-Nouvelle-
En ces temps à jamais révolus, la première visite aux futurs beaux parents était une épreuve redoutable. Un prétendant pouvait y perdre dulcinée et honorabilité à jamais, lorsque par mégarde il perdait « sago »- retenue, sens de la mesure.
Pour sa première visite à Kër Jegaan ou demeurait la belle Dibor, Sémou avait choisi le compagnonnage de Ndiome, son meilleur ami. Par décence et pudeur, la tradition voulait qu’avant mariage, l’on soit lesté d’un témoin. Au Saloum, ce genre d’ami était connu sous le nom de ndiig, celui avec lequel on triomphe ou périt ensemble.
Le soleil entamait sa course lorsqu’ils arrivèrent à Kër Jegaan. C’était un lundi, jour de relâche, en pays sérère. Personne dans les champs.
Dibor qui s’en revenait des bois où elle avait mené paître les chèvres de la concession familiale aperçut les voyageurs. Elle courut se réfugier à la maison. Une jeune fille ne devait jamais être vue hors du foyer, en présence d’hommes étrangers. Et Dibor savait qu’en guise d’introduction, ses parents lui demanderont d’apporter à boire.
Rien qu’à la façon de se faire servir, un prétendant présume s’il est dans les bonnes grâces de ses futurs beaux parents sa dulcinée et conséquemment de celles de sa dulcinée s.
Sur une natte étalée au milieu de la cour, Sémou présenta ses cadeaux-« sërica »: cinq miches de pain, un paquet de cola et trois sachets de biscuits.
-Dibor, de l’eau à nos hôtes ! Lança le père.
La jeune fille arriva presque aussitôt, tenant des deux mains un pot en plastique qu’elle offrit en s’agenouillant; d’abord à Ndiome puis à Sémou. Les deux amis se sourirent à la dérobée. Chacun exprimait dans le regard de l’autre, la promesse d’une conduite sans écart, jusqu’au terme de leur séjour-test. Plutôt mourir que laisser une mauvaise « parole de derrière ». Le maître de maison les fit installer dans une case et s’en alla immoler le cabri de bienvenue. Dibor déposa furtivement un encensoir au milieu de la case et disparut. On était loin du repas de la mi-journée mais il fallait rester digne. Les deux amis, sous l’effet de la faim et des volutes d’encens, somnolaient entre deux propos.
Dibor revint avec une calebasse de « fonde »-bouillie de mil toute fumante qu’elle offrit à nos conquérants, en attendant le vrai repas. Ndiome et Sémou se levèrent sans hâte comme pour faire accroire le sentiment qu’ils se passeraient bien de ce trompe-la faim.
La jeune fille leur remit à chacun une cuillère en bois-« koog » puis, selon l’usage, goûta la première avant d’inviter ses convives:
-Ne vous gênez surtout pas, vous êtes chez vous…
Semou, y alla, d’abord tout doucement, à petits coups accompagnés, chaque fois, d’un léger bruit de succion pour refroidir la bouillie. Ndiome l’imitait…
La bouillie se révéla délicieuse; l’estomac se réveilla, Sémou s’enhardit, son esprit se troubla, la cuillère plongea au fond de la calebasse. Plus de « Sago »-retenue… ! Il avala, d’un coup, une pleine cuillerée! La coulée brûlante lui laboura le gosier. Son corps se raidit, une sueur perfide rendit compte du ravage. Si le prétendant retint de justesse le hurlement qui l’eût trahi, il ne put rattraper, hélas, les deux grosses larmes qui dévalaient ses joues. Ndiome les vit. Dibor les vit. Regards étonnés qui vinrent croiser celui fuyant de Sémou, dans une muette interrogation. Sémou, sans désemparer, lâcha après un reniflement :
-Cette bouillie vient de me rappeler douloureusement Maam Ndéw, grand-mère, morte l’hivernage dernier. C’était son plat préféré…Pardonnes- moi Dibor de n’avoir su retenir mes larmes.
Ndiig-Ndiome qui jusque là mangeait assez timidement, voulut profiter de la diversion et avaler, à l’insu de tous, un bon coup de « fonde ».... Mal lui en prit. Il hurla proprement de douleur : - Wóy Maam ! Oui, je me rappelle…
Des êtres aussi sensibles…Dibor pleura de bonheur.
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