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Politique

Albert BOURGI, professeur à l'université de Reims : ‘La période de la recomposition politique est ouverte au Sénégal’

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Albert BOURGI, professeur à l'université de Reims : ‘La période de la recomposition politique est ouverte au Sénégal’
Une élection au premier tour est toujours porteuse de soupçon dans une démocratie moderne, y compris lorsque le président sortant est candidat à sa propre succession. Une victoire au premier tour, surtout dans nos pays africains, garde un parfum de parti unique. Le président Wade s’en était lui-même suffisamment plaint dans le passé. Ainsi parle le professeur des universités et spécialiste des relations internationales, Albert Bourgi. En analysant la situation politique au Sénégal au sortir du scrutin présidentiel du 25 février dernier, l'universitaire en tire un autre enseignement, à savoir que la période de la recomposition politique est désormais ouverte au Sénégal. Dans cette première partie de l'entretien qu'il nous a accordé, il est également revenu sur les relations entre la France et l'Afrique.

Wal Fadjri : A la lumière de la crise ivoirienne, peut-on dire que l’influence française en Afrique est en perdition ?

Albert Bourgi : La crise ivoirienne a incontestablement modifié l’esprit des relations entre la France et l’Afrique. Il y a un avant et un après Côte d’Ivoire. Ce qui s’est passé dans ce pays aura, sans doute, une incidence aussi bien du côté africain que français. Du côté africain, les opinions africaines se sont révélées être de plus en plus en rupture avec les positions défendues par leurs propres dirigeants. Du côté français, ce qui s’est passé au cours de ces cinq dernières années doit interpeller les dirigeants pour savoir ce qui s’est véritablement passé en Côte d’Ivoire. Il est évident que l’évolution actuelle de la situation en Côte d’Ivoire a montré que la présence militaire française n’a pas été à la hauteur de la qualité des rapports entre la France et l’Afrique. Il y a eu des égarements plutôt pervers, qui conduisent à dire que la France n’a plus la place et le rôle qu’elle pouvait escompter et qu’il lui faut, de toute urgence, s’adapter aux nouvelles réalités du continent et à la volonté des populations africaines de s’affranchir définitivement de la tutelle de l’ancienne puissance coloniale.

Wal Fadjri : Mme Gbagbo s’est réjouie du départ de Jacques Chirac. Que peut-elle attendre de Sarkozy ?

Albert Bourgi : Mme Gbagbo, comme tout autre responsable politique dans le monde, est libre d’exprimer son opinion sur n’importe quel événement. Elle a très certainement ses raisons. Mais par delà cette réaction d’une responsable politique, il est de plus en plus essentiel que les Africains deviennent maîtres de leur destin. Il appartient aux pouvoirs africains de se donner les moyens d’avoir, eux aussi, des relations normales, institutionnelles, d’Etat à Etat, y compris avec l’ancienne puissance coloniale. Sans doute que Chirac n’a pas fait de cadeau à la Côte d’Ivoire et, jusqu’à la fin de son mandat, il a tenté sans résultat et contre la volonté de la majorité des Ivoiriens d’imposer sa vision politique et d’écarter Laurent Gbagbo.

Wal Fadjri : Pour en venir aux questions sur la politique sénégalaise. Une bonne partie de l’opinion attendait un deuxième tour au Sénégal le 25 février dernier. Voilà que le président sortant, Abdoulaye Wade, rafle la mise dès le premier tour. Quelle lecture en faites-vous ?

Albert Bourgi : Comme beaucoup d’autres, j’ai été surpris par la victoire au premier tour du président sortant. A mes yeux, elle ne reflète pas le pluralisme de la société sénégalaise et l’enracinement des idées portées par quelques-uns des adversaires d’Abdoulaye Wade qui sont par ailleurs des leaders de partis bien ancrés dans le paysage politique et ayant une implantation nationale. Mais par-delà ces considérations partisanes, une élection au premier tour est toujours porteuse de soupçon dans une démocratie moderne, y compris lorsque le président sortant est candidat à sa propre succession. Ce dernier a beau avoir eu accès à tous les moyens de l’Etat et entretenir un clientélisme à grande échelle, il avait à affronter pas moins de douze candidats. Une victoire au premier tour, surtout dans nos pays africains, garde un parfum de parti unique. Le président Wade s’en était lui-même suffisamment plaint dans le passé. Le paradoxe, c’est que cette victoire et les controverses qui l’ont suivie, ont sérieusement écorné l’image de la démocratie sénégalaise. Je ne veux pas aller plus loin parce que chacun d’entre nous a, sans doute, une idée de la façon dont cette élection a été organisée. Chacun d’entre nous a son opinion sur le sens politique qu’il faut donner à cette victoire d’Abdoulaye Wade. Cela étant, je crois qu’il faut se garder de tirer trop de conclusions hâtives de cette élection au premier tour et croire que le pouvoir peut faire tout ce qu’il veut, qu’il a avec lui l’écrasante majorité des Sénégalais. Attention, la prudence s’impose toujours, y compris lorsqu’on gagne au premier tour. Abdou Diouf a gagné au premier tour en 1988 et en 1993 et, pourtant, la gestion de l’Etat n’a pas été un long fleuve tranquille...

Wal Fadjri : L’opposition accuse le président Wade d’avoir triché aux élections présidentielles de février 2007. Ne pensez-vous pas qu’elle doit faire sa propre introspection pour savoir où elle a péché au lieu d’accuser tout le temps le pouvoir ?

Albert Bourgi : Les partis d’opposition ont accusé le pouvoir en place, mais ils ne font rien d’autre que ce qu’a fait Abdoulaye Wade entre 1978 et 1993 et de manière certainement plus véhémente. Tous sont dans leur rôle et ils ont des raisons de le faire. La contestation est consubstantielle à la démocratie et à la liberté d’expression. Mais elle ne dispense pas les partis d’opposition d’aller au-delà des irrégularités qu’ils ont constatées dans l’organisation et le déroulement du scrutin présidentiel et de revoir le bien fondé de leur stratégie électorale. Je me garderai depuis Paris de m’ériger en donneur de leçons, mais je suis convaincu que chacun des responsables des formations d’opposition est soucieux d’analyser toutes les causes de leur échec et d’agir dans le sens de l’intérêt national. Mais tout cela n’absout pas le pouvoir de sa responsabilité dans le climat d’arrogance qui prévaut dans le pays.

Wal Fadjri : Durant ces élections, la gauche traditionnelle a eu moins de 5 %, alors qu’elle est là depuis plus de trente ans, contrairement à Idrissa Seck qui a recueilli 15 %, prenant la tête de l’opposition. Comment analysez-vous la recomposition politique après ce scrutin ?

Albert Bourgi : Après chaque élection présidentielle, on se pose toujours la même question, celle de savoir si l’on ne va pas assister à une recomposition du paysage politique. Elle aura certainement lieu, mais pas nécessairement au profit du parti au pouvoir. Quant aux scores des partis de gauche, ils peuvent surprendre, mais il serait erroné d’en tirer des conclusions trop hâtives. La prégnance de leurs idées est extrêmement forte dans le pays. Dire que l’extrême gauche ou la gauche traditionnelle sénégalaise risque de disparaître de la scène politique, c’est méconnaître les vrais ressorts de la vie politique nationale. La période de la recomposition politique est désormais ouverte. Les dirigeants politiques de l’opposition le savent. Laissons-leur le temps de réfléchir à cela et peut-être d’imaginer une nouvelle organisation politique, une autre façon de nouer des alliances pour s’opposer au pouvoir en place.

Wal Fadjri : Une partie de l’opposition boycotte les élections législatives. Est-ce que politiquement, elle a raison de le faire ?

Albert Bourgi : Le boycott n’est jamais une décision facile à prendre. Si les partis d’opposition ont décidé de boycotter les élections législatives, c’est qu’ils ont, sans doute, leurs raisons. La politique de la chaise vide n’est pas en soi quelque chose de facile à gérer surtout pour des partis assurés d’avoir des élus. Mais pouvaient-ils faire autrement face à un parti au pouvoir qui n’a jamais laissé entrevoir une porte de sortie ? Il n’est pourtant pas sûr que le pouvoir en place en tire profit, surtout en termes d’image tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays. Le spectacle d’une Assemblée nationale monocolore renverrait le Sénégal trois décennies en arrière.

Wal Fadjri : Pour parler maintenant des relations entre la France et l'Afrique à la lumière des changements intervenus avec l'élection de Nicolas Sarkozy, quel accueil sera réservé par les dirigeants africains au gouvernement français ?

Albert Bourgi : On est ici dans le domaine des relations d’Etat à Etat. Les chefs d’Etat africains ne peuvent pas s’ingérer dans la politique intérieure de la France. Sans doute que certains d’entre eux seront amenés à porter un jugement sur tel ou tel aspect de la politique française. Mais ici comme dans les relations internationales en général, la prudence est de mise, même si l’on ne peut pas exclure certaines réactions par les canaux diplomatiques. On ne peut pas imaginer l’expulsion d’immigrés ressortissants de tel ou tel pays sans que le dirigeant concerné ne s’exprime là-dessus. C’est vrai que dans ce domaine, ils sont plutôt prudents. Ils sont beaucoup plus ancrés dans le silence qu’ils ne sont enclins à s’exprimer, encore moins à poser un certain nombre d’exigences. Cela tient aussi, parfois, à des comportements de soumission chez certains dirigeants. Cela dit, l’Afrique doit être en mesure de s’organiser et d’opposer le cas échéant une riposte collective. Ce n’est qu’à cette condition qu’ils peuvent être entendus.

Wal Fadjri : L’autre volet des relations franco-africaines, c’est la coopération militaire avec les bases militaires françaises en Afrique. Et c’est Hervé Morin qui hérite du ministère de la Défense. En tant que centriste, son arrivée aura-t-elle des incidences dans les rapports militaires entre la France et les pays africains concernés ?

Albert Bourgi : En matière de présence des bases militaires françaises en Afrique, le ministre de la Défense n’a pas son mot à dire. Cela relève, cette fois-ci, directement du président de la République. Il me semble avoir entendu Nicolas Sarkozy dire que concernant le maintien des bases militaires, il n’a pas d’idée préconçue. L’évolution normale des choses devrait tendre vers la suppression de ces bases françaises. Le maintien de ces bases est le résidu des anciens rapports coloniaux. Cela n’a plus de sens politique. Ce n’est même pas militairement utile. Tout le monde sait que si la France veut intervenir dans tel ou tel pays pour protéger ou évacuer ses ressortissants, elle en a les moyens avec une force d’intervention rapide qui peut se déployer à tout moment et en quelques heures, à partir du territoire français. A mon sens, le maintien des bases françaises a une connotation exclusivement politique. Elle est le signe de la rémanence des rapports entre la France et l’Afrique. C’est le signe le plus significatif de cette espèce d’obsession néocoloniale à vouloir se donner les moyens, en l’espèce, de pouvoir peser, si besoin en est, sur le cours des événements.

Wal Fadjri : Certains justifient cette présence militaire par les énormes intérêts économiques de la France en Afrique. N’est-elle pas une source de sécurité non seulement pour ses ressortissants, mais aussi pour ses investissements ?

Albert Bourgi : Je crois plutôt que c’est le contraire. La présence de ces bases peut entraîner des sentiments d’hostilité à l’égard de la France. Cette présence militaire a une trop grande visibilité politique dans certains pays africains. Celle-ci peut être nocive pour l’image de la France et préjudiciable à la préservation des intérêts des entreprises françaises en Afrique. La suppression des bases militaires ne changera donc rien. La présence des bases françaises n’est certainement pas une des conditions de la préservation de l’influence française en Afrique. Au contraire, la présence de ces bases est de plus en plus ressentie par l’opinion publique africaine comme une atteinte à la souveraineté des pays du continent. L’accroissement des intérêts économiques américains et chinois en Afrique observé au cours des dernières années n’a strictement rien à voir avec une quelconque présence militaire.

Wal Fadjri : Mais les Américains sont en train de venir s’installer militairement en Afrique. Est-ce que ce n’est pas trop de demander à la France que d’évacuer ses bases alors que ses concurrents frappent à la porte de l’Afrique ?

Albert Bourgi : La différence, c’est que la France est une ancienne puissance coloniale. Cela ne veut pas dire que la présence américaine est acceptable. Elle n’est pas acceptable. Pour le cas de la France, ce sont des bases qui sont là depuis la période coloniale. De l’époque coloniale à l’indépendance, il s’est passé une cinquantaine d’années. Est-ce qu’il ne faudrait pas trouver une autre forme de coopération militaire que le stationnement permanent et inévitablement ostentatoire de troupes françaises ?

Wal Fadjri : L’autre argument que certains observateurs brandissent, c’est l’incidence financière que cette présence militaire a sur l’emploi au niveau local…

Albert Bourgi : Mais l’incidence économique est mineure. Les bases fonctionnent, un peu, en autarcie. Cela ne veut pas dire que les militaires français ne circulent pas et ne dépensent pas d’argent. Mais l’argument financier, aussi fondé soit-il, pèse de peu de poids face aux exigences politiques qui plaident pour un démantèlement de bases françaises.

Wal Fadjri : Comment procéder à la suppression de ces bases quand on sait que les Français attendent qu’on leur demande de partir alors que les dirigeants africains sont muets sur la question ?

Albert Bourgi : Le jour où la France décidera de partir à la demande des Etats africains, les choses seront certes simplifiées, mais on peut également imaginer que la France en prenne l’initiative dans le cadre d’une politique mieux adaptée à la nouvelle donne en Afrique. Regardez le démantèlement des bases françaises en République centrafricaine dans les années 1990. Il s’est fait tranquillement et cela n’a pas empêché la France d’intervenir militairement par la suite et tout récemment encore pour soutenir le ‘soldat’ Bozizé et assurer la survie politique de son régime. Bon gré mal gré, la présence des bases françaises est toujours associée à des interventions militaires qui ne sont rien d’autre que des opérations de maintien de l’ordre ! Qu’est-ce qui empêcherait les dirigeants français qui seraient, eux aussi, enclins à repenser leurs rapports avec l’Afrique, de se poser la question de savoir s’il ne serait pas opportun politiquement de retirer cette présence permanente ?

Wal Fadjri : Mais on sait qu’il existe des lobbies militaires français et des dirigeants africains qui s'opposent à cette suppression…

Albert Bourgi : C’est vrai que l’armée française, à elle seule, constitue un groupe de pression très important. Une partie de l’armée ne veut pas envisager de retrait le plus souvent au nom d’intérêts matériels purement et simplement corporatistes. Il est bon de faire un séjour de quatre mois et de vivre de manière plus agréable que d'être dans les casernes en France, qui plus est, avec des avantages matériels et financiers à la clé, une plus grande garantie d’avancement. Mais ces intérêts catégoriels ne doivent pas avoir leur place dans la définition d’une politique prenant en compte l’intérêt national. C’est vrai qu’il y a aussi des dirigeants africains qui pensent être à l’abri de quoi que ce soit en ayant une présence militaire française sur place. Mais les évènements de Côte d’Ivoire ont montré qu’il peut y avoir une présence militaire permanente sans pour autant que le soutien au régime en place ne soit garanti, bien au contraire. D’autant plus que les dirigeants français disent que les accords de défense ne peuvent pas recevoir d’application automatique.



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