l’ex-ambassadeur français nous expose sa vision du grand chambardement en cours dans la région.

Le grand chambardement. Tels sont les termes choisis par Yves Aubin de La Messuzière, diplomate de carrière, arabisant, observateur depuis quarante ans du Maghreb et du Moyen-Orient, pour qualifier, dans un livre paru en octobre, les événements survenus dans cette région depuis les révolutions de 2011.

Une analyse mesurée qui recourt à l’histoire aussi bien qu’à la sociologie et à la géopolitique pour faire la radiographie d’un monde arabe fracturé et qui n’en finit pas de se déchirer. Entre deux voyages à Tunis, où il était ambassadeur entre 2002 et 2005, expérience dont il a tiré un livre en 2011, il nous expose sa vision de ce chambardement.

Jeune Afrique : Quels enseignements tirez-vous de votre longue expérience du monde arabe ?

Yves Aubin de la Messuzière : Il vaudrait peut-être mieux parler des mondes arabes, structurés en trois zones. Un pôle de stabilité qui est le Maghreb central, constitué de la Tunisie, de l’Algérie et du Maroc, des pays qui ont certes leurs problèmes et le désordre libyen à l’est mais qui, chacun pour différentes raisons, restent stables. Il y a le pôle du Golfe, avec ses ressources considérables, qui se montre aussi soudé que la Ligue arabe est délitée, comme on l’a vu avec l’intervention conjointe à Bahreïn, en 2011, et la coalition en guerre au Yémen.

Ce pôle-là a vu la puissance basculer en sa faveur à partir de 1990, quand l’Irak de Saddam Hussein, aux moyens considérables, s’est effondré, quand l’Égypte des dernières années Moubarak s’est effacée diplomatiquement et quand la Syrie a sombré dans la guerre. La puissance arabe est maintenant dans le Golfe. Enfin, la Syrie, l’Irak et le Liban constituent le troisième pôle, un pôle dont l’instabilité risque d’être durable.

Dans ces « chambardements », vous distinguez la « singularité tunisienne »…

La Tunisie fait face à un double défi, économique et sécuritaire. Sur le premier point, la conférence des investisseurs semble avoir porté ses fruits. Sur le second, des mesures ont été prises, notamment aux frontières. Mais, pour l’essentiel, on constate que la démocratie est bien installée, des élections transparentes ont été organisées, et il s’est mis en place une forme de cohabitation politique qui fonctionne plutôt bien.

Il y a eu l’adoption d’une Constitution unique dans le monde arabe, qui évoque la liberté de conscience et de croyance, parle de citoyens et de citoyennes, désigne l’État comme État civil et ne cite pas la charia, laquelle est source unique ou principale du droit dans les autres Constitutions arabes (sauf celle du Liban, multiconfessionnel). Ce qui me frappe aussi dans ce pays, c’est sa culture très spécifique du compromis, illustré avec ce quartet étonnant qui a réuni le patronat, le principal syndicat, l’ordre des avocats et la Ligue tunisienne des droits de l’homme (LTDH), quand la transition était menacée, pour trouver une solution.

Ces acteurs de la société civile restent vigilants et mobilisés. Tout n’est pas rose, mais à ce stade la transition démocratique est une réussite, et je vois mal ce qui pourrait la remettre en question, comme c’est le cas en Égypte, où le président Sissi peut être qualifié de « nouveau pharaon ».

Si l’islam politique a réussi dans les urnes, il a échoué au pouvoir

En 2012-2013, le triomphe de l’islam politique dans plusieurs pays du Printemps arabe a-t-il été un bouleversement passager ?

Lorsque sont survenues les révoltes, la société civile, à la pointe des mouvements, n’était pas assez structurée et organisée. Les rares mouvements d’opposition qui subsistaient étaient déconsidérés parce que, survivant au régime, ils en ont été rendus complices. À l’opposé, la répression, qui concernait essentiellement les islamistes, légitimait la résistance de ces derniers.

C’est pour cela que, très rapidement, il y a eu ce premier recours aux islamo-conservateurs, sur le modèle de l’AKP turc. Mais si l’islam politique a réussi dans les urnes, il a échoué au pouvoir et démontré l’incapacité de ses partisans à diriger un pays. Aussi ne vois-je pas de grand avenir pour lui.

Dans le monde arabe, les politiques de Donald Trump et de François Fillon, qui dirigera peut-être la France, ne devraient s’inscrire dans la rupture que sur le dossier syro-irakien – mais une rupture profonde. Que vous inspire la volonté de François Fillon de se rapprocher de Moscou, de Téhéran mais aussi de Damas pour détruire Daesh et protéger les chrétiens d’Orient ?

Concernant la Syrie, François Fillon exprime depuis plusieurs années des vues qui divergent de celles de la diplomatie française pendant le mandat de Nicolas Sarkozy et celui de François Hollande. Il prône la reprise du dialogue avec le régime de Bachar, qu’il qualifie de manière simpliste de « protecteur des chrétiens d’Orient ».

Il prétend même que le maître de Damas aurait le soutien de son peuple ! Il se félicite que Poutine ait décidé d’intervenir pour protéger le régime et s’est abstenu de toute compassion envers les populations d’Alep, victimes des bombardements des aviations russe et syrienne. Toutefois, il est probable que, s’il accédait à la magistrature suprême, François Fillon infléchirait sa position sur le dialogue avec Assad. Il ne peut aller brutalement à l’encontre de la décision prise en conseil européen d’interrompre les relations diplomatiques avec Damas.

Ne faut-il pas rétablir une forme de discussion avec le régime syrien ?

Pour ma part, j’estime inutile de reprendre langue avec le chef de l’État syrien, qui porte une terrible responsabilité dans le drame actuel et qui ne détient plus que les apparences du pouvoir. Le cœur du régime est dorénavant sous l’emprise de l’Iran et ne doit sa survie qu’à l’intervention russe. Par contre, un dialogue franc et sans complaisance avec Moscou et Téhéran est nécessaire pour mettre un terme à la tragédie syrienne.

En Syrie, Poutine semble déployer les méthodes ultraviolentes qui lui ont réussi en Tchétchénie et qui permettent au régime de reconquérir en ce moment Alep, clé de la victoire…

Il ne pourra pas reprendre le contrôle total du pays par la violence. La rébellion est si dispersée qu’il ne pourra pas l’écraser complètement, d’autant que les milices font la loi dans le moindre village. Si la rébellion trouve un deal avec Assad, elle restera présente sous différentes formes, dans de nombreux territoires, avec des armes. Daesh sera à terme vaincu sur le terrain mais n’en disparaîtra pas complètement.

Et il y a les agissements et les intérêts des Turcs, des Saoudiens, des Qataris, des Koweïtiens, et surtout cette rivalité entre Riyad et Téhéran qui se joue au Yémen, mais essentiellement en Syrie. Je vois mal comment l’Arabie saoudite pourrait laisser l’Iran imposer une emprise totale sur la Syrie.

Pour trouver une solution de compromis, il faudrait que tout le monde puisse se réunir autour d’une table et, dans les circonstances actuelles, c’est très difficile. Mais ce n’est pas impossible, parce que Poutine, quand il aura estimé avoir remporté une victoire pour la restauration du prestige de la grande Russie, pourra peut-être alors imposer une solution.

Vous citez en introduction les Considérations sur le malheur arabe, publiées par le Libanais Samir Kassir en 2004. Quelles sont les origines du pessimisme arabe ? La nostalgie d’un âge d’or, d’une unité idéale ?

Oui, c’est le retour de l’Histoire, et les jihadistes en jouent beaucoup. Ainsi, pour l’État islamique, seule compte la période des quatre premiers califes orthodoxes, car ceux des dynasties omeyyade et abbasside – qui étaient pourtant celles de l’âge d’or du monde arabe – n’apparaissent pas dans leur propagande. Nombreux sont les habitants de cette région qui vivent dans une nostalgie amère mêlée d’un grand ressentiment à l’égard de l’Occident, rejetant sur les autres les causes de leur situation.

La perpétuation de la crise palestinienne, l’omniprésence et les interventions à répétition des forces américaines dans la région alimentent beaucoup le phénomène, et l’on rejoint là le complotisme, plus répandu dans le monde arabe qu’ailleurs et qui peut être un tremplin vers la radicalisation jihadiste : tout est manipulation, et seul l’islam salafiste offre la vérité. Il y a aussi l’échec du nationalisme arabe, de toute forme d’union et des guerres contre Israël.

Je consacre un chapitre à la centralité du conflit israélo-palestinien, parce que les éléments d’une solution sont bien connus mais la volonté israélienne fait défaut. Le malheur arabe se nourrit aussi de ces conflits qui n’en finissent pas. La crise palestinienne sera centenaire en novembre 2017, trouvant son origine dans la déclaration Balfour de 1917, et Mahmoud Abbas a récemment exigé, au cours d’un sommet arabe, des excuses de la Grande-Bretagne pour cette déclaration. Un autre retour de l’Histoire.



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